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10.2.  L'évolution séparée des notions de matière et d'esprit dans l'architecture du 1er super-naturalisme :

 

Comme on vient de le faire pour la peinture et la sculpture, on envisage cette évolution étape par étape pendant les deux phases de super-naturalisme puis pendant la phase de prématurité.

 

Pour la 1re étape du 1er super-naturalisme, on revient sur la façade sur rue du palais Rucellai de Florence conçu par l'architecte Leon Battista Alberti, façade que nous avions envisagée au chapitre 7 à titre d'exemple de l'option M dans sa version analytique.

 

 


Alberti : façade sur rue du palais Rucellai de Florence, Italie (1446-1451)

Source de l'image :http://nyitarch161.blogspot.com
/2016/12/palazzo-rucellai-firenze-italy-1446.html

 

 

Ce classement dans l'option M se justifiait pour la raison que cette architecture confronte deux façons de construire, l'une qui empile les pierres taillées les unes à côté des autres et les unes sur les autres pour produire une surface murale continue, l'autre qui utilise des pilastres très écartés les uns des autres soutenant des entablements continus. Il va de soi qu'il s'agit d'une sorte de trompe-l'œil, puisque ces pilastres sont eux-mêmes réalisés en pierre de taille et que c'est seulement le dessin de leurs joints qui produit cet effet d'imbrication de deux systèmes constructifs.

Comme on l'a vu, cette confrontation de deux techniques était destinée à suggérer une différence entre une mise en œuvre semblant « purement matérielle », puisque consistant à simplement empiler des pierres, et une mise en œuvre par pilastres et entablements évoquant l'Antiquité et faisant donc appel à la mémoire historique qui est une propriété de l'esprit.

Si l'on met de côté cette confrontation de techniques et que l'on s'attache seulement aux effets qui en résultent, on doit conclure que la séparation des deux techniques se double d'une séparation des effets visuels.

Pour ce qui la concerne, la surface en pierres de taille de grandes dimensions met en valeur ce matériau et suggère que l'intérieur du bâtiment est protégé par une solide masse matérielle continue et compacte, tandis que pour sa part la technique des pilastres portant des bandeaux utilise un système croisé de formes linéaires verticales et horizontales qu'il est facile de lire « du bout des yeux », et donc seulement avec son esprit, sans avoir besoin d'intégrer en soi la pesanteur matérielle impliquée par la lecture de la surface en pierres appareillées. Dans cette lecture purement linéaire et seulement du bout des yeux, on peut inclure la lecture des colonnes verticales qui séparent les baies jumelées ainsi que la lecture des traits horizontaux que dessinent les linteaux soutenant les oculus en demi-cercle.

Comme on l'a vu avec la peinture, à la première étape du 1er super-naturalisme la matérialité est portée par l'effet de centre/à la périphérie. Cet effet se manifeste ici de trois façons. D'une part, dans le cadre de la maçonnerie par pierres taillées individuelles empilées les unes sur les autres, le contour matériel bien visible de chaque pierre fait de chacune un centre d'intérêt visuel bien repérable qui est entouré sur toute sa périphérie de centres visuels semblables. D'autre part, et à plus grande échelle, les arcs appareillés qui cernent le haut de chaque double-fenêtre correspondent eux aussi à des centres visuels bien repérables entourés de centres visuels semblables. Enfin, notre perception est déstabilisée par la concurrence entre les deux techniques de construction matérielle utilisées, celle en pierres appareillées et celle par pilastres et entablements, car on ne sait jamais comment aborder cette façade, de quelle façon la percevoir et de quelle façon elle se soutient.

Les formes que notre esprit lit « du bout des yeux » produisent quant à elles des effets d'entraîné/retenu. Notre regard est en effet entraîné à lire à toute vitesse les bandes horizontales hautes et basses des entablements, tandis que l'examen des figures sculptées occupant leur zone centrale et celui des chapiteaux qui les portent retient notre attention de place en place. Il est également entraîné à parcourir des yeux très rapidement les bandes verticales des pilastres, car elles sont bien lisses, bien droites, bien dénudées, mais il est systématiquement retenu en haut de ces pilastres lorsqu'il bute contre un chapiteau. À plus petite échelle, le même effet de lecture rapide d'un jet vertical butant sur un chapiteau se produit sur chaque côté et dans le centre des baies géminées, et notre regard se laisse aussi entraîner à lire rapidement les linteaux horizontaux de ces fenêtres avant de buter sur l'une ou l'autre de leurs extrémités où il est alors retenu. De la même façon, s'il peut lire rapidement le tracé en demi-cercle des petites arcades qui surmontent chaque vantail de fenêtre, il se fait brutalement interrompre à leurs extrémités lorsqu'il bute sur le linteau. Enfin, la présence de ce linteau qui sépare la partie principale de chaque fenêtre de la petite arcade qui la surmonte génère un autre effet d'entraîné/retenu : lorsqu'on se laisse entraîner à lire que l'imposte arrondie au-dessus de chaque fenêtre forme avec elle une baie continue terminée par un arrondi, on en est retenu par la présence du linteau qui nous entraîne plutôt à lire un couple de baies rectangulaires surmonté par un couple d'impostes arrondies.

On en vient à l'effet d'ensemble/autonomie qui différencie les notions de matière et d'esprit. Comme on l'a déjà vu la disposition d'ensemble de la façade résulte de la combinaison de deux systèmes constructifs différents emboîtés l'un dans l'autre, l'un qui correspond à la notion de matière solide et pesante, l'autre qui est lu « du bout des yeux » par notre esprit qui y lit également une réminiscence historique permise par sa mémoire des styles antiques. Cet effet d'imbrication de systèmes constructifs différents, et donc autonomes, est l'effet qu'ils font d'ensemble, un effet qui sert donc précisément à différencier ce qui relève d'un effet de matière et ce qui relève d'une lecture propre à l'esprit.

Les deux notions font ensemble des effets d'un/multiple, et cette façade est par ailleurs dominée par un effet de relié/détaché, deux effets déjà envisagés au chapitre 7.

 

 

 


Façades sur rue du palais Strozzi à Florence

Source de l'image : https://fr.wikipedia.org/wiki/Palais_Strozzi

 

 

Au chapitre 7, cette fois dans le cadre de l'option M/e, nous avions analysé les façades sur rue du palais Strozzi de Florence, lesquelles ne confrontent pas deux techniques constructives emboîtées l'une dans l'autre mais proposent une concurrence visuelle équilibrée entre la massivité d'ensemble d'un cube appareillé en grosses pierres bien individualisées et des bandeaux horizontaux saillants qui séparent les étages et auxquels s'ajoute une corniche horizontale débordant nettement du haut de la façade.

Comme au palais Rucellai, la construction matérielle massive en pierres appareillées implique un effet de centre/à la périphérie puisque chaque pierre s'y offre comme un centre d'intérêt visuel entouré sur toute sa périphérie de centres visuels semblables.

Pour leur part, les trois grandes horizontales en saillie des bandeaux et de la corniche sont lues par l'esprit qui est entraîné à les suivre des yeux du fait de leur caractère lisse et « rapidement lu ». Entraîné par ce type de lecture, notre esprit tente de lire de la même façon la surface courante des façades, c'est-à-dire en y glissant un œil rapide, mais son morcellement en pierres bien coupées les unes des autres nous retient d'une telle lecture, tout comme les fréquentes interruptions du regard imposées par les coupures des fenêtres et par le rayonnement des claveaux de leurs arcades qui attire notre attention de façon répétée. Et sans oublier que la concurrence que se font les trois longues horizontales en saillie dont l'impact visuel est comparable nous retient de lire l'une plutôt que l'autre : ce qui relève de l'esprit implique donc de plusieurs façons un effet d'entraîné/retenu.

Les deux effets que l'on vient d'envisager, celui de la matérialité massive des pierres appareillées et celui de la lecture rapide des lignes horizontales captant l'attention de notre esprit, sont deux effets très autonomes, chacun spécialisé, soit dans ce qui relève de la matérialité du bâtiment, soit dans ce qui intéresse notre esprit, et ces deux effets se combinent de façon cohérente pour faire ensemble les façades sur rue du bâtiment. C'est donc là encore un effet d'ensemble/autonomie qui sert à porter la différence entre les notions de matière et d'esprit.

 

 


 

Filippo Brunelleschi : la nef de l'église Santo Spirito de Florence, Italie (vers 1444)

Ci-dessus, depuis l'intérieur de la nef, ci-contre, depuis un bas-côté

Sources des images : https://www.masterfile.com/image/fr/700-06334723 et : L'Histoire de l'Art, Alpha Éditions (1977)


 

Autre exemple pour la première étape et pour l'époque dite de la première Renaissance, une architecture qui cette fois n'a pas été examinée au chapitre 7 : l'intérieur de la nef de l'église Santo Spirito de Florence, conçue vers 1444 par l'architecte Filippo Brunelleschi (1377-1446). Son aspect le plus original est son système d'arcades arrondies rebondissant sur des colonnes et recoupées par des tailloirs très saillants nettement détachés au-dessus des chapiteaux.

Le mur au-dessus de ces arcades se présente comme une surface matérielle pesante transmettant son poids aux arcades qui, pour leur part, reportent cette charge sur le haut des colonnes qui les transmettent à leur tour jusqu'au sol. Ces arcades, grâce au relief de la bande qui les dessine, et grâce à leur couleur sombre qui tranche avec la couleur blanche du mur, soulignent la présence de la périphérie inférieure de ce mur. Par leur continuité lisse et leurs rebonds sur les colonnes, elles suggèrent ainsi que l'équilibre matériel du mur est réparti sur toute cette périphérie, ce qui relève d'un effet du centre/à la périphérie dont le principe est précisément que « le centre d'équilibre est réparti sur toute la périphérie ». Par ailleurs, la répétition du rebond des arcades fait que les tailloirs des chapiteaux qui reçoivent ces charges matérielles constituent chacun un centre d'intérêt visuel qui est entouré sur toute sa périphérie de centres d'intérêt semblables, ce qui est un autre aspects de l'effet de centre/à la périphérie et qui vaut aussi pour les arcades des bas-côtés supportant des voûtes.

En contraste avec les effets matériels que l'on vient de décrire, notre esprit est spécialement attiré et captivé par plusieurs lectures qui relèvent toutes d'un effet d'entraîné/retenu. La plus simple correspond au jet vertical des colonnes lisses que notre regard se laisse entraîner à lire avec facilité avant qu'il ne bute sur le chapiteau qui le retient brutalement de continuer plus haut. Une autre lecture « du bout des yeux » est celle du bandeau horizontal qui court au-dessus des arcades et dont l'aspect lisse nous entraîne à le suivre sans interruption et avec vélocité, et tandis que nous sommes ainsi entraînés sans retenue à suivre des yeux ce bandeau horizontal, par différence notre regard ne cesse d'être retenu lorsqu'il suit le rebond des arcades qui le force à rebrousser chemin chaque fois que nous butons sur le tailloir d'un chapiteau. Enfin, il y a la lecture de ces tailloirs qui, en coupant le bas des arcades, empêchent de lire leur continuité avec les colonnes auxquelles elles transmettent pourtant le poids du mur : nous sommes entraînés à lire que le dessin des arcades forme une continuité avec le chapiteau qui les reçoit, puis avec le fût des colonnes, mais nous en sommes retenus par la présence de ces tailloirs qui coupent cette continuité.

À cette étape, c'est à l'occasion d'effets d'ensemble/autonomie que se différencient les effets matériels et ceux qui captivent notre esprit : leur effet d'ensemble est évidemment l'architecture de la nef et de ses bas-côtés, tandis que les effets matériels de la pesanteur des murs et des voûtes sont spécialement pris en charge par les rebonds des arcades que leur couleur foncée fait bien ressortir, et tandis que, par différence, notre esprit est spécialement captivé par le contraste entre les lignes dont la lecture rapide est aisée et les dispositions qui entravent cette lecture.

Au passage, on peut noter que cet exemple est spécialement difficile à analyser car le dessin des arcades qui rebondissent sur les chapiteaux intervient à la fois dans l'effet de matérialité et dans les effets qui captivent notre esprit. Comme toujours, c'est l'incompatibilité d'une lecture analytique avec une lecture synthétique qui permet de garder les deux effets séparés :

 - en tant qu'elles servent à répartir l'équilibre des forces de pesanteur sur toute la périphérie basse du mur, les arcades correspondent à une expression synthétique de l'effet de centre/à la périphérie car nous ne pouvons pas y séparer leur rôle de centre d'équilibre des forces de pesanteur de leur position en périphérie du mur ;

 - en tant qu'elles servent à faire contraste avec la bande horizontale ininterrompue qui les surmonte, elles interviennent dans une expression analytique de l'effet d'entraîné/retenu car nous pouvons cette fois séparer clairement la bande horizontale qui entraîne notre regard à la suivre et les arcades où il est retenu à chacun de leurs rebroussements.

Puisque cet exemple n'avait pas été analysé au chapitre 7, on peut ajouter que les notions de matière et d'esprit font ensemble des effets d'un/multiple qui sont suffisamment évidents pour qu'il ne soit pas besoin de les détailler, et que l'autre effet prédominant est celui de relié/détaché, lui aussi facilement repérable. Le concernant, on ne signalera que l'effet des tailloirs très saillants au-dessus des chapiteaux : ils se relient en alignements horizontaux tout en étant bien détachés les uns des autres, et tout en se détachant visuellement très fortement.

 

 

La deuxième étape du 1er super-naturalisme correspond en Italie à ce qui est souvent qualifié de seconde Renaissance ou de Renaissance maniériste. On revient sur la façade arrière du palais du Te de Mantoue conçu par l'architecte Jules Romain (chapitre 7). On avait montré qu'elle reprenait des dispositions analogues à celles de la façade du palais Rucellai de Florence de l'étape précédente, mais en aggravant d'un cran le contraste entre les notions de matière et d'esprit.

 


Jules Romain : façade arrière du palais du Te à Mantoue, Italie (1525-1536)

Source de l'image : http://manierisme.univ-rouen.fr/spip/?2-1-1-Melancolie-de-la-beaute&id_document=57

 

 

Comme au palais Rucellai deux modes constructifs sont confrontés : l'un accole matériellement des pierres les unes aux autres pour générer une surface murale continue, l'autre use de pilastres et d'entablements rythmés par des triglyphes et des métopes que l'esprit doté de mémoire associe à l'architecture de l'Antiquité. Ces deux modes constructifs se font toutefois contraste de façon plus énergique qu'à l'étape précédente puisque la matérialité de l'aspect de certaines pierres est renforcée par un martelage de leur surface, et puisque l'ordre monumental à l'antique s’enhardit à embrasser d'un seul coup toute la hauteur de l'édifice. La force de leur contraste n'étant d'ailleurs plus compatible avec une cohabitation dans un même plan, ils sont maintenant décalés dans la profondeur. Il est à noter que les grosses pierres des chaînages et linteaux des baies interviennent en tant qu'effets de matière, exacerbés pour cela par le martelage de leur surface et par leurs dimensions colossales induisant un effet de solidité matérielle, mais aussi en tant qu'effets de l'esprit puisqu'elles sont agencées de façon très visiblement géométrique et symétrique.

À la deuxième étape, la notion de matière s'exprime par un effet d'entraîné/retenu. Le mélange des deux systèmes constructifs joue de cet effet, de façon assez semblable bien que toutefois différente de la déstabilisation propre à l'effet de centre/à la périphérie de l'étape précédente : chaque fois que l'on se laisse entraîner à considérer qu'il s'agit d'un mur à la matérialité continue, on en est retenu par la présence des pilastres qui suggèrent qu'il est constitué de points porteurs écartés les uns des autres supportant un entablement horizontal, et chaque fois que l'on se laisse entraîner à considérer que le mur est construit en petit appareil de pierres à la surface lisse et posées en lits horizontaux continus, on en est retenu par la présence des pierres martelées qui font concurrence aux précédentes et qui laissent penser que l'appareillage des pierres est plutôt organisé par empilements verticaux et rayonnants de pierres colossales.

Ce qui relève de l'esprit est porté par des effets d'ensemble/autonomie : le système des pilastres et la modénature des pierres colossales encadrant les baies principales font ensemble un effet monumental à réminiscence historique que repère notre esprit, mais ils le font de manières très autonomes puisque les pilastres utilisent des surfaces verticales parfaitement lisses portant une architrave uniformément rythmée par l'alternance de triglyphes et de métopes, tandis que pour leur part les pierres colossales ont une surface martelée et sont séparées par des joints d'autant plus visibles que les claveaux des linteaux s'avancent progressivement sur l'aplomb du mur. Par ailleurs, autant le système des pilastres et architraves est strictement orthogonal, autant la stéréotomie des pierres colossales combine des agencements verticaux avec des agencements rayonnants.

Les notions de matière et d'esprit se différencient par des effets d'ouvert/fermé : la maçonnerie en appareillage de pierres jointives, que ce soit par lits horizontaux ou par lits rayonnants, génère une surface opaque, fermée, tandis que les pilastres écartés les uns des autres laissent des vides entre eux qui suggèrent une transparence, et donc une ouverture à travers laquelle ils laissent voir la maçonnerie appareillée. La petite maçonnerie jointive matériellement établie en lits horizontaux et la maçonnerie colossale dont les lits verticaux et rayonnants relèvent d'une intention géométrique de l'esprit se différencient également l'une de l'autre par un effet d'ouvert/fermé : si la première ne fait qu'un mur opaque, continu, l'autre sert à percer des ouvertures, et donc à ouvrir le mur. Ce qui vaut aussi pour les autres ouvertures, simples carrés ou simples niches aveugles, car ces ouvertures dont le contour géométrique bien régulier résulte à l'évidence d'un dessin effectué par l'esprit contrastent avec l'effet de matière opaque produit par la masse matérielle du mur.

 

 

 


Façade sur cour de l'aile François Ier du Château de Blois (1515-1529)

Source de l'image : https://fr.wikipedia.org/wiki/Château_de_Blois

 

 

À la même étape, c'est de façon plus simple que s'expriment les mêmes effets dans la façade sur cour de l'Aile François Ier du Château de Blois, également envisagée au chapitre 7.

L'effet d'entraîné/retenu nous amène à hésiter constamment sur la technique de construction matérielle utilisée : un mur continu en pierre de taille ou une structure de poteaux écartés les uns des autres et portant des entablements horizontaux ?

Notre esprit reconnaît évidemment le caractère de citation historique de la structure d'ensemble orthogonale formée par les pilastres, entablements, bandeaux et corniches. Cet effet d'ensemble de « citation historique » est le produit de dispositifs verticaux et de dispositifs horizontaux, et donc de dispositifs nécessairement autonomes les uns des autres.

Enfin, la matérialité du mur continu en pierre de taille fait un effet de fermeture opaque tandis que les pilastres et les divers bandeaux horizontaux qui captivent l'esprit semblent constituer une ossature transparente qui laisse ouverte la perception de la partie continue du mur. Quant aux fenêtres qui ouvrent réellement ce mur matériellement opaque, elles se caractérisent par un croisement orthogonal, et donc évidemment dessiné par un esprit, de meneaux et de traverses.

 

Deux autres exemples relevant de la deuxième étape mais que l'on n'a pas déjà analysés : relevant du 1er super-naturalisme, la villa Rotonda de l'architecte Andrea Palladio (1508-1580), construite près de Vicence entre 1566 et 1571, et la cathédrale Saint-Basile-le-Bienheureux à Moscou, presque contemporaine puisque construite entre 1555 et 1561, mais relevant du 1er super-animisme.

Puisque l'on ne donnera pas d'autre exemple du super-animisme, on justifie d'abord cette différence ontologique. Au chapitre 2.4, on avait comparé l'architecture de la filière grecque classique naturaliste organisée selon le type 1+1 et l'architecture de la filière perse achéménide animiste organisée selon le type 1/x. C'est ce même critère qui nous servira à différencier l'architecture de la villa Rotonda super-naturaliste et celle de la cathédrale Saint-Basile super-animiste.

À la deuxième étape les deux effets prédominants sont l'un/multiple et le centre/à la périphérie, c'est ce dernier qui nous sera utile pour comparer les deux architectures. La villa Rotonda y répond en proposant une lecture qui oppose constamment la perception de son axe central, spécialement souligné par la présence d'une coupole fuselée qui se hisse au-dessus du toit, à la perception de ses quatre portiques répartis sur toute sa périphérie et qui y constituent autant de centres de symétrie. Or, pour lire ces quatre axes de symétrie répartis sur toute la périphérie de la villa et tous en concurrence avec son axe de symétrie central, il faut successivement se déplacer, ne serait-ce que par l'imagination, devant chacun de ses quatre portiques d'entrée, ce qui nécessite donc 1+1 lectures. Par différence, puisque les tours avec bulbe réparties sur toute la périphérie du clocher central de la cathédrale Saint-Basile sont similaires depuis toutes les directions, il n'est pas nécessaire de se placer bien en face de chacune pour percevoir leur symétrie. Par conséquent, on peut voir globalement et d'un seul coup la figure à la fois une et multiple que forment les différentes masses construites de ce bâtiment, ce qui correspond bien à une lecture du type 1/x.

 



 

 

Andrea Palladio : la villa Rotonda, près de Vicence, Italie (1566-1571)

Source de l'image : https://fr.wikipedia.org/wiki/Villa_Rotonda

 

Cathédrale Saint-Basile-le-Bienheureux de Moscou, Russie (1555-1561)

Source de l'image : http://commons.wikimedia.org/wiki/File:Sobor.JPG

 

 

Une fois établie la différence de leurs types de lecture, 1+1 dans un cas, 1/x dans l'autre, on va maintenant pouvoir montrer que peuvent s'envisager de manière analogue dans la filière super-naturaliste et dans la filière super-animiste, les effets qui relèvent de la matérialité des bâtiments, ceux qui relèvent de la notion d'esprit, et ceux qui servent à exprimer la différence entre les deux notions.

Dans la villa Rotonda, c'est le caractère massif du corps de bâtiment principal qui porte la notion de matière : lorsqu'on se laisse entraîner à lire son volume, on en est retenu par la présence des portiques qui nous gênent car ils le masquent en grande partie, spécialement du fait de leurs retours latéraux qui forment de véritables écrans opaques malgré leur ouverture centrale. Effet donc d'entraîné/retenu pour ce qui concerne la partie du bâtiment qui fait un effet de matière opaque.

Ces portiques évoquent à l'esprit l'architecture antique, et notre esprit peut lire « du bout des yeux » les tracés verticaux de leurs colonnes, le tracé horizontal de l'entablement qu'elles portent, la forme triangulaire du tympan de chaque portique, et enfin la façon dont chaque sculpture se dresse verticalement au-dessus de ces frontons. Comme chaque portique est orienté dans une direction particulière et qu'il est bien isolé au centre d'une façade, ils sont tous bien autonomes les uns des autres tout en faisant ensemble un effet d'unité globale et multi-symétrique. Effet d'ensemble/autonomie, donc, pour ce qui concerne les parties du bâtiment auxquelles notre esprit est spécialement sensible ou qui le captivent spécialement.

Il reste à considérer l'effet d'ouvert/fermé qui différencie les deux notions : il est clair que le corps principal du bâtiment qui porte la notion de matière est fondamentalement opaque, fermé, et il a d'ailleurs une forme carrée, donc fermée, tandis que les portiques qui portent la notion d'esprit sont largement ouverts et s'ouvrent en outre vers les quatre horizons, et même vers le haut puisque des statues en sortent en s'élançant vers le ciel.

 

Dans la villa Rotonda, l'expression des effets que l'on vient d'envisager est analytique puisque les parties qui portent la notion de matière sont distinctes de celles qui portent la notion d'esprit. Dans la cathédrale Saint-Basile, que l'on va maintenant envisager, il s'agit d'expressions synthétiques puisque, comme on va le voir, ce sont les mêmes volumes qui portent les deux notions.

La notion de matière y est évidemment portée par la masse matérielle des tours, et c'est la concurrence visuelle entre elles qui produit un effet d'entraîné/retenu : chaque fois qu'on veut fixer notre regard sur l'une, les autres nous en retiennent car elles s'avèrent tout aussi captivantes à regarder. Par ailleurs, si l'on se laisse entraîner à percevoir qu'elles forment un groupe de formes similaires, c'est-à-dire surmontées par un bulbe très gonflé, on en est retenu en constatant qu'elles ne sont pas toutes de même hauteur, que la flèche centrale a une forme différente, et que celle-ci est en outre surmontée d'un bulbe de taille différente de celui des autres.

Toutes les tours arborent des formes très colorées et très complexes qui captivent notre esprit, ce qui est un effet qu'elles font ensemble. Par contre, chacune utilise pour cela des effets très différents de ceux des autres, et donc très autonomes de ceux des autres : parfois le bulbe est divisé en tranches verticales alternant le bleu et le blanc, d'autres fois il est divisé en tranches obliques alternant le jaune et le vert, parfois il est divisé en sorte d'écailles, là aussi de couleurs chaque fois différente, parfois la multitude de leurs frontons circulaires forme un paquet plutôt situé à leur base, d'autres fois plutôt situé à hauteur médiane, sans compter que tous ces paquets de frontons circulaires sont très différents les uns des autres et qu'ils sont portés par des étages qui sont aussi très différents les uns des autres. Bref, les dispositions qui captivent notre esprit produisent de l'effet d'ensemble/autonomie.

La différence entre les deux notions est portée par un effet d'ouvert/fermé : le volume matériel des différentes tours est bien fermé, d'ailleurs quasiment opaque, mais les multiples détails multicolores qui captivent notre esprit fractionnent chacun de ces volumes et les brisent en multiples parcelles diversement colorées, ce qui est une façon d'ouvrir, en l'éclatant, une surface fermée, et cela d'autant plus lorsque les formes qui captivent notre esprit s'ouvrent en multiples arcades ou en multiples flèches sortant d'un bandeau. Une différence qui peut aussi se lire dans la forme d'ensemble du bâtiment : sa masse matérielle globale est continue et formée de volumes chaque fois fermés, mais notre esprit la lit comme un groupe de tours écartées les unes des autres, et donc comme un volume ouvert puisque complètement traversé par de grands vides. Sans négliger que la forme en jets des tours les montrent sortant vers le haut de la masse opaque et fermée de leur socle commun.

 

 

La troisième étape du 1er super-naturalisme correspond en Italie à la période dite de l'architecture baroque et en France à la période dite de l'architecture classique. Nous examinons un exemple emblématique de chacune de ces deux architectures.

 



 

À gauche, Francesco Borromini : Saint-Charles-des-Quatre-Fontaines à Rome (1638-1667) Source de l'image : http://commons.wikimedia.org/wiki/File:San_Carlo_alle_Quattro_Fontane.jpg

 

Ci-dessus, Louis le Vau : côté entrée du château de Vaux-le-Vicomte (1656-1661)

Source de l'image : https://www.wikiwand.com/fr/Ch%C3%A2teau_de_Vaux-le-Vicomte

 

 

On commence avec la façade d'entrée de l'église baroque Saint-Charles-des-Quatre-Fontaines à Rome, construite de 1638 à1667 et que l'on doit à l'architecte Francesco Borromini (1599-1667).

À la troisième étape la matière s'affirme par un effet d'ensemble/autonomie. Ici on a effectivement plusieurs effets de matière autonomes les uns des autres mis ensemble par imbrication : un mur de fond essentiellement opaque, des niches à statues et par des panneaux en relief recevant des sculptures, un fronton ovale soutenu par deux statues, et même par une espèce de petite guérite ovale à l'arrière du balcon de l'étage.

Quant à lui, notre esprit suit des yeux le trajet droit des colonnes de grande taille et de plus petite taille, ainsi que les trajets courbes ou ondulants des architraves et des corniches qu'elles portent. Tous ces trajets suivis par l'esprit sont soumis au très violent contraste entre des formes concaves ouvrant leurs creux devant nous et des formes convexes se refermant devant nous, et puisque les premières se présentent comme des creux ouverts et les secondes comme des surfaces qui se referment devant nous, leur contraste correspond à un effet d'ouvert/fermé. On trouve les surfaces concaves de chaque côté de la façade, les surfaces convexes dans sa partie centrale, avec sa guérite qui propose même une forme complètement fermée, tandis que la grande architrave à mi-hauteur ondule pour se soumettre aux deux courbures contraires.

C'est un effet de ça se suit/sans se suivre qui différencie les deux notions : matériellement toutes les parties de la façade se suivent de façon compacte, mais notre esprit considère qu'elles ne se suivent pas puisqu'elles se courbent en sens inverses, et donc qu'elles proviennent de directions différentes et qu'elles se dirigent vers des directions différentes.

 

Comme exemple d'architecture classique française, la façade d'entrée du château de Vaux-le-Vicomte que l'on doit à l'architecte Louis le Vau (1612-1670).

L'effet d'ensemble/autonomie produit par les différentes masses matérielles est facilement lisible : sur chaque côté deux masses indépendantes décalées en équerre l'une de l'autre, au centre une masse en saillie, et l'ensemble de ces masses autonomes forme une figure symétrique à redents successifs. L'autonomie des différents corps de bâtiments est d'ailleurs augmentée par la présence d'un fronton en haut de la façade des ailes latérales tandis que le corps de bâtiment central a un fronton à mi-hauteur et que les corps de bâtiments intermédiaires n'en disposent pas du tout, et elle est aussi accusée par le système des toitures puisque chaque corps de bâtiment dispose de son propre volume de comble. Quant à lui, l'effet d'ensemble est renforcé par la quasi-continuité de la séparation horizontale entre les niveaux en pierre et le niveau des toitures.

Quand il lit cette architecture, notre esprit est nécessairement captivé par le conflit entre sa forme générale de creux concave en U et les deux redents intermédiaires ainsi que le pavillon central en saillie qui viennent la contrarier par la présence de leur volume convexe. Creux contre plein, c'est-à-dire ouvert contre fermé, c'est un effet d'ouvert/fermé qui occupe notre esprit.

Toutes les parties en maçonnerie se suivent pour former une bande horizontale pliée mais continue, et les différentes toitures forment également une surface pliée continue. Matériellement, cela se suit donc, mais notre esprit lit que les massifs les plus latéraux sont des volumes verticaux puisqu'ils disposent de pilastres qui montent sur toute leur hauteur, puisque des frontons accusent leurs axes de symétrie verticaux, et puisque le haut volume en pointe de leur toiture les prolonge individuellement vers le haut. Il lit aussi que les volumes intermédiaires en redent sont cette fois horizontaux, comme le soulignent leurs bandeaux et leurs corniches, et comme le confirment leurs toitures qui ne sont pas pointues mais pliées horizontalement. Il lit enfin que le pavillon central est un volume vertical isolé puisque l'axe de sa toiture le désigne comme tel, puisque sa lucarne ronde et son portique soulignent son axe de symétrie vertical, et puisque le jaillissement de son étage maçonné au-dessus de ce portique lui donne un élan vertical. Toutefois, la continuité horizontale de l'architrave et du fronton de son portique avec les bandeaux horizontaux des corps de bâtiment voisins en propose pour son premier niveau une lecture horizontale concurrente. En bref, notre esprit lit des volumes qui vont dans des directions différentes, parfois verticales et parfois horizontales, des directions qui ne se suivent pas mais qui se croisent, et par conséquent c'est encore ici un effet de ça se suit/sans se suivre qui différencie ce qui relève de la continuité horizontale de la matière et ce qui relève des discontinuités de direction impliquées par la lecture qu'en fait notre esprit.

 

 

Pour la quatrième et dernière étape du 1er super-naturalisme, nous revenons sur le fronton rococo de l'Église bénédictine de Zwiefalten de l'architecte Johann Michael Fischer (chapitre 7.3).

 

 


Johann Michael Fischer : façade de l'église de Zwiefalten (Allemagne)

Source de l'image : Michael Norz sur Google Map

 

 

À la quatrième étape, la matérialité s'affirme par des effets d'ouvert/fermé : la maçonnerie s'ouvre par une large déchirure verticale de son centre, une ouverture qui révèle un arrière-plan continu, et donc fermé. Fermé comme l'ensemble du fronton qui prolonge cette déchirure, comme les extrémités latérales du bâtiment, son soubassement en pierre, et aussi la maçonnerie que l'on devine derrière les colonnes se hissant sur ce soubassement. Quant à ces colonnes, parce qu'elles sont écartées les unes des autres, elles font nécessairement un effet d'ouverture de la maçonnerie et préparent  ainsi sa grande fracture centrale.

Les lignes qui captivent notre esprit font des effets de ça se suit/sans se suivre : en combinant des corniches et des bandeaux horizontaux avec des jets de colonnes et de pilastres verticaux, mais aussi du fait des lignes brisées du portique central qui se suivent quand on lit la forme triangulaire de son sommet mais qui ne se suivent pas quand on lit ses brisures, et aussi du fait des lignes courbes qui se suivent en continu sur le pourtour du fronton de la façade mais qui ne se suivent pas quand on considère comment certaines se creusent vers l'extérieur tandis que d'autres se creusent vers l'intérieur, à moins qu'elles ne s'arrondissent en cul-de-sac, ou qu'elles s'interrompent brutalement en courbe tendue vers le vide comme il en va pour les extrémités latérales de la partie haute du fronton.

Un effet d'homogène/hétérogène différencie les deux notions : la masse matérielle du mur est faite d'une continuité homogène en pierre, mais les formes et les lignes qui en émergent et qui captivent notre esprit constituent autant d'hétérogénéités à l'intérieur de cette masse homogène.

 

 

 


Dessin de la cour d'entrée de l'Hôtel Amelot de Gournay à Paris – architecte : Germain Boffrand

Source de l'image : http://www.thecityreview.com/parisb.html

"Paris, Buildings and Monuments" An Illustrated Guide by Michael Poisson. Harry N. Abrams, 1999

 

 

Au chapitre 7, en contrepoint de l'architecture rococo allemande, on avait évoqué la tradition architecturale française classique avec la cour d'entrée de l'Hôtel Amelot de Gournay à Paris, dû à l'architecte Germain Boffrand.

On y revient d'abord avec l'effet d'ouvert/fermé que produit sa masse matérielle. Son corps de bâtiment principal forme un volume compact, d'autant plus fermé que l'on perçoit ses retours latéraux, mais sa forme creuse fait aussi un effet d'ouverture qui se prolonge dans ses ailes.

Notre esprit lit les lignes verticales des pilastres qui montent sur deux niveaux, il lit aussi la ligne horizontale du bandeau du premier étage qui se prolonge dans la corniche des deux ailes, il lit la ligne horizontale de l'entablement porté par les pilastres et doublé par la ligne de la corniche bordant le toit, et il lit évidemment que toutes ces lignes verticales et horizontales se croisent, donc qu'elles se suivent sur une même surface mais ne se suivent pas dès lors qu'elles vont dans des sens croisés.

La différence entre les deux notions est là encore portée par un effet d'homogène/hétérogène : la maçonnerie du bâtiment principal et de ses ailes forme une masse à la continuité homogène dans laquelle ce sont les lignes horizontales et verticales captant l'attention de notre esprit qui introduisent des hétérogénéités. Il en va de même pour les portes-fenêtres dont le caractère géométrique du dessin des arcades et du croisement des menuiseries est reconnu par notre esprit, et qui introduisent l'hétérogénéité de leurs percements dans l'homogénéité de la masse matérielle en pierre.

 

La rapidité des dernières analyses en comparaison aux développements plus longs qui avaient été utiles à la première étape est probablement une bonne indication de l'évolution qui s'est produite tout au long du 1er super-naturalisme. Elle suggère en effet que la différence entre les notions de matière et d'esprit est devenue de plus en plus nette, ce qui était bien la fonction de cette phase. À la première étape, les formes qui portaient la notion de matière et celles qui relevaient de l'esprit étaient très imbriquées et assez difficiles à démêler, d'autant que certaines servaient aux deux notions comme on l'a vu avec les courbes des arcades de la nef de l'église Santo Spirito de Florence. À la dernière étape, on a désormais un contraste très clair et très simple entre des formes massives et compactes qui portent la notion de matière et son animation par des trajets linéaires qui captent l'attention de notre esprit.

Avec le 2d super-naturalisme, que l'on aborde maintenant, on doit s'attendre à voir la force des effets plastiques se décaler à nouveau d'un cran. De façon générale, on doit aussi s'attendre à constater que les deux notions deviennent de plus en plus autonomes l'une de l'autre : de plus en plus différentes l'une de l'autre, c'était le but du 1er super-naturalisme, de plus en plus autonomes l'une de l'autre, c'est en effet le but du 2d super-naturalisme.

 

 

Pour la 1re étape du 2d super-naturalisme on revient sur la coupole avec colonnade de l'église Sainte-Geneviève à Paris, maintenant Panthéon, que l'on doit à l'architecte Jacques-Germain Soufflot.

 

 


Jacques-Germain Soufflot : la coupole du Panthéon à Paris et sa colonnade périphérique (1756-1790)

Source de l'image : https://fr.wikipedia.org/wiki/Jacques-Germain_Soufflot

 

 

Comme on l'avait envisagé au chapitre 8.2, cette architecture sépare clairement l'effet de matière à surface opaque produit par le volume de la coupole et de son tambour cylindrique, des effets linéaires spécialement lus par notre esprit que produisent les colonnes verticales et le bandeau horizontal circulaire qu'elles soutiennent.

À la première étape, c'est par un effet de ça se suit/sans se suivre que s'exprime la notion de matière : le volume cylindrique du tambour et le volume sphérique de la coupole forment deux surfaces qui se tangentent et se suivent donc en continu, mais la surface cylindrique du tambour se lit dans son développement horizontal tandis que la surface gonflée de la coupole se développe verticalement au-dessus de son tambour. Les deux surfaces se développent donc dans des directions qui ne se suivent pas, le caractère croisé de ces deux directions étant d'ailleurs souligné par l'horizontalité de la corniche circulaire du haut du tambour et par la verticalité du léger relief des nervures de la coupole.

Deux types de trajets « que l'on suit des yeux » et qui font des effets d'homogène/hétérogène sont spécialement destinés à captiver notre esprit. D'une part, il y a la répétition homogène du jet vertical des colonnes, chacune correspondant à une hétérogénéité locale puisqu'elle constitue un plein qui perturbe le vide transparent qui l'entoure. D'autre part, il y a le trajet horizontal de l'entablement que portent les colonnes qui viennent confronter l'hétérogénéité de leurs chapiteaux à l'homogénéité horizontale du bandeau de l'entablement. À mi-hauteur, l'homogénéité de ce bandeau est également confrontée à l'hétérogénéité de la corniche saillante qui le coupe en deux.

C'est par un effet de rassemblé/séparé que se différencient les deux notions : la matérialité compacte de la coupole et de son tambour est rassemblée dans une surface continue que les fenêtres du tambour ne suffisent pas à fragmenter, et par différence la colonnade lue par notre esprit est faite de colonnes bien séparées les unes des autres, tandis que cette couronne de colonnes est également bien séparée visuellement de l'entablement circulaire qu'elles portent.

 

 

La façade d'entrée de la Glyptothèque de Munich de Leo von Klenze offre des effets similaires (voir chapitre 8.2).

La notion de matérialité compacte est évidemment portée par le bâtiment cubique et aveugle du second plan : ses deux ailes à l'horizontalité bien marquée se suivent pour former ensemble une grande continuité horizontale, le rideau de colonnes du portique central coupe brutalement cette continuité et sépare complètement ces deux ailes qui, dès lors, ne se suivent pas.

 


Leo von Klenze : Glyptothèque de Munich (1816-1830)   Source de l'image : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:M%C3%BCnchen_Glyptothek_GS_P1070326c.jpg

 

En contraste avec l'uniformité opaque des ailes, le rideau des colonnes que notre esprit lit « du bout des yeux » produit l'hétérogénéité d'un mélange de pleins et de vides au centre du bâtiment, et cette hétérogénéité est paradoxalement produite par la répétition régulière, et donc homogène, des colonnes. Hétérogénéité donc des colonnes qui viennent buter contre l'entablement horizontal homogène qu'elles portent, et sur cet entablement c'est l'hétérogénéité d'un fronton triangulaire en fort relief qui attire l'attention de l'esprit. Latéralement, notre esprit relève également la présence d'un bandeau saillant vers le haut du bâtiment cubique, ce bandeau formant une hétérogénéité brutale qui se poursuit de façon homogène sur toute la largeur des ailes du bâtiment. Chaque fois ce sont donc des effets d'homogène/hétérogène qui attirent l'attention de notre esprit.

Pour finir, l'effet de rassemblé/séparé qui différencie les deux notions : chacune des deux ailes opaques est rassemblée dans un volume matériel compact continu, et par différence le portique qui captive notre esprit est formé de colonnes clairement séparées les unes des autres. La colonnade qu'elles forment est elle-même bien séparée du fronton triangulaire qu'elles portent, et l'on peut ajouter que les niches à statues et les petits frontons qui animent la façade matérielle opaque pour captiver notre esprit sont mutuellement bien séparés le long de cette façade.

 

 

Pour la 2e étape du 2d super-naturalisme, nous revenons sur les façades sur rues de la bibliothèque Sainte-Geneviève à Paris conçue par Henri Labrouste.

 

 


Henri Labrouste : façade et pignon de la bibliothèque Sainte-Geneviève à Paris (1843-1850)

Source de l'image : https://fr.wikipedia.org/wiki/Bibliothèque_Sainte-Geneviève

 

 

Au chapitre 8.2 nous avions souligné que l'effet de matière y était porté par la massivité compacte du volume parallélépipédique du bâtiment, et que notre esprit était spécialement attiré par la lecture des bandeaux horizontaux très saillants de la partie médiane et de la partie haute des façades, ainsi que par le système des arcades rythmant leur partie haute.

À la deuxième étape, la matérialité s'exprime par un effet d'homogène/hétérogène : l'homogénéité de la masse compacte du bâtiment est effectivement contrariée par l'hétérogénéité du relief très saillant des grands bandeaux horizontaux, et contrariée par l'hétérogénéité des poteaux des arcades de l'étage qui se répètent cependant de façon homogène sur toute la longueur des façades.

Quant à lui, notre esprit rassemble visuellement les deux bandeaux horizontaux bien séparés l'un de l'autre en relief sur la façade, et il rassemble en une frise chaque fois continue les arcades séparées qui divisent la maçonnerie de l'étage, les ouvertures arrondies séparées du rez-de-chaussée, et les motifs décoratifs séparés qui bordent le haut de cette même maçonnerie. Ce qui captive notre esprit génère donc des effets de rassemblé/séparé.

Les deux notions se différencient par un effet de synchronisé/incommen-surable : le volume matériel parallélépipédique se synchronise avec toutes les lignes horizontales, verticales et en frise d'arrondis qui captent l'attention de notre esprit pour générer ensemble une forme globale régulièrement rythmée, mais pour notre perception la lecture d'un volume et la lecture de lignes qui se croisent ou qui rebondissent sont incommensurables l'une avec l'autre, ce qui implique que nous devons séparer dans notre perception ce qui fait effet de masse matérielle et ce qui captive notre esprit.

 

 

 


Jacques Ignace Hittorff : façade d'entrée de la Gare du Nord à Paris (1861-1865)

Source de l'image : http://www.parisdailyphoto.com/2012/08/gare-du-nord-north-station.html

 

 

Au chapitre 8.2, pour la deuxième étape, nous avions également analysé la façade d'entrée de la Gare du Nord de Paris que l'on doit à l'architecte Hittorff. On y retrouve les mêmes effets.

Les grands portiques verticaux qui portent les statues participent à la fois de l'effet de matière et de la captation de l'intérêt de notre esprit. Ils sont suffisamment massifs, en effet, notamment dans leur partie haute, pour que nous prenions conscience de leur présence matérielle en combinaison avec la présence matérielle du mur percé de grandes arcades contre lequel ils s'appuient, d'où il résulte que, si l'on exclut les verrières, cette façade forme un ensemble continu et homogène en pierre que vient perturber l'hétérogénéité des saillies de ces grands portiques verticaux.

Notre esprit rassemble visuellement ces différents portiques séparés : effet de rassemblé/séparé. Il lit aussi la continuité du quadrillage des grandes verrières de l'étage et des colonnades du rez-de-chaussée, ce qui implique qu'il rassemble en une lecture verticale continue des verrières et des colonnades séparées par l'épais entablement horizontal courant au-dessus des colonnades, et aussi qu'il rassemble en une lecture horizontale continue des surfaces vitrées séparées par la présence de la maçonnerie de la façade et de ses grands portiques.

C'est l'incapacité de notre perception à percevoir de la même façon, et donc simultanément, la continuité de la surface matérielle en pierre du fond de la façade et le croisement des lignes qui captivent notre esprit (fines ou épaisses, verticales et horizontales) qui assure l'incommensurabilité de ce qui relève de l'effet de matière et de ce qui captive notre esprit.

 

 

Pour la 3e étape du 2d super-naturalisme, nous revenons sur la Maison des majoliques à Vienne que nous devons à l'architecte Otto Wagner. Au chapitre 8.2 nous avions vu que la matérialité de cette façade était portée par son caractère massif continu tandis que notre esprit était spécialement captivé par le dessin des motifs floraux de ses majoliques.

 

 



 

 

 

Otto Wagner : la Maison des majoliques à Vienne (1898-1899)

Source des images : https://www.flickr.com/photos/ruamps/5693002423 et https://fr.wikipedia.org/wiki/Maison_des_majoliques

 

Détail de la décoration en majoliques vers le haut de la façade

 

 

À la troisième étape, la matérialité s'affirme par un effet de rassemblé/séparé : la maçonnerie de cette façade est rassemblée dans un plan continu tandis que les hautes baies la tronçonnent et la séparent en différentes bandes verticales et horizontales. Le balcon du bas la sépare en deux parties dont on ressent pourtant la continuité verticale, et la grande corniche de son sommet, bien que solidement rassemblée avec la masse de la façade, s'en sépare visuellement très distinctement.

La grande complexité des motifs floraux qui captivent notre esprit rend ses divers dessins incommensurables les uns pour les autres, et pourtant nous percevons bien la régularité de leur densité et des alignements auxquels ils participent, et donc leur synchronisation à grande échelle : effet de synchronisé/incommensurable pour ce qui relève de l'esprit.

Les deux notions se différencient par un effet de continu/coupé : la maçonnerie forme une surface matérielle continue, et de son côté le dessin des motifs floraux qui captivent notre esprit est constamment coupé, les fleurs interrompant les tiges ou les tiges se coupant mutuellement. C'est aussi une ligne horizontale lue par notre esprit qui permet au balcon de la partie basse de couper la continuité verticale de la maçonnerie.

 

 

Antoni Gaudí : façades sur rue de la Casa Milà à Barcelone (1906-1910)

Source de l'image :
https://www.traveladdicts.
net/2015/09/antoni-gaudi
-in-barcelona.html


 

 

Pour la même étape, nous avions aussi évoqué les façades de la Casa Milà à Barcelone d'Antoni Gaudí. Sa maçonnerie est rassemblée dans une façade au matériau continu qui connaît des lignes de boursouflures horizontales séparant visuellement ses différents étages : effet de rassemblé/séparé, donc, pour sa matérialité.

Notre esprit est captivé par l'ondulation de ces boursouflures horizontales. L'alternance de leur caractère concave et de leur caractère convexe les rend incommensurables pour notre perception, mais nous repérons bien la régularité synchronisée des alternances horizontales de leurs courbures tout comme celle de leurs répétitions verticales. Quant aux lignes et aux surfaces extrêmement complexes des gardes corps, notre esprit est complètement incapable de les lire en même temps et de la même façon qu'il lit les ondulations de grande échelle de la maçonnerie : effet de synchronisé/incommensurable, donc, pour ce qui relève de l'esprit.

L'effet de continu/coupé différencie les deux notions : la maçonnerie est d'une compacité de surface continue, et par différence les lignes d'ondulations qui captivent notre esprit sont constamment coupées par l'alternance de leurs parties convexes et de leurs parties concaves, et ce sont également ces lignes d'ondulations qui coupent verticalement la façade en étages distincts.

 

 

Pour la 4e et dernière étape du 2d super-naturalisme, la Maison sur la cascade conçue par Frank Lloyd Wright (chapitre 8.2).

 


 

Frank Lloyd Wright : La Maison sur la cascade (Fallingwater), construite en 1936-1939 sur la rivière Bear Run en Pennsylvanie, USA

Source de l'image : https://fr.wikiarquitectura.com/b%C3%A2timent/maison-sur-la-cascade/falling-water-house-2/

 

L'effet de synchronisé/incommensurable porte maintenant la notion de matière. Les différentes formes matérielles qui se croisent et qui se coordonnent pour faire un même bâtiment sont incommensurables entre elles puisque les unes sont horizontales et que les autres sont verticales, ce qui ne permet pas d'utiliser les unes pour repérer l'évolution des autres. Les formes matérielles construites pour l'habitation humaine se synchronisent également avec les matériaux de la nature environnante puisqu'elles répondent à l'horizontale des bancs rocheux et aux verticales des fûts végétaux, cela bien qu'il s'agisse de réalités incommensurables.

Les formes qui captivent notre esprit font des effets de continu/coupé : les lignes horizontales en béton blanc suivent de longs trajets continus qui se coupent soudain, à moins qu'elles ne croisent et ne coupent les lignes verticales de la maçonnerie en pierres du noyau de la construction. Depuis le banc rocheux de la cascade jusqu'aux casquettes en béton tout en haut et tout en arrière du bâtiment, ces formes en béton forment par ailleurs une suite continue de bandes blanches coupées les unes des autres, puisque toujours en porte-à-faux, et puisque toujours écartées les unes des autres.

Les deux notions se différencient par des effets de lié/indépendant : du fait de leur maçonnerie en petits éléments, et parce qu'ils s'enracinent dans le sol rocheux, les deux massifs verticaux du noyau de la construction constituent le support matériel auquel sont liées les lignes horizontales blanches et indépendantes les unes des autres qui captivent notre esprit. On peut ajouter que ces maçonneries verticales sont visiblement destinées à seulement assurer une fonction matérielle porteuse, tandis que les grands balcons blancs indépendants auxquels ils servent de lien servent pour leur part au séjour et à la circulation des habitants, et donc à des êtres dotés d'un esprit.

 

 

 


Auguste Perret : l'atelier de Georges Braque

Source de l'image : https://architectona.wordpress.com/oeuvres-dauguste-perret/paris/atelier-georges-braque-6-rue-georges-braque-paris-14/

 

 

Dans la maison/atelier de Georges Braque (chapitre 8.2) dont l'architecte Auguste Perret sépare l'ossature porteuse des surfaces de simples remplissages, c'est d'une tout autre manière que se manifeste l'effet de synchronisé/incommensurable propre à la matérialité. Pour notre perception, il est en effet impossible de lire de la même façon le quadrillage linéaire de son ossature apparente en béton et les surfaces planes en briques ou les surfaces de vitrages qui les remplissent. Et pourtant, nous repérons bien que ces deux aspects de la matérialité de la construction se synchronisent dans une alternance régulière et cohérente.

Notre esprit quant à lui, du moins lorsqu'il ne s'attache pas à comprendre comment le bâtiment est construit, considère qu'il y a là une enveloppe continue enfermant le volume du bâtiment. Parcourant des yeux cette surface, il ne cesse alors de constater qu'elle est coupée dans toutes les directions et à de multiples reprises par les reliefs de son ossature. Effet de continu/coupé, donc, pour ce qui concerne l'esprit.

Enfin, c'est par un effet de lié/indépendant que se différencient la matérialité constructive et ce qui relève de la lecture par notre esprit : pour ce dernier l'ossature et ses remplissages sont mutuellement liés pour réaliser ensemble une enveloppe continue, mais la matérialité réelle de cette enveloppe comporte deux réalités indépendantes, d'une part son ossature porteuse, d'autre part ses surfaces faisant fonction de simple remplissage.

 

 

 


Le Corbusier : la Villa Savoye à Poissy (1928)

Source de l'image : http://www.fondationlecorbusier.fr

 

 

C'est aussi sa technique de construction qui est à l'origine de l'effet d'incommensurabilité que produit la Villa Savoye à Poissy que l'on doit à Le Corbusier : notre perception ne nous permet pas de lire de la même façon, et encore moins en même temps, le surgissement du volume parallélépipédique de l'étage, la façon dont il est hissé depuis le sol par les minces quilles des pilotis, et enfin l'enroulement horizontal des surfaces courbe du solarium de la terrasse. Pourtant, nous ressentons que tout cela est bien rythmé, bien régulier, bien synchronisé.

Si notre esprit ne s'attache pas à comprendre comment cette boîte tient en l'air mais s'intéresse seulement aux effets plastiques qui le captivent, alors il lit les deux très longues bandes horizontales continues de la façade, constate qu'elles sont brutalement coupées par un arrêt très sec à leurs extrémités, et qu'elles sont coupées l'une de l'autre par une bande de vitrage presque aussi longue qu'elles. Il lit aussi la répétition continue des poteaux verticaux coupés les uns des autres, la façon dont la ligne verticale que dessine chaque poteau se coupe sans transition en butant sur le plancher de l'étage, les coupures régulières de la grande bande vitrée par les meneaux verticaux de sa menuiserie, et enfin les coupures verticales qui marquent la surface du solarium de l'étage.

Tandis que notre esprit considère qu'il y a là un bâtiment dont toutes les parties sont plastiquement liées puisqu'elles se répondent de façon contrastée, par différence l'analyse de sa matérialité constructive amène à le décomposer en une série de formes bien indépendantes les unes des autres : les pilotis porteurs, le volume de la caisse qui contient l'essentiel de l'habitation, le rideau des ondulations du solarium.

 

 

 


 


 

 

 

Mies van der Rohe : la Farnsworth House (1946-1951), près de Plano, Illinois

Source des images : http://frederic-morin-salome.fr/Mod-Mies-vd-Rohe-1951.html  et https://apcostebelle.blogspot.com/2011/11/dedansdehors-2-en-1.html

 

 

Détail d'un support de la terrasse d'entrée

 

 

Comme dernier exemple de la dernière étape du 2d super-naturalisme, retour à la Farnsworth House de Mies van der Rohe (voir chapitre 8.2). Elle va nous permettre d'observer comment cet architecte a poussé à son paroxysme la recherche de l'autonomie entre matérialité et esprit qui était le but fondamental de cette phase ontologique.

D'abord, on peut approcher ce bâtiment en tant que pure construction. On constate alors, tout comme dans les exemples précédents, qu'elle est matériellement constituée d'éléments que notre perception ne permet pas d'envisager de la même façon et en même temps : pas plus que les quilles verticales et la boîte parallélépipédique horizontale de la Villa Savoye, ses fins poteaux métalliques verticaux et les grands plateaux horizontaux de ses planchers et de son plafond ne peuvent être ensemble suivis des yeux. Les poteaux verticaux et les plateaux horizontaux sont incommensurables pour notre perception, mais ces deux ensembles se synchronisent pour générer une construction qui nous apparaît régulièrement rythmée, ce qui correspond donc à un effet de synchronisé/incom-mensurable pour la matérialité construite.

Notre esprit, captivé par la lecture des fines tranches horizontales qui terminent la surface des plateaux, constate le croisement répété de ces longues tranches continues par les poteaux métalliques verticaux qui les portent, des poteaux qui sont d'ailleurs autant coupés par les tranches des plateaux que celles-ci ne sont coupées par les lignes de poteaux : effets de continu/coupé, donc, pour ce qui concerne le jeu plastique des lignes qui captive notre esprit.

Tout comme dans les exemples précédents, notre esprit considère que tous ces poteaux matériellement indépendants et tous ces plateaux matériellement indépendants sont plastiquement liés les uns aux autres pour générer ensemble une construction à l'aspect unifié et cohérent. Ici aussi, c'est donc un effet de lié/indépendant qui sert à différencier l'esprit qui relie plastiquement ces organes et leur pure matérialité constructive d'unités indépendantes toujours individuellement repérables malgré leurs assemblages.

 

Nous en venons à une seconde façon d'envisager cette architecture, laquelle vaut d'ailleurs pour bien des architectures de Mies van der Rohe. Cette fois, il ne s'agit pas de la penser en tant que bâtiment construit, mais en tant que lieu destiné à abriter des esprits humains qui vont y stationner et y circuler.

D'un point de vue strictement matériel cela nous amène à constater, comme dans la Maison sur la cascade de Frank Lloyd Wright, la synchronisation de la répétition verticale des poteaux blancs avec la répétition verticale du tronc des arbres alentour, synchronisation qui va de pair avec l'incommensurabilité que l'on ressent entre la nature biologique de ces arbres et l'aspect industriel complètement préfabriqué de cette construction.

L'esprit qui s'imagine qu'il va pénétrer dans ce bâtiment, puis y circuler et s'y installer, est porté par des effets de continu/coupé : il y a bien là un cheminement continu entre le sol extérieur et l'intérieur du bâtiment, mais cette continuité est d'abord coupée par quelques marches, puis par une vaste plate-forme d'entrée, puis à nouveau par quelques marches, puis par un vitrage qui sépare la partie en auvent et la partie principale de l'habitation. Si cette partie principale forme ensuite un volume continu que l'on peut suivre tout autour de l'habitation, celui-ci est toutefois coupé par un long bloc central qui sur l'un de ses côtés sert à la préparation des repas. Sans même y pénétrer, la transparence de l'enveloppe permet de constater que l'intérieur est continu avec l'environnement naturel extérieur, mais cependant quelque peu coupé de lui par la présence des vitrages, voire de rideaux.

Enfin, si notre esprit considère que l'intérieur de cette habitation est complètement lié à son environnement extérieur, et cela de tous côtés, la présence des parois, fussent-elles complètement transparentes, permet de l'établir en tant que lieu d'habitation matériellement coupé de l'extérieur, et donc indépendant de lui. La différence entre la perception de notre esprit et la matérialité du lieu est donc encore une fois portée par un effet de lié/indépendant.

 

Si l'on fait maintenant un récapitulatif de l'évolution intervenue depuis le début des deux phases de super-naturalisme, on peut d'abord rappeler que la première avait vu la séparation progressive des effets liés à la matérialité d'avec les effets captivant spécialement notre esprit, une séparation qui s'était retrouvée à la première étape du 2d super-naturalisme par une séparation très nette entre les parties du bâtiment portant les notions de compacité matérielle (la coupole du Panthéon de Paris et son tambour, les ailes de la Glyptothèque de Munich) et les parties dont la lecture captive spécialement notre esprit (la colonnade entourant la coupole du Panthéon, le portique central de la Glyptothèque de Munich).

Dès la deuxième étape du 2d super-naturalisme, les effets de matérialité et les effets intéressant l'esprit ont parfois cessé d'être portés par des formes bien distinctes mais ont commencé à pouvoir se mélanger sur les mêmes formes. Ainsi, pour donner un exemple pris à la dernière étape, ce sont les mêmes formes de l'atelier de Georges Braque qui portent la séparation matérielle entre structure porteuse et remplissages et qui produisent des effets de surfaces continues/coupées qui sont lues par notre esprit. Paradoxalement, lorsqu'il a lieu ce rassemblement des deux notions sur les mêmes formes signale qu'elles sont devenues autonomes l'une de l'autre : autonomes, puisqu'elles peuvent désormais se rassembler sur les mêmes formes sans se confondre alors que, pour se différencier lors de la phase du 1er super-naturalisme, il avait fallu les séparer sur des formes de plus en plus distinctes.

Pour ce qui concerne l'évolution globale des deux phases de super-naturalisme, l'analyse de type 1+1 montre ce que l'on avait déjà constaté avec l'analyse de type 1/x, c'est-à-dire qu'il avait d'abord fallu construire une séparation de plus en plus nette entre la notion de matière et la notion d'esprit puis que, leur différence étant acquise, il avait ensuite fallu trouver le moyen d'affirmer de plus en plus fortement leur autonomie relative. On admettra que cette évolution se lit beaucoup mieux dans l'analyse de type 1/x, ce qui est bien normal puisque, pour les raisons que l'on a expliquées au chapitre 3.4, ce type d'analyse est spécialement adapté pour le repérage des mutations. Raison pour laquelle on a d'ailleurs d'abord envisagé, et plus longuement, l'analyse en 1/x.

 

 

Après le 2d super-naturalisme, la phase de prématurité, et pour la 1re étape de prématurité le bâtiment du Congrès national du Brésil à Brasilia de l'architecte Oscar Niemeyer (chapitre 9.2).

 


 

Oscar Niemeyer : Congrès national du Brésil à Brasilia (1958-1960)    source : https://www.margemliteraria.com.br/2019/09/poesia-do-congresso-nacional-samuel.html

 

La notion de continu/coupé s'est encore décalée d'un cran et elle porte à cette étape les aspects matériels du bâtiment : le grand plateau continu du toit s'offre comme une surface matérielle coupée du sol, et elle est elle-même coupée par la bosse de la coupole de gauche et par le brusque évasement de la coupole de droite, tandis qu'à l'arrière-plan, les deux hauts bâtiments de bureaux forment deux longues continuités verticales qu'un écart coupe radicalement l'une de l'autre.

Notre esprit lit que la tranche horizontale du toit, les cuvettes inversées des coupoles et les tranches verticales des bâtiments de bureaux, constituent autant de formes qui sont à la fois bien indépendantes les unes des autres et liées les unes aux autres par le jeu plastique équilibré qu'elles font toutes ensemble : c'est un effet de lié/indépendant.

La différence entre les deux notions est maintenant portée par un effet de même/différent : matériellement, les différents corps de bâtiments que l'on vient d'énumérer sont à la fois différents les uns des autres par leur forme et différents les uns des autres parce qu'ils sont bien distincts, tandis que notre esprit considère pour sa part que ce sont autant de formes qui construisent ensemble un seul et même bâtiment.

 

 

 


Oscar Niemeyer : Cathédrale de Brasilia (1959-1970)

Source de l'image :
https://www.mapsofworld.com
/travel/destinations/brazil
/cathedral-of-brasilia

 

 

Autre bâtiment de Niemeyer à Brasilia, sa cathédrale (chapitre 9.2). Matériellement, elle n'est qu'une suite continue d'arcs bien coupés les uns des autres.

Prenant du recul pour examiner la relation qu'ils entretiennent entre eux, notre esprit lit que ces arcs indépendants sont liés les uns aux autres à l'endroit où ils rebroussent leur courbure.

Matériellement, il s'agit du rassemblement de différents arcs, d'ailleurs différents les uns des autres parce qu'ils s'élancent vers des directions chaque fois différentes, mais notre esprit repère qu'ils ont tous la même forme et qu'ils s'assemblent pour former un seul et même bâtiment. Comme pour le bâtiment précédent, la notion de matière s'affirme donc par un effet de continu/coupé, celle d'esprit par un effet de lié/indépendant, et la différence entre les deux notions par un effet de même/différent.

 

 

Pour la 2e étape de prématurité, l'Opéra de Sydney conçu par l'architecte Jørn Utzon (chapitre 9.2).

 


 

Jørn Utzon : Opéra de Sydney (1957-1973)    source de l'image : https://www.wikiwand.com/fr/Op%C3%A9ra_de_Sydney

 

Après le continu/coupé à l'étape précédente, c'est maintenant à l'effet de lié/indépendant de porter la notion de matière : les multiples coques indépendantes de ce bâtiment sont liées à un socle commun, et de chaque coque on peut également dire qu'elle est matériellement constituée de deux demi-coques aux courbures inverses liées dos à dos par le truchement d'une forme en léger ressaut qui les relie sur toute la longueur de leur base.

Comme pour la cathédrale de Brasilia notre esprit prend du recul par rapport à la disposition strictement matérielle des coques, analyse leurs relations mutuelles, et relève que, avec le socle commun auquel elles sont attachées, elles forment un seul et même bâtiment qui comporte deux parties bien différentes, son socle et ses deux séries de coques. Il relève aussi que toutes ces coques ont une même forme générale mais des tailles et des courbures différentes. Ce sont donc des effets de même/différent qui servent à notre esprit pour appréhender la disposition du bâtiment.

À cette étape, un effet d'intérieur/extérieur différencie ce qui relève de la matérialité et ce qui intéresse notre esprit : matériellement, chaque double coque a son extérieur individuellement repérable puisque chacune est bien indépendante des autres, mais par différence notre esprit considère d'abord qu'elles sont toutes à l'intérieur du même bâtiment.

Comme on l'avait vu pour la peinture et la sculpture au chapitre 10.1, lors de la phase de prématurité les notions de matière et d'esprit s'opposent de plus en plus fortement, ce qui implique que lorsque l'une fait un effet d'unité, l'autre cherche à disloquer celle-ci. À la deuxième étape cette dislocation est encore modeste, ici c'est l'esprit qui s'attache à lire un ensemble unitaire de formes tandis que leur matérialité se présente comme un ensemble de formes séparées.

 

 

 


Moshe Safdie : Habitat 67 de l'Expo 67 à Montréal

Source des images : http://dzinetrip.com/habitat-67-montreal-prefabricated-city-by-moshe-safdie/

 

 

Autre exemple de la deuxième étape de la phase de prématurité examiné au chapitre 9.2, le groupe Habitat 67 de l'Expo 67 à Montréal conçu par l'architecte Moshe Safdie.

Les différentes boîtes préfabriquées matériellement assemblées pour faire une nappe continue de logements ont des volumes visuellement distinguables, donc indépendants les uns des autres, et elles sont liées les unes aux autres pour construire ensemble la continuité de cette nappe.

Prenant du recul sur cette configuration matérielle, notre esprit considère que ces différentes boîtes forment ensemble un même bâtiment continu dans lequel elles font le même effet de protubérance individuelle, mais il considère aussi qu'elles sont différentes les unes des autres par leur orientation, par le détail de leurs ouvertures et par la profondeur de leur débord. Notre esprit s'appuie donc sur des effets de même/différent.

Comme dans l'exemple précédent c'est l'effet d'intérieur/extérieur qui sert à différencier les deux notions, mais leurs rôles sont inversés, puisque l'importance des accolements entre boîtes leur permet de se lier les unes aux autres au point de se fondre matériellement à l'intérieur d'une nappe continue, tandis que notre esprit remarque individuellement chaque boîte grâce à la protubérance qui la fait sortir à l'extérieur de cette nappe. C'est donc ici la matérialité des accolements très denses qui produit l'unité de l'ensemble, et par différence c'est notre esprit qui repère la façon dont chaque boîte s'individualise et qui tend ainsi à fractionner la continuité de la nappe des logements.

 

 

Pour la 3e étape de prématurité on revient sur les deux exemples de « maisons dans la maison » que l'on avait donnés de l'architecte Charles Moore au chapitre 9.2.

 



 

 

Charles Moore : Moore House, New Haven, Connecticut (1966/1967)

Source de l'image : https://www.pinterest.fr/pin/550705860658992126/

 

Charles Moore : Jones Laboratory au Cold Spring Harbor Laboratory, Huntington, Long Island Sound, New York (1974)

Source de l'image : https://centerbrook.com/project/cold_spring_harbor_laboratory_jones_laboratory

 

 

Matériellement, ces maisons dans la maison sont différents volumes, d'ailleurs différents entre eux, qui participent ensemble à un même bâtiment, et cela à l'intérieur d'une même enveloppe : effet de même/différent.

Notre esprit ne se contente pas de ce constat purement matériel, il repère que leur relation est telle que l'extérieur de chacun des volumes élémentaires est à l'intérieur d'un volume plus grand qui les rassemble, et il fait ce constat parce que ce grand volume a une forme spécifique d'enveloppe et ne se confond pas avec la somme des volumes élémentaires qui sont à son intérieur : c'est un effet d'intérieur/extérieur qui est lu par notre esprit.

À la troisième étape, c'est l'effet d'un/multiple qui différencie les deux notions : c'est la réunion matérielle des différents volumes dans un seul et même plus grand volume qui porte l'effet d'unité, et par différence c'est notre esprit qui accuse l'effet de multitude en portant son attention sur la séparation de l'extérieur des multiples volumes à l'intérieur du grand volume qui les rassemble.

 

 


 

Renzo Piano et Richard Rogers : Centre Pompidou à Paris 4e (1971/1977), la toiture et la façade côté rue Beaubourg

Source de l'image : http://giornodopog.blogspot.fr/2014/01/31-gennaio-1977-inaugurato-il-beaubourg.html

 

Pour la deuxième étape on avait aussi analysé le Centre Pompidou à Paris, conçu par les architectes Renzo Piano et Richard Rogers. On va considérer sa façade arrière où se concentrent les canalisations et les monte-charges.

Un seul et même bâtiment rassemble de façon expressive différents organes matériellement utiles et matériellement repérés par des couleurs différentes : en blanc, la structure porteuse métallique et ses croix de contreventements, en vert, les canalisations d'eau, en bleu, les canalisations d'air, en rouge, les circulations. La matérialité est donc portée par un effet de même/différent.

Notre esprit ne se contente pas de ce simple constat physique et il repère, en mettant en relation ces différents éléments, que l'extérieur de chacun est bien perceptible à l'intérieur du volume parallélépipédique qui les rassemble : c'est un effet d'intérieur/extérieur.

La différence entre les deux notions est portée par un effet d'un/multiple : comme dans l'exemple précédent c'est la disposition matérielle qui force la lecture de l'unité produite par l'assemblage des différents organes dans un seul et même volume, et par différence c'est notre esprit qui accuse leur séparation en éléments distincts en insistant sur le fait qu'ils sont extérieurs les uns pour les autres.

 

 


Christian de Portzamparc : Cité des Arts à Rio de Janeiro, Brésil (2002-2013)   Source de l'image : http://www.christiandeportzamparc.com/fr/projects/cidade-das-artes/

 

Comme dernier exemple pour la troisième étape de la phase de prématurité, la Cité des Arts de Rio de Janeiro conçue par Christian de Portzamparc (voir chapitre 9.2).

Matériellement, on a une nouvelle fois affaire à un même bâtiment qui rassemble en lui-même différentes structures : des planchers horizontaux, des rampes d'accès, des voiles courbes, des poteaux quelque peu obliques, quelques boîtes accrochées çà et là. C'est un effet de même/différent.

Analysant la relation entre ces diverses structures notre esprit constate que l'extérieur du bâtiment pénètre largement à son intérieur, ce qui lui permet de repérer clairement que l'extérieur de chacun de ses éléments est à l'intérieur de sa forme d'ensemble.

La division du bâtiment en multiples éléments est permise par cette pénétration de l'extérieur à son intérieur à laquelle notre esprit est spécialement sensible, et la matérialité de leur assemblage permet qu'ils forment ensemble un seul et même bâtiment : l'effet d'un/multiple différencie donc ici la notion de matière de celle d'esprit, l'unité étant portée par la matérialité tandis que son aspect multiple est lié à ce qui captive spécialement notre esprit.

 

 

Pour la 4e étape de prématurité, l'immeuble « De Rotterdam » conçu par l'agence OMA de Rem Koolhaas (chapitre 9.2).

 

 


Rem Koolhaas : immeuble « De Rotterdam » à Rotterdam, Pays-Bas (2013)

Source de l'image : https://www.archdaily.com/774864/20-of-the-worlds-best-building-images-shortlisted-for-arcaid-awards-2015/5613e453e58ece449e0000b3-20-of-the-worlds-best-building-images-shortlisted-for-arcaid-awards-2015-image

 

 

À la quatrième étape, la matérialité est portée par un effet d'intérieur/extérieur : cet immeuble gigantesque est formé de différents volumes parallélépipédiques mal ajustés entre eux, l'extérieur de chacun étant d'autant mieux repérable à l'intérieur de leur groupe que l'air extérieur le traverse aux endroits où ces volumes ne sont pas jointifs.

Lorsqu'il analyse la relation entre ces différents volumes, notre esprit repère que leur aspect très semblable produit globalement un effet d'unité, qu'ils forment un seul et même bâtiment puisqu'ils sont portés par un socle commun, mais aussi qu'ils restent des corps de bâtiments séparés et distincts, et donc qu'ils forment de multiples volumes regroupés en un seul bâtiment : c'est un effet d'un/multiple.

À la quatrième étape, la différence entre la notion de matière et la notion d'esprit est portée par un effet de regroupement réussi/raté : notre esprit regroupe tous ces volumes d'aspect unitaire en un seul et même bâtiment, et par différence leur matérialité fait rater ce regroupement puisque l'extérieur de chacun est distinctement repérable, au point même que leur volume est parfois complètement séparé de ses voisins.

 

 

 


Frank Gehry : Lou Ruvo Center for Brain Health à Las Vegas, Nevada (2009)

Source de l'image :
http://www.travelgumbo.com
/blog/where-gumbo-was-16-0-
cleveland-clinic-las-vegas-nevada

 

 

Comme autre exemple de la quatrième étape, le Lou Ruvo Center for Brain Health de Las Vegas à l'aspect complètement déglingué conçu par Frank Gehry.

Matériellement sa surface ondule fortement, au point que certaines parties de façade se retrouvent à servir de toiture à d'autres (dans la partie centrale et dans la partie droite de la photographie), à moins que la façade ne se retourne en arrondi de toiture (à gauche de la photographie). Ces ondulations impliquent que des surfaces extérieures forment des creux, lesquels génèrent nécessairement des intériorités, lesquelles se trouvent donc en situation extérieure : un effet d'intérieur/extérieur résulte encore ici de la configuration matérielle du bâtiment.

Analysant les relations entre les différentes parties de ce bâtiment déglingué, notre esprit repère qu'un aspect unitaire lui est donné par l'unité de sa surface en acier inox, mais aussi que sa dislocation et ses fortes pliures le divisent en multiples surfaces qui semblent disposer chacune d'un mouvement d'effondrement qui lui est propre. Pour notre esprit, ce bâtiment a donc un caractère à la fois un et multiple.

Par différence avec l'immeuble De Rotterdam, cette fois c'est la matérialité du bâtiment qui tend à le regrouper en une unité et en continuité, principalement grâce à l'unicité de son matériau, mais aussi parce que les ondulations de sa surface permettent à la toiture d'un corps de bâtiment de se retrouver à former la façade d'une autre partie de bâtiment, après pliure mais en continuité. Cette fois c'est notre esprit qui, lisant la fragmentation des volumes et des surfaces, se différencie en repérant le ratage de leur regroupement dans une forme globale bien compacte et bien lisible.

 

 

Pour la 5e et dernière étape de prématurité, le magasin Best dont la façade est séparée du reste du bâtiment par une ligne de grands arbres et qui a été conçu par l'architecte James Wines (chapitre 9.2).

 



 

 

James Wines : bâtiment/forêt à Richmond pour la chaîne de magasins Best

 

À gauche, le bâtiment réel, à droite, une vue de la maquette (1979)

 

 

Du fait de cette coupure, la matérialité du bâtiment est à la fois une et multiple puisqu'il s'agit d'un seul bâtiment coupé en deux parties.

Notre esprit constate que la partie qui est coupée du corps principal du bâtiment est sa façade, et par conséquent qu'on doit la considérer regroupée avec le reste du bâtiment puisqu'elle en constitue un élément essentiel. Toutefois, notre esprit ne pouvant pas nier l'existence de cette fracture doit aussi convenir que ce regroupement de la façade avec son bâtiment est raté, ce qui implique pour notre esprit la lecture d'un effet de regroupement réussi/raté.

À la dernière étape, la différence entre la notion de matière et la notion d'esprit est désormais accusée au point que c'est un effet de fait/défait qui la porte : lorsque notre esprit considère que le regroupement de la façade avec le reste du bâtiment est nécessairement fait puisqu'il s'agit de sa façade et qu'un bâtiment ne peut logiquement se passer de sa façade, alors la matérialité de la cassure qui fracture le bâtiment en deux est là pour rappeler que l'unité du bâtiment est complètement défaite, quoi qu'en pense notre esprit.

 

 

 


Tadao Ando : la chambre de la maison Koshino à Kobe, Japon

Source de l'image : http://arquiscopio.com/archivo/2012/10/03/casa-koshino/?lang=fr

 

 

La chambre de la maison Koshino à Kobe, conçue par l'architecte Tadao Ando, a son plafond qui ne joint pas son mur du fond, si bien que la lumière extérieure passe entre ce mur et la rive du plafond.

C'est indéniable, il y a deux parois bien distinctes et séparées l'une de l'autre, le mur et le plafond. Ces deux parois sont toutefois les deux parties d'une même rencontre, d'un même angle de la partie haute de la pièce, un angle dont la matérialité est donc à la fois une et multiple.

Puisqu'il s'agit d'une pièce fermée, notre esprit considère logiquement que le mur et son plafond sont rassemblés pour fermer sa partie haute. Toutefois, comme il ne peut nier l'absence de continuité du béton entre mur et plafond, il considère aussi que le rassemblement du mur et du plafond est raté à l'endroit de l'angle qu'ils forment.

Pour notre esprit, il y a nécessairement une continuité qui est faite entre le mur et le plafond puisqu'il s'agit d'une pièce fermée, mais la présence matérielle de la faille qui les sépare défait la clôture de la pièce, la présence d'un vitrage, d'ailleurs invisible, ne suffisant pas à compenser une telle béance inhabituelle. Dans cet effet de fait/défait qui différencie les deux notions, comme dans l'exemple précédent c'est notre esprit qui cherche à lire la continuité du mur et du plafond, et c'est la matérialité de la présence d'une faille les séparant qui défait cette continuité.

 

 

 


Santiago Calatrava : gare TGV à Lyon

Source de l'image : http://www.bridgeofweek.com/2017/04/bridges-of-lyon-france-ponts-du-gare-du.html

 

 

Dernier exemple de la dernière étape, le grand hall d'entrée de la gare TGV de Lyon conçue par l'architecte Santiago Calatrava (chapitre 9.2).

Ce hall est matériellement formé d'une coque en béton qui s'élance perpendiculairement aux voies et d'une résille métallique qui s'épanouit d'abord en éventail avant de se plier après sa rencontre avec la coque en béton. Cette coque est plissée plusieurs fois dans le sens de sa largeur, la résille métallique, outre sa division en deux parties, l'une verticale, l'autre suivant la coque, est également divisée en une multitude d'éléments métalliques. Matériellement, ce hall est donc, et de plusieurs façons, à la fois un et multiple.

En analysant la relation entre les diverses parties qui enferment le volume du hall, notre esprit constate que si celui-ci est bien rassemblé dans un volume continu fermé, mais ce rassemblement est toutefois raté pour lui lorsqu'il considère que la paroi qui l'enferme résulte de la combinaison de deux parties indépendantes, l'une en béton, l'autre en résille métallique, lesquelles ne se développent d'ailleurs pas dans le même sens mais se croisent. Même le débord du voile en béton ne réussit d'ailleurs pas à se rassembler correctement avec le retour de la résille puisque celle-ci se prolonge au-delà de lui. Notre esprit perçoit donc que le regroupement du hall dans un volume fermé est objectivement réussi, mais qu'il est raté pour ce qui concerne la lecture de la continuité de son enveloppement.

Encore une fois c'est un effet de fait/défait qui différencie les deux notions, et contrairement aux deux exemples précédents, cette fois c'est la matérialité des parois qui réussit à faire la clôture du volume du hall tandis que c'est la lecture de notre esprit qui la défait : notre esprit estime en effet que cette clôture n'est que le résultat fortuit de l'addition de deux parois complètement autonomes l'une de l'autre, des parois dont les formes ne visent d'ailleurs, ni l'une ni l'autre, à refermer un espace puisque, au contraire, chacune affirme qu'elle s'expanse vers le lointain.

 

En peinture et en sculpture, pendant la phase de prématurité on avait constaté un découplage entre les effets de matière devenus très indépendants de ce qui était représenté, et, d'autre part, les effets liés à l'esprit qui attachait au contraire de l'importance à ce qui était représenté.

Une telle dichotomie n'a pas de sens en architecture, mais on a pu constater que la matérialité à prendre en compte correspondait à des aspects spécifiquement physiques des bâtiments tandis que notre esprit s'intéressait lui aux relations entre les diverses parties de la construction, ce qui impliquait souvent de prendre du recul par rapport à l'aspect purement matériel de chacune de ces parties. Bien entendu, cette autonomie entre les aspects matériels de l'architecture et la lecture de leurs relations par notre esprit est la conséquence de l'autonomie relative dont bénéficient les notions de matière et d'esprit depuis la phase précédente.

On a aussi constaté un balancement de plus en plus énergique entre l'effet d'unité produit par l'une des deux notions et l'effet de dislocation produit par l'autre en vue de préparer la phase suivante, celle-ci nécessitant en effet que les deux notions apprennent à devenir parfaitement complémentaires et complètement séparées l'une de l'autre. Cela pour les raisons qu'on a développées dans le passage intitulé « Mutations » précédant l'analyse de la phase de maturité du chapitre 10.1 précédent. À la dernière étape, cela a impliqué que ce que fait l'une soit complètement défait par l'autre.

 

> Chapitre 11 – Maturité