Chapitre 10

 

UNE SECONDE LECTURE,

CETTE FOIS EN 1+1

 

 

 

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10.0.  Sur l'utilité d'une autre lecture de l'évolution des notions de matière et d'esprit :

 

Au chapitre 3.4, après avoir présenté les deux modes de pensée fondamentaux, en 1+1 et en 1/x, on a expliqué pourquoi ils ne pouvaient être envisagés simultanément. Les effets plastiques n'échappant pas à cette impossibilité et le présent chapitre a pour but de compléter, par une approche du type 1+1, l'approche des chapitres précédents dont on va voir pourquoi elle relevait du type 1/x.

On y a vu que les effets plastiques ont d'abord reflété le durcissement progressif du contraste entre la notion de matière et la notion d'esprit (1er super-naturalisme – chapitre 7), puis l'autonomie relative de plus en plus forte des deux notions (2d super-naturalisme – chapitre 8), puis enfin ils ont reflété la façon dont les deux notions devenaient progressivement complémentaires l'une de l'autre (prématurité – chapitre 9). Cette évolution a permis d'observer « comme de l'intérieur » l'évolution de la relation entre la notion de matière et la notion d'esprit, mais jamais d'observer l'évolution propre de la notion de matière ou de la notion d'esprit, car il n'était jamais envisagé de correspondance précise entre un effet plastique quelconque et l'une ou l'autre de ces notions.

Au chapitre 8.1 toutefois, on a donné un aperçu d'une autre analyse possible à l'occasion d'un aparté concernant le portrait de Kahnweiler par Picasso, une analyse qui ne nous immerge pas à l'intérieur de la relation entre les deux notions mais qui décrit spécifiquement ce qui arrive à la notion de matière, ce qui arrive à la notion d'esprit, et ce qui arrive à ce qui fait leur différence. De telles observations ne peuvent être faites depuis l'intérieur de leur relation, seulement depuis son extérieur, car seule une position de recul permet de distinguer les deux notions et d'évaluer séparément l'évolution de l'une et l'évolution de l'autre.

Pour éviter la difficile gymnastique intellectuelle impliquée par le passage d'un type d'analyse à l'autre, dans les chapitres précédents on s'est abstenu de réaliser des analyses faites « depuis l'extérieur » de la relation entre les deux notions. Ces analyses, nous allons maintenant les faire, en reprenant au début du 1er super-naturalisme, et souvent en revenant sur des oeuvres déjà analysées.

 

Puisque les analyses précédentes étaient comme depuis l'intérieur de la relation matière/esprit, comme expliqué au chapitre 3.1 cela veut dire qu'elles étaient du type 1/x, et le recul que l'on va maintenant prendre impliquera des analyses du type 1+1 parce que l'on va toujours envisager une suite de 1+1 effets indépendants les uns des autres.

Nous allons négliger les effets dits « d'état », car leurs effets principaux dominent leurs effets associés en les écrasant, ce qui ne correspond pas à un fonctionnement en 1+1 mais en 1/x. Dans les chapitres précédents, l'effet relatant l'état global de l'ontologie à une étape donnée a été systématiquement présenté comme le second effet prédominant. Dans le cas de Picasso, par exemple, il s'agissait de l'effet de rassemblé/séparé.

Nous ne considérerons donc que les effets dits de « transformation ontologique » qui, effectivement, fonctionnent indépendamment les uns des autres, donc en 1+1, et selon les principes suivants déjà présentés dans l'aparté du chapitre 8.1 : le 1er effet rend spécialement compte de la notion de matière, le 2e rend spécialement compte de la notion d'esprit, le 3e rend compte de ce qui fait la différence entre les deux notions, et le 4e peut être considéré comme le résultat de leur somme. Sauf exception, on ne reviendra pas sur ce 4e effet puisqu'il a déjà été envisagé dans les chapitres précédents dans lesquels il a été systématiquement présenté comme le premier effet prédominant. Dans le cas de Picasso, par exemple, il s'agissait de l'effet de fait/défait. Comme cet effet cumule l'intervention des deux notions il les mélange nécessairement, et il n'a donc aucune utilité pour ce présent chapitre qui consiste à repérer leurs évolutions spécifiques. Si l'on propose cette relecture juste avant de commencer la phase de maturité c'est que l'introduction des notions de produit-fabriqué et d'intention rendra caduc, et même impossible, le type d'analyse que l'on va faire maintenant puisque, lors de cette phase, les quatre effets dits de « transformation ontologique » seront brutalement ramenés à deux.

 

Avant de commencer, il apparaît utile de préciser que, à chaque nouvelle étape, la notion de matière est représentée par un effet plastique qui possède un cran d'énergie supplémentaire par rapport à celui de l'étape précédente. Comme l'effet qui porte la notion d'esprit et celui qui porte la différence entre les deux notions sont respectivement d'un cran et de deux crans d'énergie supérieure à celui qui porte la notion de matière, cela implique que ces deux effets vont également porter un cran d'énergie supplémentaire à chacune des étapes successives.

À la première étape du 1er super-naturalisme, la notion de matière est portée par l'effet qui porte en lui-même l'énergie la plus faible, celui du centre/à la périphérie. Si cet effet est celui qui porte l'énergie la plus faible c'est qu'il se caractérise par un effet de déstabilisation, un effet qui concerne par exemple quelque chose qui est fixe, et donc stable, mais qui s'apprête à bouger du fait de cette déstabilisation. Comme tous les autres effets sont équivalents à des phénomènes physiques correspondant à des déplacements de plus en plus énergiques, et en conséquence de plus en plus rapides, il apparaît normal que celui qui correspond seulement à l'anticipation de l'amorce d'un possible mouvement soit le moins énergétique de tous.

 

 

 

10.1.  L'évolution séparée des notions de matière et d'esprit dans la peinture et la sculpture du 1er super-naturalisme :

 

Pour la 1re étape du 1er super-naturalisme, au chapitre 7.2 on avait envisagé « Le Martyre des saints Cosme et Damien » de Fra Angelico, et on avait alors dit que ses couleurs trop criardes et ses ombres trop lumineuses forçaient l'enveloppe de la matière à se révéler dans l'esprit du regardeur, aidant ainsi à dissiper le flou qui existait alors entre la notion de matière et celle d'esprit.

 

 


Fra Angelico : Le Martyre des saints Cosme et Damien (1438 à 1443)

Source de l'image : http://cartelfr.louvre.fr/cartelfr/visite?srv=car_not_frame&idNotice=1198

 

 

À cette première étape, la notion de matière est portée par l'effet de centre/à la périphérie. Fondamentalement, cet effet vise à nous déstabiliser, et ce qui nous déstabilise ici ce sont précisément les couleurs trop criardes et la trop forte luminosité des corps car il s'agit d'anomalies par rapport à l'aspect matériel normalement attendu pour une telle scène. Par ailleurs, la dispersion sur tout le tableau de tels effets qui tranchent avec l'aspect normal de la matérialité correspond à une autre expression de l'effet du centre/à la périphérie, puisque chaque détail nous déstabilisant se comporte ainsi comme un centre visuel remarquable entouré sur toute sa périphérie de semblables centres visuels.

Notre esprit, lui, se laisse entraîner à lire cette peinture comme s'il s'agissait d'une représentation réaliste, mais il en est retenu par les anomalies que l'on vient de rappeler : la notion d'esprit est portée par un effet d'entraîné/retenu.

On en vient à l'effet d'ensemble/autonomie qui porte la différence entre les deux notions. Notre esprit considère l'ensemble du tableau lorsqu'il se laisse entraîner à penser qu'il s'agit d'une représentation réaliste, car c'est l'ensemble du tableau qui se veut ainsi. Par différence, lorsque nous nous laissons déstabiliser par tel ou tel accent de couleur un peu trop vif, un peu trop acidulé ou un peu trop uniformément lumineux, c'est au cas par cas que cet effet nous frappe, car chaque forme au coloris anormal intervient de façon autonome et pour son propre compte. La notion de matière se différencie donc de celle d'esprit par le fait que les anomalies concernant l'aspect matériel des personnages et du paysage se font remarquer par des accents colorés autonomes, séparés les uns des autres, tandis que notre esprit s'attache à une lecture d'ensemble du tableau puisque seule une lecture globale lui permet de comprendre ce qui s'y passe.

 

 


Piero della Francesca : La Flagellation du Christ (détail)

Source de l'image : https://www.rivagedeboheme.fr/pages/arts/peinture-15-16e-siecles/piero-della-francesca.html

 

 

La même analyse vaudrait pour « La Flagellation du Christ » de Piero della Francesca dont on a donné un détail au chapitre 7.2. On en donne un autre détail qui montre bien comment la compréhension par l'esprit de l'organisation d'ensemble de l'espace et de l'échelonnement dans cet espace des divers personnages est handicapée par les taches ou par les plans de lumière colorés qui interviennent isolément, et donc de façons autonomes, pour troubler notre perception. On notera en particulier comment le plan clair très lumineux de la cage d'escalier située à l'arrière-plan, puisque au-delà de l'ouverture de la porte devant laquelle un personnage est assis, est comme ramené au tout premier plan par sa luminosité aussi intense que celle de la tache blanche du piédestal situé sous son pied gauche. Une tache blanche dont il est d'ailleurs difficile de comprendre qu'elle est à l'arrière du personnage du premier plan. Quant aux taches rouge vif des chaussures du personnage assis, il serait très difficile d'estimer à quel endroit de la profondeur de l'espace elles se trouvent si nous ne comprenions pas qu'elles sont nécessairement aux pieds de ce personnage.

 

 

 


 

 


 

Jan van Eyck : détail de la Vierge du Chancelier Rolin (vers 1435)

Source des images : http://closertovaneyck.kikirpa.be/verona/#viewer/rep1=2&id1=acb9490ee9ba447f1bf7b0d17ab9b3fe


 

 

Toujours pour la 1e étape du 1er super-naturalisme, on aborde maintenant le style propre de Jan van Eyck qui n'utilise pas les mêmes procédés que les peintres italiens que l'on vient d'envisager. Nous donnons un détail de la « Vierge du Chancelier Rolin » qu'il a peint vers 1435, et deux détails plus agrandis de ce détail.En première approche, on pourrait dire qu'il s'agit d'un tableau extrêmement réaliste, dans lequel ni le dessin, ni les coloris, ni l'atmosphère lumineuse générale, ni les accents lumineux locaux, ne dérogent à ce que l'on pourrait attendre d'une telle scène si la Vierge venait à s'assoir devant le Chancelier Rolin et devant une baie donnant sur un paysage du XVe siècle.

Pourtant, si tant de réalisme entraîne bien notre esprit à penser que l'ensemble du tableau retranscrit cette scène de façon très réaliste, il en est paradoxalement retenu par le trop-plein de détails et par la trop grande uniformité du réalisme de ces détails. Car ce qui cloche, dans cet extrême réalisme, c'est précisément que notre esprit est incapable de prêter simultanément une attention extrêmement précise et détaillée à tous les endroits d'une scène aussi vaste, d'autant plus lorsque certains détails sont au premier plan et que d'autres, scrutés avec la même acuité, sont dans le lointain. Notre appareil perceptif ne permet pas de fixer tous les détails des perles assemblées sur la couronne de la Vierge au premier plan tout en fixant notre regard sur tous les détails du paysage et des personnages situés au loin. Notre regard ne nous le permet pas, l'attention de notre esprit ne nous le permet pas non plus, et inévitablement nous ne pouvons regarder les détails qui nous sont proposés que tour à tour, l'un après l'autre, lorsque l'un ou l'autre nous apparaît spécialement digne d'intérêt et qu'il nous déstabilise alors par le réalisme stupéfiant de sa représentation. Réalisme « stupéfiant », car si nous en sommes quelque peu blasés à notre époque qui connaît la photographie en couleur, il devait certainement stupéfier au XVe siècle. La matière nous déstabilise donc ici par les détails stupéfiants de son réalisme stupéfiant, et cette déstabilisation a forcément à voir avec l'effet du centre/à la périphérie. Tout comme dans les exemples italiens, cet effet utilise également la répartition de tels détails matériels déstabilisant sur l'ensemble du tableau, chaque centre d'intérêt visuel « trop détaillé » étant entouré, sur toute sa périphérie, par de semblables centres d’intérêt.

Quand notre esprit se laisse entraîner à penser qu'il y a là une vue réaliste, il en est donc retenu par le constat qu'il y a là trop de détails, et sur des profondeurs de champ trop différentes, pour qu'ils correspondent à une vue globale que l'on pourrait réellement avoir d'un tel paysage. Une véritable vue globale voudrait que, comme dans les exemples italiens, des simplifications soient apportées à l'aspect matériel des bâtiments et des personnages pour que leur saisie visuelle d'ensemble reste plausible. Certes, il n'est pas anormal que tous les détails représentés soient séparément et tour à tour perceptibles depuis un point de vue unique, toutefois, à la différence d'une photographie un tableau n'est pas une transcription exacte d'une réalité observable, c'est d'abord un regard, une interprétation de cette réalité, et ce que ce regard suggère ici très anormalement c'est qu'il serait possible d'avoir une vision détaillée simultanée de toutes les parties d'un très vaste et très profond panorama. Sans compter que l'incongruité de la présence de la Vierge et du Christ dans un paysage du début du XVe siècle provoque elle aussi un effet d'entraîné/retenu puisque, si le réalisme du paysage nous entraîne à ressentir qu'il s'agit là d'une scène réelle, contemporaine du Chancelier Rolin agenouillé devant la Vierge, nous en sommes retenus car la Vierge et le Christ sont supposés avoir vécu quatorze siècles plus tôt.

Enfin, puisque notre esprit doit considérer la vue d'ensemble que propose le tableau pour ressentir cet effet d'entraîné/retenu, et puisque c'est la multitude des détails matériels autonomes trop réalistes qui nous déstabilisent, c'est donc là aussi un effet d'ensemble/autonomie qui porte la différence entre les deux notions. Et cette fois encore il faut évoquer l'anachronisme de la présence de la Vierge et du Christ dans un paysage du XVe siècle, car il implique un autre effet d'ensemble/autonomie concourant à différencier les notions de matière et d'esprit, mais cette fois en sens inverse : une vue d'ensemble du paysage intègre la présence matérielle de personnages réputés divins, mais notre esprit comprend bien qu'ils correspondent à une temporalité très autonome de celle de ce paysage puisqu'ils en sont séparés par quatorze siècles environ.

 

Pour finir, et puisque l'on n'a pas précédemment analysé ce tableau, on peut préciser que les notions de matière et d'esprit s'accordent pour faire ensemble un effet d'un/multiple : pour l'esprit, il s'agit d'une scène unifiée comportant une multitude de détails, et même plusieurs temporalités, quant à la matière elle se signale par une multitude d'anomalies du même type, celui d'un trop grand réalisme de détail pour une vue aussi large et aussi profonde.

Le deuxième effet dominant à cette étape est le relié/détaché : chaque détail qui se détache visuellement est évidemment relié au paysage global, tandis que la Vierge et le conseiller Rolin, bien que reliés dans cette vue à l'ensemble du paysage lointain, en sont simultanément détachés puisqu'ils sont en retrait à l'intérieur d'une loggia. Au passage, on signale que c'est pour cette raison que bien des tableaux du XVe siècle représentent l'intérieur d'une pièce enclose mais dont une ou plusieurs fenêtres permettent une vue sur le lointain, reliant ainsi cette pièce au paysage extérieur dont elle est physiquement détachée.

 

 

Pour la 2e étape du 1er super-naturalisme, on revient sur « L'Ouverture du cinquième sceau de l'Apocalypse » du Greco (voir chapitre 7.2).

 

 


El Greco (Domenikos Theotokopoulos) : L'Ouverture du cinquième sceau de l'Apocalypse (1608-1614, détail)

Source de l'image : https://www.francetvinfo.fr/culture/arts-expos/peinture/madrid-le-greco-inspirateur-de-la-peinture-moderne-au-prado_3364243.html

 

 

La matière est maintenant prise en charge par un effet d'entraîné/retenu : entraînés par un irrépressible mouvement interne, tous les nuages, tous les plis des vêtements et tous les muscles des personnages sont autant d'éléments matériels qui s'agitent frénétiquement. Toutefois, malgré cette agitation qui les entraîne, ils ne bougent absolument pas puisque, s'agissant d'une peinture, ils sont nécessairement retenus sur place.

Si cette agitation matérielle semble complètement désordonnée, notre esprit est cependant capable de comprendre et de dégager un sens à l'organisation d'ensemble de tous ces morceaux d'agitation épars, et donc autonomes : la notion d'esprit est portée par un effet d'ensemble/autonomie.

Pour ce qui la concerne, la différence entre les deux notions est maintenant portée par un effet d'ouvert/fermé :

 - chaque agitation matérielle locale correspond à un effet d'ouverture, parce que cette agitation « fait bouger les formes » et ouvre ainsi une dynamique à l'intérieur du tableau, mais aussi parce que, pour l'essentiel, il s'agit de surfaces très lumineuses qui font sortir la lumière du tableau et l'ouvrent ainsi vers l'extérieur en faisant rayonner cette lumière vers nous.

 - par différence, la vue d'ensemble lue par notre esprit est figée, bloquée, donc fermée à toute dynamique interne, et pour beaucoup ce sont les surfaces les plus sombres, rayonnant le moins de lumière, qui aident le plus à comprendre l'organisation d'ensemble de la scène en assurant les transitions que comprend notre esprit entre ses diverses parties lumineuses très agitées.

 

 

Pour la 3e étape du 1er super-naturalisme, « La Jeune Fille à la perle » de Vermeer (voir chapitre 7.2).

 

 


Vermeer de Delf : La Jeune Fille à la perle (1665 – détail)

Source de l'image : https://commons.wikimedia.org
/wiki/File:Johannes_Vermeer_%281632-1675%29_-_
The_Girl_With_The_Pearl_Earring_%281665%29.jpg

 

 

À la 3e étape, cette fois c'est la matière qui s'affirme par un effet d'ensemble/autonomie. Son effet d'ensemble est évidemment ici la représentation matérielle globale de la jeune fille, une représentation qui conjugue différents styles plastiques très autonomes les uns des autres : des surfaces très doucement modelées comme le sont les joues et leur raccordement au nez, des surfaces brutalement contrastées et morcelées en plans brutaux, comme le turban dans sa partie bleue et dans sa partie crème, des surfaces doucement ombrées comme son menton, son nez et l'entourage de ses yeux, mais aussi des surfaces ou des points brutalement lumineux comme le blanc de ses yeux, le col de son habit et les éclats de lumière sur ses pupilles, sur ses lèvres, sur sa perle.

Ce qui captive principalement notre esprit ce sont toutes ces taches blanches et lumineuses que l'on vient d'énumérer et qui rayonnent leur lumière, ce qui relève d'un effet d'ouvert/fermé.

L'effet de ça se suit/sans se suivre différencie la notion de matière et celle d'esprit : on peut passer en continuité, et donc suivre en continuité, les différentes surfaces aux aspects matériels dont on a décrit plus haut l'autonomie des styles plastiques, mais les points blancs lumineux et les surfaces blanches lumineuses qui captivent notre esprit ne se suivent pas et sont au contraire complètement isolés les uns des autres.

 

 

Pour la 4e et dernière étape du 1er super-naturalisme on avait donné plusieurs exemples de peintures de Watteau. On revient sur son « Assemblée dans un parc » (voir chapitre 7.1).

 


Jean-Antoine Watteau - Assemblée dans un parc   Source de l'image : https://collections.louvre.fr/en/ark:/53355/cl010059596

 

La notion de matière y hérite de l'effet d'ouvert/fermé qui portait la notion d'esprit à l'étape précédente. La lumière qui rayonne de la trouée lumineuse entre les arbres et de son reflet sur l'étendue d'eau semble ouvrir la peinture vers nous, et à l'inverse les grandes surfaces sombres des arbres du parc ferment sa surface. La matérialité des personnages implique également de vifs effets de lumière à l'endroit des plis de leurs habits tandis que la partie principale de leurs vêtements est d'une tonalité plus sombre qui n'irradie pas la lumière.

Ces violents contrastes entre obscurité et luminosité sont difficiles à supporter pour notre esprit. Malgré ceux-ci notre esprit doit rétablir correctement l'échelonnement des volumes dans l'espace, ce qui relève d'un effet de ça se suit/sans se suivre : malgré le coup de lumière en contre-jour venant du fond du tableau qui donne l'impression de faire venir cette lumière en premier plan, notre esprit comprend que cette lumière provient du ciel situé très loin à l'horizon, rétablit la position relative des hautes futées sombres du parc et les évalue en premier plan par rapport à l'origine très lointaine de cette luminosité. L'ordre dans lequel cela se suit entre les premiers plans et le lointain n'est donc pas le même lorsque l'on se fie à l'impression donnée par la matière lumineuse et lorsque l'on se fie à ce que comprend notre esprit, ou, dit autrement, ce qui se suit selon l'impression lumineuse ne se suit pas selon notre intelligence de la profondeur du paysage. Dans le cas des personnages du premier plan, les accents de lumière sont donnés par des plis brillants bien détachés les uns des autres et ne semblant donc pas se suivre en continu, mais là encore notre notre esprit corrige cette impression produite par la matérialité des accents de lumière et nous permet de comprendre que tous ces plis miroitants séparés se suivent en continu sur la surface des tissus. Même chose pour les éclats de lumière des brins d'herbe, bien détachés les uns des autres mais dont notre esprit comprend qu'ils appartiennent tous à la surface de l'herbe qui se poursuit en continu.

En s'appuyant sur les effets que l'on vient d'examiner, on peut déduire que c'est par un effet d'homogène/hétérogène que se différencient les notions de matière et d'esprit :

 - les volumes des arbres du parc se regroupent pour former une masse matérielle homogènement sombre, tout comme les éclats de lumière en contre-jour venant du ciel forment une masse lumineuse homogène, et tout comme les éclats de lumière rayonnant des plis des vêtements des personnages forment une trame lumineuse très homogène au premier plan.

 - c'est notre esprit qui s'affronte aux contrastes très hétérogènes entre les masses sombres et les éclats de lumière correspondant à la matérialité de la scène, et c'est lui qui est capable, en traitant ces contrastes, de recréer la volumétrie exacte du parc et de chacun des personnages qui s'y trouvent.

 

 

Pour la 1re étape du 2d super-naturalisme, « Le Bocal d'abricots » de Chardin (voir chapitre 8.1).

 

 


Jean-Siméon Chardin (1699-1779) : Le Bocal d'abricots (1758 – détail)

Source de l'image :
https://commons.wikimedia.org
/wiki/File:Jean-Sim%C3%A9on
_Chardin_-_Jar_of_Apricots_
-_Google_Art_Project.jpg

 

 

Plus loin, nous examinerons la mutation qui se produit au moment du changement de phase ontologique, mais pour l'instant nous nous contentons d'observer que les effets consacrés séparément à chacune des deux notions continuent de se succéder de la même façon, ce qui implique que l'effet de ça se suit/sans se suivre qui portait précédemment la notion d'esprit porte maintenant celle de matière. Autant, dans l'Assemblée dans un parc de Watteau, l'intelligence de notre esprit avait fort à faire pour reconstituer la réalité des volumes déformés par la matérialité des accents lumineux, autant ici c'est d'emblée que la matérialité des objets et leur disposition dans la profondeur sont données. Certes, il y a quelques pointes de lumière, quelques éclats de blanc sur les abricots, sur leur bocal, sur les verres et sur le fond gris du mur devant lequel s'échappe la fumée qui sort de la tasse, mais ces éclats de lumière qui semblent sortir des objets restent limités en intensité. Ces éclats de lumière ne suivent pas le volume des objets puisqu'ils en sortent, mais on peut toujours repérer qu'ils émanent de leur surface et qu'ils suivent donc correctement leur position normale dans l'espace.

Notre esprit est évidemment captivé par ces pointes de lumière qui sortent avec parcimonie des objets, pointes de lumière qui correspondent à des hétérogénéités locales dans l'homogénéité suave de la profonde pénombre qui enveloppe le bocal et les verres, et dans l'homogénéité de la douce matière colorée qui imprègne la plupart des autres objets. Pour ce qui concerne spécialement ce qui captive notre esprit, leur expression est donc portée par des effets d'homogène/ hétérogène.

C'est un effet de rassemblé/-séparé qui sert cette fois à différencier les deux notions : alors que la matérialité des objets est tout entière rassemblée de façon continue, les éclats de lumière qui captivent notre esprit se détachent visuellement et se séparent donc de cette matière. On retrouve ce que l'on avait dit au chapitre 8.1 lorsqu'on décrivait l'effet prédominant de relié/détaché que font ensemble les deux notions : les accents de lumière se détachent visuellement tout en étant bien collés aux objets, et donc tout en étant bien reliés à eux. Toutefois, ce que l'on considère maintenant c'est que la circonstance que les accents de lumière restent bien collés aux objets fait spécialement partie de la matérialité de la scène, tandis que le fait que ces accents de lumière se détachent visuellement et se séparent ainsi visuellement de la matière représentée est ce qui captive spécialement notre esprit.

 

 

Pour la 2e étape du 2d super-naturalisme, on revient d'abord sur le portrait de Stéphane Mallarmé par Édouard Manet dont on donne cette fois une vue complète (voir chapitre 8.1).

 

 


Édouard Manet : Stéphane Mallarmé

Source de l'image :
https://www.google.com
/culturalinstitute/beta/asset
/st%C3%A9phane-mallarm%C3%A9
/dQE80gCkrM68mA

 

 

La matérialité s'exprime à cette étape par des effets d'homogène/hétérogène, ce qui se traduit par l'utilisation de surfaces au coloris uniforme brutalement tranchées les unes des autres par l'hétérogénéité de leurs teintes. Ainsi, sans ménagement pour les plis que l'on devrait y trouver, et donc pour les gradations progressives de la couleur normalement impliquées par le relief de ces plis, le genou du pantalon est une vaste zone gris clair assez uniforme qui tranche sèchement avec les gris beaucoup plus foncés, sinon noirs, de son habit. À son tour, cet habit est brossé par une alternance de surfaces gris foncé et de surfaces quasiment noires ayant chacune un coloris assez uniforme sur toute son étendue. La même chose vaut pour la surface des doigts qui tiennent le cigare et dont l'homogénéité rose fait peu de cas du détail de ces doigts, traitant même l'index et le majeur comme s'ils correspondaient à une même surface continue, une surface qui contraste assez brutalement avec la teinte brune assez uniforme qui regroupe le cigare et les parties des doigts qui sont dans l'ombre. Le front offre pareillement une surface rosée assez uniforme qui tranche brutalement avec la teinte uniformément brune de ses tempes et avec la teinte beaucoup plus sombre de ses cheveux et de ses sourcils. Etc. Indépendamment de l'hétérogénéité de leurs couleurs respectives, individuellement aucune de ces surfaces n'est d'ailleurs absolument homogène, de légères hétérogénéités s'y remarquant, soit dans le coloris, soit dans le sens de la touche du pinceau, ce qui vaut spécialement pour la surface du mur d'un brun blond globalement homogène mais dans lequel les dessins du papier peint, les ombres plus ou moins foncées, la fumée du cigare ainsi que de divers flous en font une surface « homogène/hétérogène ».

Toutes ces surfaces, assez plates du fait de leur teinte assez homogène et sans transition nuancée entre elles, reconstituent assez diffici-lement l'apparence du personnage. Notre esprit, parce qu'il doit faire avec la matérialité représentée, doit pour sa part utiliser des effets de rassemblé/séparé pour compenser l'homogénéité excessive de ces aplats et la brutalité trop forte de leurs transitions. Ainsi, pour reconstituer le vêtement du personnage, nous rassemblons visuellement tous les aplats séparés gris foncé brossés de manière oblique en les articulant beaucoup plus souplement et graduellement par l'imagination avec les surfaces noires de cet habit que cela n'est montré par le peintre. De la même façon, notre esprit rassemble dans une même continuité les parties trop roses et les parties trop sombres des doigts que leur trop brutale différence de couleur sépare dans notre perception, et il rassemble aussi sur une surface continue doucement arrondie les tempes et le front du personnage que leurs coloris uniformes et mutuellement trop hétérogènes tendent à séparer trop brutalement. À l'inverse, il sépare par l'imagination le majeur et l'index de sa main anormalement rassemblés dans une même continuité peinte.

Enfin, ce sont des effets de synchronisé/incommensurable qui servent à différencier la notion de matière et la notion d'esprit : tandis que notre esprit reconstitue le personnage en synchronisant sa représentation avec ce qu'il suppose être son apparence réelle, la matérialité des aplats colorés trop brutalement contrastés forme un ensemble non continu de surfaces qui, en l'absence de cette reconstitution par notre esprit, serait incommensurable avec l'apparence réelle d'un personnage.

 

 

 


Paul Cézanne : Montagne Sainte-Victoire

Source de l'image : https://fr.wikipedia.org/wiki/Paul_Cézanne

 

 

Toujours pour la 2e étape, la « Montagne Sainte-Victoire » de Paul Cézanne analysée au chapitre 8.1 et dont nous donnons cette fois une vue complète.

Matériellement, le paysage se présente comme une série de frottis, chacun de couleur uniforme et la plupart brossés verticalement. Quelques-uns sont repérables isolément mais la plupart se regroupent pour former des séries linéaires de coups de brosse monocolores, d'autres encore s'étalent plus largement sur des surfaces de teinte quasi uniforme, vert tendre, vert très foncé, jaune, gris bleuté clair, gris bleuté assez soutenu, bleu ciel pâle ou plus foncé. Quelles que soient la forme et la taille de ces surfaces colorées de façon homogène, elles tranchent sans transition, c'est-à-dire de façon hétérogène, sur la couleur des surfaces voisines. Pour l'ensemble du tableau, ce traitement implique que toute l'étendue du paysage y est rendue de façon homogène au moyen de coups de brosse aux coloris mutuellement hétérogènes, lesquels correspondent d'ailleurs à des matérialités hétérogènes : végétations, habitations, rochers, ciel. Toute la matérialité du paysage est donc rendue ici par des effets d'homogène/hétérogène.

Sur la base de cette fragmentation de la matérialité qui nous est proposée, et comme il en allait pour le portrait de Mallarmé, c'est à notre esprit qu'il revient de reconstituer la réalité de l'apparence du paysage, en regroupant pour cela tels ou tels coups de brosse verts séparés pour reconstituer une ligne d'arbres, ou, à l'inverse, en séparant plusieurs bouquets d'arbres à l'intérieur d'une masse confuse de vert et de noir dans laquelle le peintre les a rassemblés de façon imprécise, ou bien encore en distinguant diverses taches jaunes pour attribuer les unes à des étendues herbeuses sèches et d'autres à des pans de bâtiments. À l'échelle de l'ensemble du tableau, notre esprit doit aussi séparer un rideau d'arbres d'un autre, séparer des rideaux d'arbres de l'étendue du paysage plus lointain, celui-ci de la montagne, et même la montagne du ciel car l'emploi systématique d'une touche en hachure nous fait rassembler involontairement toutes ces réalités différentes dans notre perception. Bref, pour comprendre ce qui est représenté, notre esprit sépare des surfaces rassemblées dans des coloris trop uniformes ou traitées de façons trop semblables, tandis qu'à l'inverse il doit rassembler en ensembles continus des surfaces qui sont trop brutalement séparées par des coloris trop tranchés.

Des effets de synchronisé/incommensurable différencient la notion de matière et la notion d'esprit :

 - on repère bien que l'ensemble du tableau se synchronise dans le principe de la répétition systématique d'une touche monocolore fragmentant toute sa surface, qu'il s'agisse des touches verticales de diverses nuances de vert, jaune ou de bleu du premier plan, ou qu'il s'agisse des touches plus ou moins verticales de bleu plus ou moins gris et plus ou moins clair pour rendre compte du ciel dans le fond du tableau ;

 - mais si cette décomposition matérielle systématique du paysage produit un effet de synchronisation, c'est-à-dire de répétition uniforme d'un même principe pictural, notre esprit lit un tout autre paysage que celui représenté, un paysage dans lequel les végétations du premier plan sont bien décalées en profondeur des rideaux d'arbres vert sombre du second plan, un paysage dans lequel l'étendue des champs du lointain ne correspond pas à une surface verticale semblant nous faire face mais à un terrain horizontal qui s'éloigne doucement vers le lointain, un paysage dans lequel le ciel ne semble pas un rideau vertical prolongeant la silhouette de la montagne mais une étendue vide qui se prolonge très loin derrière elle. Bref, ce que reconstitue notre esprit est incommensurable avec la matérialité qui nous est proposée par le peintre, notamment parce que la transparence cristalline du ciel tel que nous l'imaginons est incommensurable avec l'opacité compacte des arbres du premier plan alors que ces deux réalités sont matériellement évoquées de façon synchronisée par des séries de hachures de couleur, chaque fois homogène et chaque fois semblant générer ensemble un rideau vertical.

Avec la Sainte-Victoire de Cézanne, tout comme il en allait avec le Mallarmé de Manet, sans doute l'effet d'incommensurabilité peut-il nous sembler léger tellement il reste facile d'imaginer la vue réelle derrière la vue déformée par la touche du peintre, mais il faut considérer qu'il ne s'agissait là que de la première étape du divorce d'avec l'apparence du réel qui culminera avec le cubisme. Et là encore, il ne faut pas regarder ces œuvres avec nos yeux désormais habitués à toutes les outrances, mais avec celle des contemporains pour qui la peinture « léchée » de l'académisme était encore la seule représentation envisageable de la réalité.

 

 

Pour la 3e étape du 2d super-naturalisme, on revient sur le détail de l'arche de la falaise d'Étretat et sa rencontre avec la mer peint par Claude Monet et analysé au chapitre 8.1.

 

 


Claude Monet : La Manneporte près d'Étretat (1886 – détail)

Source de l'image : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Claude_Monet_-_The_Manneporte_near_%C3%89tretat.jpg?uselang=fr

 

 

À la 3e étape, c'est maintenant la matérialité qui est rendue par des effets de rassemblé/séparé : des traînées de couleur bien séparées se rassemblent dans notre vision pour reconstituer l'apparence matérielle du pied de l'arche, et des touches de couleur bien séparées se rassemblent dans notre vision pour reconstituer l'apparence matérielle de la surface mouvante de la mer.

C'est maintenant sur des effets de synchronisé/incommensurable que doit s'appuyer notre esprit pour restituer la réalité du paysage, car l'apparence compacte de l'arche en pierre qu'il reconstitue à partir de traînées colorées est incommensurable avec l'apparence réelle de ce lâche entrelacs de lignes colorées, roses, violettes, grises et brunes, tout comme l'apparence mouvante de la surface de la mer qu'il reconstitue à partir de taches colorées disjointes est incommensurable avec l'apparence réelle de ce rigide fouillis coloré vert, bleu, blanc et violacé.

La différence entre les deux notions est maintenant portée par des effets de continu/coupé : la matérialité des surfaces peintes est constamment coupée puisque les touches de couleur ou les traînées de couleur sont bien séparées les unes des autres, et donc coupées les unes des autres, mais pour sa part notre esprit reconstitue imaginairement des surfaces continues de falaise et de mer à partir de cette matérialité peinte constamment coupée.

 

 

 


Henri Matisse : L’Atelier rouge (1911)

Source de l'image : http://art.moderne.utl13.fr/2013/11/cours-du-18-novembre-2013/

 

 

Pour la 3e étape aussi nous revenons sur « L’Atelier rouge » d'Henri Matisse qui utilise des effets très différents de ceux de Monet et des autres peintres impressionnistes.

L'effet de rassemblé/séparé produit par la matérialité peinte du tableau est évident : tous les objets séparés sont rassemblés sur une même surface rouge, et la plupart du temps ils sont séparés les uns des autres par un léger filet orangé.

L'espace en trois dimensions dont la profondeur est reconstituée par notre esprit est évidemment incommensurable avec cette représentation plate et sans ombre qui rabat toute cette profondeur sur une surface rouge uniforme, mais cette reconstitution n'est possible que parce que notre esprit réussit à synchroniser cette représentation plane avec l'apparence d'une pièce dans les trois dimensions de l'espace.

Comme dans l'exemple précédent, mais de façon très différente, c'est l'effet de continu/coupé qui est mis à contribution pour distinguer la notion de matière et la notion d'esprit : la matérialité de la représentation vit sur une surface continue rouge, tandis que notre esprit coupe les divers objets les uns des autres pour reconstituer leurs volumes séparés tels qu'ils vivent dans l'espace en trois dimensions.

 

 

Pour la 4e et dernière étape du 2d super-naturalisme, à l'occasion d'un aparté au chapitre 8.1 on a déjà proposé une analyse du type 1+1 du portrait de Kanhweiler par Picasso. On revient sur un exemple très différent de Picasso analysé à ce même chapitre, son portrait de Dora Maar.

 

 


Pablo Picasso : Portrait de Dora Maar (1937 – détail)

Source de l'image : https://www.museepicassoparis.fr/fr/portrait-de-dora-maar

 

 

La notion de matière y est prise en charge par un effet de synchronisé/incommensurable : sur une même figure se synchronisent matériellement des vues qui sont tout à fait incommensurables entre elles, puisque le visage est à la fois vu de face, de profil, et de profil depuis son autre côté. La discordance entre l'aspect matériel de ce portrait et l'aspect d'une femme réelle est tellement grande qu'il ne faut d'ailleurs pas trop chercher à synchroniser visuellement ces deux aspects, la notion de synchronisation correspondant ici plus modestement à la réussite de la coordination des différentes parties du visage pour parvenir à se tenir toutes dans un même contour.

Si l'on jette un regard rétrospectif sur l'évolution de la matérialité de la représentation depuis la première étape du 2d super-naturalisme, on ne peut que constater que l'écart ne cesse de s'amplifier entre la matérialité réelle de ce qui est représenté et la matérialité de sa représentation : d'abord, des représentations très réalistes avec Chardin, puis un brouillage des formes par Manet et Cézanne, puis une vibration encore plus intense de la texture chez Monet ou un rabattement des trois dimensions de l'espace sur une simple surface plane monocolore chez Matisse, puis enfin les fractures bien plus multiples et bien plus tordues de l'espace dans les portraits de Kanhweiler et de Dora Maar de Picasso. On a bien ici une énergie de déformation de la matérialité de l'espace qui s'amplifie d'étape en étape, et c'est tout l'intérêt de cette analyse en 1+1 que de permettre d'observer cette évolution spécifique de la notion de matière.

Simultanément, et nécessairement, notre esprit doit faire un effort plus conséquent à chaque étape pour reconstituer la réalité représentée malgré les déformations matérielles de plus en plus violentes qu'en propose le peintre. Pour cela, à cette dernière étape c'est à l'effet de continu/coupé qu'il doit avoir recours, car pour lire qu'il y a là le visage de Dora Maar nous devons complètement couper les uns des autres les divers tronçons de sa représentation, un œil vu de face, un œil vu de côté, une bouche vue depuis l'autre côté, etc., et cela tout en ayant simultanément à l'esprit que tous ces fragments appartiennent à un visage nécessairement continu.

C'est enfin un effet de lié/indépendant qui sert à différencier les deux notions : c'est notre esprit qui repère que les différents aspects du visage représenté correspondent à des points de vue complètement indépendants les uns des autres, et c'est la matérialité de la représentation qui relie ces fragments de visage indépendants dans une même forme globale.

 

 

Mutations :

Avant de passer à la phase de prématurité, on envisage de façon globale l'évolution des notions de matière et d'esprit pendant les deux phases que nous venons de parcourir. Puisqu'il est utile pour cela d'avoir en tête le principe du fonctionnement de chaque phase ontologique et celui de la phase suivante auquel elle prépare, on rappelle les schémas qui résument ces fonctionnements successifs avant de les envisager les uns après les autres en commençant par le deuxième :

 

 

phase du 1er super-naturalisme :

 

 


 

 

 

phase du 2d super-naturalisme :

 

 


 

 

 

ontologie prémature :

 

 


 

 

 

ontologie mature :

 

 


 

 

Du 2d super-naturalisme on a déjà évoqué sa caractéristique à l'occasion du portrait de Dora Maar : pour ce qui concerne la matérialité, au fil des étapes successives, les artistes n'ont eu de cesse de la présenter sous un aspect de plus en plus éloigné de son apparence réelle, ce qui implique que l'esprit doit alors se donner de plus en plus de mal pour la rétablir par la pensée. De Chardin à Picasso, il est évident que la trajectoire est celle de plus en plus de déformation de l'apparence matérielle.

Cette caractéristique du 2d super-naturalisme résulte de la combinaison du fonctionnement propre à cette phase avec celui de la phase suivante. Pendant cette phase en effet, la matière et l'esprit forment une unité compacte, même si ces deux notions y sont clairement différenciées, et c'est cette adhérence des deux notions l'une avec l'autre qui implique que la notion d'esprit ne peut se faire valoir que dans sa relation avec la matière, par exemple en s'efforçant de rétablir par l'imagination l'apparence normale de la matière malgré les déformations qui en sont proposées. Les deux notions doivent aussi acquérir petit à petit le fonctionnement propre à la phase suivante afin de pouvoir finalement y basculer, et c'est précisément pour obtenir l'autonomie requise par le fonctionnement de la phase prémature que l'esprit du peintre prend de plus en plus d'autonomie par rapport à l'aspect réel de la matière et qu'il la figure sur sa toile d'une façon que l'on peut dire « de plus en plus défigurée ».

Il faut toutefois relativiser cette démarche, car pendant le 2d super-naturalisme la matière évoquée sur la toile n'est pas toujours la matière que l'on trouve dans la vie réelle. Comme on l'a vu avec Mondrian et avec Malevitch, cette phase a aussi connu des expressions d'art abstrait, ou du moins improprement appelé « abstrait », puisqu'il fait au contraire avec l'aspect le plus concert de sa matière picturale. Dans l'art dit abstrait, la matière prise en compte est en effet la surface pigmentée de la peinture elle-même, tandis que la notion d'esprit s'y fait valoir par le caractère géométrique des formes matériellement peintes, à moins que, comme dans certains tableaux de Kandinsky que nous n'avons pas évoqué, l'esprit ne se fasse valoir par l'arbitraire évident de ses tracés matériels ou de l'utilisation matérielle de ses couleurs. Par ce moyen de l'art dit abstrait, les notions de matière et d'esprit collaient donc encore l'une à l'autre tout en permettant aux deux notions d'acquérir une importante autonomie d'expression l'une par rapport à l'autre.

 

On recule maintenant au 1er super-naturalisme qui avait précédé.

Les notions de matière et d'esprit y fonctionnaient déjà en unité compacte, collées l'une à l'autre, et là aussi on a toujours vu que l'évolution concernait la relation entre le monde matériel représenté et la façon dont il était réellement représenté sur la toile. Toutefois, il ne s'agissait pas encore de rétablir par l'imagination l'aspect réel de la matérialité, seulement d'une difficulté de plus en plus grande pour lire ce qui est représenté. À la première étape, un problème survenait seulement à certaines échelles du regard : chez Fra Angelico, chez Piero della Francesca ou chez van Eyck, la vue d'ensemble ne pose pas problème, c'est dans les détails que des anomalies se révèlent, couleurs trop vives ou trop uniformément lumineuses chez les deux premiers, détails beaucoup trop précis pour être rapportés de façon systématique dans une vue d'ensemble chez le troisième. Dès la troisième étape, une discordance radicale s'affirme entre la lecture d'ensemble de la matérialité du visage de la Jeune Fille à la perle de Vermeer et la lecture des points de lumière très séparés les uns des autres qui intéressent spécialement notre esprit. À la dernière étape, dans l'Assemblée dans un parc de Watteau, l'esprit doit faire un effort encore plus grand pour s'adapter aux violents effets de clair-obscur du paysage et de miroitement lumineux des soieries afin de rétablir l'échelonnement normal dans l'espace des frondaisons et des personnages représentés.

Puisque la matérialité n'est pas alors spécialement déformée, cette difficulté n'a rien à voir avec celle impliquée par l'irréalisme du portrait de Dora Maar. À la dernière étape en effet, notre esprit n'a toujours pas besoin de faire un effort pour rétablir par l'imagination l'aspect réel de la matière représentée, il a seulement besoin de faire un effort pour bien saisir tous les aspects de ce qui est représenté. Là encore, la raison de cette difficulté se trouve dans la préparation au fonctionnement de la phase suivante : pour y basculer, il faut que la différence entre la notion de matière et la notion d'esprit soit aussi tranchée que possible, et le fait que tout au long du 1er super-naturalisme l'esprit a de plus en plus de difficulté pour déchiffrer l'aspect réel de la matière est un révélateur de la différence qui se creuse alors de plus en plus fortement entre la matière et l'esprit.

 

Raisonnant de façon similaire, on peut maintenant deviner ce qui va se passer dans la phase de prématurité qu'il nous reste à envisager.

En premier lieu, on doit tenir compte du fait que les deux notions auront acquis une forte indépendance l'une par rapport à l'autre. Comme elles ne sont plus collées l'une à l'autre, ce qui relève de l'esprit ne sera plus systématiquement en relation avec la matière, ce qui implique par exemple que les effets plastiques concernant l'aspect de la matière représentée seront souvent sans rapport avec la réalité de cette matière, et par conséquent nous devrons les prendre en compte sans s'occuper du tout de ce qui représenté, donc sans que notre esprit ne cherche systématiquement à rétablir par l'imagination l'aspect réel de la matérialité représentée.

En second lieu, il convient de préparer l'ontologie mature dans laquelle les notions de matière et d'esprit seront à la fois absolument complémentaires l'une de l'autre et absolument séparées l'une de l'autre, ce qui implique que plus l'une sera prise en considération et plus l'autre devra disparaître, se disloquer, se fragmenter, ce qui culminera à la dernière étape où c'est l'effet de fait/défait qui servira à les différencier et où, en conséquence, lorsque la notion de matière sera faite, la notion d'esprit sera défaite, et inversement. Cette dislocation réciproque est en effet nécessaire pour que les deux notions soient à la fois complémentaires et séparées à l'entrée de la phase mature suivante :

 - puisqu'elles doivent être complémentaires, plus rien de l'une ne devra rester quand on aura l'autre, car sinon cela voudrait dire qu'elles se chevauchent quelque peu en ayant quelque chose en commun et qu'elles ne sont donc pas parfaitement complémentaires ;

 - puisqu'elles doivent être séparées, l'une devra complètement disparaître quand on aura l'autre, car sinon cela voudrait dire qu'elles restent quelque peu collées l'une à l'autre.

 

 

Nous passons à son tour à l'analyse de type 1+1 de la phase de prématurité :

Au chapitre 9.1, on avait justifié l'existence de deux filières distinctes, la filière 1+1 et la filière 1/x, étant rappelé que la notion de filière est distincte du type utilisé pour l'analyse. Reprenant cette notion, pour chaque étape on analysera systématiquement deux œuvres, une pour chaque filière.

 

Pour la 1re étape de prématurité, on revient sur le tableau surréaliste de René Magritte qu'il a intitulé « La Condition Humaine » (voir chapitre 9.1).

 

IMAGE ÉVOQUÉE : René Magritte, La Condition Humaine (1933)

Elle est en principe accessible à l'adresse  https://www.pinterest.co.uk/pin/524387950341701806/

Sinon, faites une recherche sur un moteur de recherche de votre choix avec la requête : René Magritte La Condition Humaine

 

À cette première étape, c'est l'effet de continu/coupé qui porte la notion de matière. Il concerne spécialement le paysage représenté qui est parfaitement continu, à l'exception de la tranche verticale du tableau qui coupe très nettement cette continuité. On remarquera, ainsi qu'on l'avait annoncé dans les développements précédents, que l'on ne tient absolument pas compte de la réalité matérielle représentée puisque, pour lire la continuité matérielle on néglige de prendre en compte son irréalisme matériel, pourtant bien perçu puisqu'elle qu'elle concerne pour partie un tableau peint et pour partie un paysage réel.

C'est notre esprit qui repère que la continuité du paysage représenté est une fausse continuité puisqu'il s'agit pour partie d'un tableau peint situé à l'intérieur d'une pièce et pour partie d'un paysage réel situé à son extérieur, au-delà de la fenêtre. Ayant fait cette constatation, notre esprit considère que les deux parties du paysage correspondent à des réalités complètement indépendantes qui sont liées l'une à l'autre par un effet de continuité quasiment accidentel : c'est un effet de lié/indépendant. À la première étape, c'est un effet de même/différent qui sert à différencier les deux notions : pour ce qui concerne la matérialité, le paysage représenté sur le chevalet et le paysage du lointain forment une même continuité, un même paysage, mais notre esprit considère lui qu'il s'agit de deux réalités différentes qui n'ont rien à voir l'une avec l'autre.

Pour revenir sur le thème général annoncé pour cette phase, c'est-à-dire le thème de la dislocation progressive qui culminera avec le fait/défait de la dernière étape, on peut remarquer que c'est la matérialité de ce qui est peint par Magritte qui fait ici un effet d'unité puisque toutes les parties du tableau sont matériellement rassemblées dans une image continue, et que c'est notre esprit qui disloque cette unité en décomposant l'image entre une partie de paysage réel et une partie de paysage peint sur une toile posée sur un chevalet.

 

 

IMAGE ÉVOQUÉE : Nicolas de Staël, Bateau de guerre (1955)

Elle est en principe accessible à l'adresse https://aglapertu.blogspot.com/2016/11/

Sinon, faites une recherche sur un moteur de recherche de votre choix avec la requête : Nicolas de Staël Bateau de guerre

 

Nous revenons sur le « Bateau de guerre » peint par Nicolas de Staël (voir chapitre 9.1).

Matériellement, c'est-à-dire si nous nous attachons la matérialité brute de cette peinture, nous avons affaire à une série de rectangles aux angles arrondis peints en aplats gris ou bleutés, ainsi qu'à diverses surfaces peintes de façon plus irrégulière, toujours dans les teintes grises et bleutées. Ces différentes surfaces, dès lors qu'on oublie complètement qu'elles peuvent représenter un bateau, ne proposent aucun effet de profondeur et se lisent comme rassemblées dans un même plan. La lecture de la stricte disposition matérielle des surfaces peintes conduit donc à considérer qu'elles forment un plan continu coupé par des changements de couleur, parfois du gris et parfois du bleu, ou coupé par des changements de texture, parfois très uniforme et parfois assez variée. Effet de continu/coupé, donc, pour ce qui concerne la matérialité peinte.

Notre esprit, qui n'en reste pas à cette matérialité, croit voir les volumes d'un cuirassé émerger de ces formes, sa proue formée par la rencontre des deux grands rectangles bleutés, ses canons émergeant des rectangles allongés sur la droite, les vagues interpénétrations de couleur du bas du tableau se transformant en surface liquide tandis que les vagues formes du haut du tableau se transforment en ciel et nuages. Pour faire ainsi sortir l'image d'un bateau de la matérialité des rectangles peints, notre esprit doit considérer que tous ces rectangles, bien que formellement indépendants ne sont pas complètement séparés, coupés les uns des autres, et qu'ils sont liés les uns aux autres par leur commune appartenance à la forme d'un bateau. C'est donc à nouveau un effet de lié/indépendant qu'utilise notre esprit mais, à la différence du tableau de Magritte, cet effet n'a pas pour résultat de fractionner l'image, il rassemble à l'inverse dans un même volume de bateau des rectangles que leur pure matérialité peinte fractionnait en multiples surfaces colorées.

C'est encore un effet de même/différent qui différencie les deux notions, fonctionnant également à l'inverse du tableau de Magritte : notre esprit lit que toutes les surfaces peintes se rassemblent pour former une même image, celle d'un bateau entre ciel et mer, tandis que la matérialité de ce qui est peint ne correspond qu'à la juxtaposition côte à côte de différentes surfaces aux aspects différents.

 

 

Pour la 2e étape de prématurité, « M-May-be » de Roy Lichtenstein (voir chapitre 9.1).

 

IMAGE ÉVOQUÉE : Roy Lichtenstein, M-May-be (1965)

Elle est en principe accessible à l'adresse https://blogs.uoregon.edu/roylichtenstein/2015/03/17/m-maybe-1965/

Sinon, faites une recherche sur un moteur de recherche de votre choix avec la requête : Roy Lichtenstein M-May-be

 

À la deuxième étape, la notion de matière est portée par un effet de lié/indépendant, et comme à l'étape précédente, pour lire cet effet on doit complètement oublier ce qui est représenté pour ne considérer que l'aspect matériel des surfaces peintes. Ce qui est particulièrement facile ici puisque le tableau est formé de surfaces uniformes liées les unes aux autres par des tracés noirs, des tracés noirs qui non seulement les relient, mais aussi les séparent, et assurent donc l'indépendance parfaite de chacune : les surfaces jaunes unies sont complètement indépendantes des surfaces rosées obtenues par des pointillés rouges sur fond blanc, qui sont elles-mêmes complètement indépendantes des surfaces parfaitement blanches et des surfaces parfaitement bleues, etc., et toutes sont donc liées les unes aux autres par des traits noirs ou par des surfaces noires.

Pour sa part, notre esprit se dit que ce que l'on voit a le même aspect qu'une femme blonde devant une fenêtre, tout en étant très différent d'une véritable femme blonde devant une fenêtre, car celle-ci ne serait pas faite de surfaces uniformes et elle aurait des ombres beaucoup plus nuancées pour modeler son volume : notre esprit s'appuie par conséquent sur un effet de même/différent.

Quant à la différence entre les deux notions, elle est portée par un effet d'intérieur/extérieur : matériellement les surfaces peintes de façons différentes apparaissent clairement à l'extérieur les unes des autres, d'autant que le périmètre extérieur de chacune est matérialisé de façon bien repérable, mais par différence notre esprit traite fondamentalement ces surfaces comme autant de parties situées à l'intérieur d'une image globale représentant une femme.

Ici, c'est donc la notion d'esprit qui force une lecture unitaire du tableau tandis que c'est la notion de matière qui fait un effet de fractionnement.

 

 

IMAGE ÉVOQUÉE : Willem de Kooning : Femme III (1953)

Elle est en principe accessible à l'adresse https://www.willem-de-kooning.org/woman-iii.jsp

Sinon, faites une recherche sur un moteur de recherche de votre choix avec la requête : Willem de Kooning Femme III 1953

 

Toujours pour la deuxième étape, « Femme III » de Willem de Kooning (voir chapitre 9.1).

Si l'on néglige le fait que ce tableau évoque une femme et que l'on s'en tient à sa confection matérielle, alors on y voit des zones peintes de façons très indépendantes les unes des autres mais liées en continu les unes aux autres. Ainsi, les doigts forment des triangles blancs très pointus liés aux fuseaux s'évasant des avant-bras, l'un blanc, l'autre bleuté, ces deux avant-bras sont reliés l'un à l'autre par une surface horizontale occupée par des formes lisses et légèrement courbées correspondant à l'emplacement du ventre, le haut de cette surface est lié à des globes arrondis de teinte jaunâtre correspondant à l'emplacement du soutien-gorge, le contour de la forme globuleuse de droite est lui-même relié à une série d'arcs correspondant à la position des cheveux, etc.

Malgré leurs traitements plastiques très différents, notre esprit ne traite pas ces différentes surfaces comme des zones autonomes les unes des autres mais comme autant de parties de la représentation d'ensemble d'une femme. Il ne néglige pas le fait qu'il y a là différentes surfaces peintes aux caractéristiques différentes, mais ces différences d'aspect ne l'empêchent pas de les rassembler visuellement dans une seule et même forme, celle d'une femme, ce qui relève d'un effet de même/différent.

Comme dans « M-May-be », l'effet d'intérieur/exté-rieur différencie les notions de matière et d'esprit : l’exacerbation de l'autonomie plastique des diverses zones traitées différemment permet de repérer leurs limites matérielles extérieures, tandis que notre esprit considère lui qu'elles sont toutes à l'intérieur d'une même représentation de femme.

C'est encore ici la notion d'esprit qui fait l'unité tandis que c'est la notion de matière qui fait le morcellement et qui prépare ainsi la dislocation de la dernière étape.

 

 

Pour la 3e étape de prématurité, « Mes Voeux – 1988 » d'Annette Messager (voir chapitre 9.1).

 

IMAGE ÉVOQUÉE : Annette Messager, Mes Voeux – 1988

Elle est en principe accessible à l'adresse https://penserfluxus.wordpress.com/2013/02/25/482/ ou https://www.centrepompidou.fr/fr/ressources/oeuvre/cxxkL5

Sinon, faites une recherche sur un moteur de recherche de votre choix avec la requête : Annette Messager Mes Voeux 1988

 

Matériellement on a affaire à différentes petites images, d'ailleurs différentes entre elles, regroupées dans une même grande forme circulaire. On peut aussi considérer qu'une même œuvre regroupe matériellement deux parties bien différentes, l'une qui correspond à la surface ronde regroupant ces petites images, l'autre qui correspond au groupe formé par leurs suspentes. La notion de matière est donc doublement portée par l'effet de même/différent.

Quant à lui, notre esprit remarque que chaque image est individuellement suspendue à un fil, par conséquent qu'elle est parfaitement autonome des autres, et par voie de conséquence qu'elle est complètement extérieure aux autres bien qu'elle soit à l'intérieur d'une forme circulaire regroupant toutes les images : la notion d'esprit est portée par un effet d'intérieur/extérieur.

C'est un effet d'un/multiple qui différencie maintenant les deux notions : matériellement, toutes les images sont regroupées en une seule et unique grande forme ronde, mais par différence notre esprit considère qu'il s'agit là fondamentalement de multiples petites images, chacune séparément suspendue à son propre fil, et que ce n'est qu'artificiellement qu'elles sont regroupées dans cette grande forme ronde.

 

 

 


David Hockney : Imogen & Hermione (1982)

Source de l'image : https://www.pinterest.fr/pin/245868460876551433/

 

 

Pour la même étape on avait envisagé le montage de clichés Polaroïd de David Hockney, « Imogen & Hermione » (voir chapitre 9.1).

Nous envisageons d'abord sa division en carrés indépendants séparés par une grille blanche.

Si l'on néglige complètement ce qui est représenté et que l'on s'en tient à stricte la matérialité de l'œuvre, on peut conclure que le montage de différents clichés les regroupe dans un même grand rectangle : c'est un effet de même/différent.

Notre esprit, lui, ne peut s'empêcher de prendre en compte ce qui est représenté. Il constate alors que l'extérieur de chacun des clichés montrant une partie des fillettes est à l'intérieur d'un montage qui donne une vue globale de ces fillettes : c'est un effet d'intérieur/extérieur.

On retrouve l'effet d'un/multiple pour différencier les deux notions : c'est la matérialité de l'œuvre qui organise sa division en de multiples carrés, et c'est notre esprit qui est capable de surmonter cette division pour lire que l'ensemble forme une représentation unique. On a ici l'inverse de l'œuvre d'Annette Messager, puisque cette fois c'est l'esprit qui fait l'unité et la matérialité qui fait du fractionnement.

 

Si l'on néglige maintenant la division en carrés et que l'on considère les incompatibilités que l'on avait décrites au chapitre 9.1, par exemple le fait que la fillette de droite semble disposer de cinq ou six genoux, alors cette fois c'est la matérialité des photographies présentées qui fait un effet d'unité puisqu'elle regroupe visuellement tous ces genoux. Pour sa part, notre esprit relève l'incompatibilité logique des diverses photographies et considère que l'on a affaire à de multiples photographies indépendantes de la même fillette, de telle sorte que c'est un effet d'un/multiple qui différencie ici les deux notions.

Matériellement, ces différents genoux sont regroupés dans un même montage photographique (effet de même/différent propre à la matérialité), tandis que notre esprit considère que chacun de ces clichés doit être pensé séparément, c'est-à-dire à l'extérieur de la vue proposée par les autres (effet d'intérieur/extérieur propre aux faits de l'esprit).

 

 

Pour la 4e étape de prématurité, on retrouve le détail de l'autoportrait que Lucian Freud a intitulé « Reflet » (voir chapitre 9.1).

 

Lucian Freud : Reflet (autoportrait - détail - 1985)

Source de l'image :
https://arthive.com/fr/lucianfreud
/works/288463~Reflection


 

L'imbrication des surfaces rosées et des surfaces brunes, de type « camouflage de guerre », fait que l'extérieur des zones rosées est systématiquement à l'intérieur d'une surface brune et que l'extérieur des zones brunes est systématiquement à l'intérieur d'une surface rosée : la matérialité de la surface peinte se fait donc valoir par un effet d'intérieur/extérieur.

Si notre esprit perçoit bien la division de la surface en multiples zones de couleurs différentes, il les rassemble toutefois dans une seule forme, celle du visage du peintre : l'esprit, lui, se fait valoir par un effet d'un/multiple.

À cette étape la différence entre les deux notions est portée par un effet de regroupement réussi/raté : nous ne parvenons pas à regrouper cette imbrication de zones rosées et de zones brunes avec un quelconque aspect crédible de la matérialité réelle du visage du peintre, c'est seulement notre esprit qui est capable de passer outre à cet enchevêtrement complexe et artificiel des deux couleurs pour réussir à rassembler toutes leurs surfaces dans quelque chose de compréhensible, en l'occurrence une image évoquant le visage de Lucian Freud.

Dans cet exemple c'est notre esprit qui fait l'unité, et c'est la matérialité de la couleur et de la luminosité de la peinture qui la fragmente en zones autonomes.

 

 

IMAGE ÉVOQUÉE : Gérard Titus-Carmel, La Grande Jungle (2004)

Elle est en principe accessible à l'adresse https://ericlinardeditions.com/gerard-titus-carmel-09-07-2005-30-09-2005/ (œuvre du haut à gauche), ou https://www.amazon.fr/Titus-Carmel-All%C3%A9e-contre-all%C3%A9e-Marik-Froidefond/dp/2711855473 (couverture du livre Allée, contre-allées)  

Sinon, faites une recherche sur un moteur de recherche de votre choix avec la requête : Gérard Titus-Carmel La Grande Jungle 2004

 

Toujours pour la quatrième étape, « La Grande Jungle » de Gérard Titus-Carmel (voir chapitre 9.1).

Matériellement, si l'on oublie que ce sont des végétaux qui sont représentés, il apparaît que l'ensemble de l'œuvre est réalisé par le montage côte à côte de multiples morceaux de peinture bien distinguables les uns des autres, et nous lisons alors que l'extérieur de chacun de ces morceaux est à l'intérieur de l'œuvre globale : c'est un effet d'intérieur/extérieur.

Notre esprit, lui, s'intéresse à ce qui est représenté, et il considère qu'il y a là un ensemble végétal rassemblant de multiples végétaux différents les uns des autres, ce qui correspond à un effet d'un/multiple.

La différence entre les deux notions relève à nouveau d'un effet de regroupement réussi/raté : notre esprit réussit à regrouper toute l'œuvre dans un ensemble végétal continu et il néglige pour cela les différences de couleur et de forme des différents végétaux qu'il intègre indistinctement à cet ensemble, cependant il existe des différences matérielles qui ne permettent pas de regrouper toutes les formes dans un même ensemble, les feuillages rouges, par exemple, ne pouvant pas être regroupés dans un ensemble matériellement homogène avec les feuillages verts ou avec les feuillages noirs, ni les feuillages amples et espacés ne pouvant être regroupés dans une même plante avec les feuillages courts et très denses. Comme dans l'exemple de Lucian Freud, c'est notre esprit qui fait l'unité du tableau tandis que ce sont ses aspects matériels qui le fractionnent.

 

 

Pour la 5e et dernière étape de prématurité, la bouche réalisée par Giuseppe Penone en collant une multitude d'épines d'acacia sur un tissu en soie (voir chapitre 9.1).

 

IMAGE ÉVOQUÉE : Giuseppe Penone, Spine d’acacia - 2014

Elle est en principe accessible à l'adresse http://andycurly.com/giuseppe-penone/

Sinon, faites une recherche sur un moteur de recherche de votre choix avec la requête : Giuseppe Penone Spine d’acacia bouche 2014

 

À la dernière étape, la notion de matière est portée par un effet d'un/multiple. Ici, il est évident que l'on a affaire qu'à la répétition, à de très multiples reprises, de la matérialité d'une épine d'acacia : le type de cette matérialité est unique et ses multiples répétitions font l'unité de l'œuvre.

Ce qui relève de l'esprit est cette fois porté par un effet de regroupement réussi/raté : de loin, notre esprit est capable rassembler visuellement l'ensemble de l'œuvre dans l'image d'une bouche humaine et d'un menton, mais ce regroupement est raté dès qu'on approche, car alors la vue globale disparaît et notre esprit s'aperçoit qu'il est désormais seulement confronté à une multitude d'épines collées sur un tissu sans qu'aucune forme compréhensible ne soit plus repérable.

Comme on l'avait annoncé, pour terminer cette phase de prématurité la différence entre les deux notions est portée par un effet de fait/défait : si notre esprit est capable de faire la lecture d'une bouche et d'un menton, toutefois, si l'on s'en tient à la stricte matérialité de l'œuvre, nous devons considérer qu'il s'agit seulement du collage de multiples épines d'acacia sur un tissu en soie. Un point de vue purement matériel qui défait complètement la réalité de la présence d'une bouche et d'un menton.

C'est ici notre esprit qui regroupe toute l'œuvre dans une vision unitaire, et c'est sa matérialité, lorsqu'elle elle est prise pour ce qu'elle est réellement, qui fragmente l'œuvre, qui la disloque en une multitude d'épines d'acacia collées sur un tissu.

 

 

IMAGE ÉVOQUÉE : Carl Andre, 4 x 4 Carrés en Acier (2008)

Elle est en principe accessible à l'adresse https://archive.andrearosengallery.com/artists/carl-andre/images#4th-steel-square-2008

Sinon, faites une recherche sur un moteur de recherche de votre choix avec la requête : Carl Andre 4 x 4 Carrés en Acier 2008  Andrea Rosen Gallery

 

La seconde œuvre que nous allons considérer pour la dernière étape de la phase de prématurité est une sculpture plate : les « 4 x 4 Carrés en Acier » de Carl Andre (voir chapitre 9.1).

Matériellement, on a affaire à un grand carré en acier réalisé par l'accolement de 16 petits carrés en acier. C'est là très typiquement un effet d'un/multiple : un grand carré fait de multiples plus petits carrés.

Pour sa part, notre esprit considère toutefois que les différences de couleur et de rayures à la surface de ces multiples carrés ne peuvent être négligées. Certes, notre esprit n'ignore pas que tous ces carrés réussissent à se regrouper pour réaliser ensemble un grand carré en acier, mais pour lui ce regroupement est raté puisqu'il faut tenir compte des différences d'aspect qui affectent leurs surfaces : effet de regroupement réussi/raté donc, pour ce qui concerne l'esprit.

Matériellement, ce qui est fait là est un grand carré d'acier, mais un carré que notre esprit défait lorsqu'il relève qu'il ne s'agit que du regroupement de multiples carrés assez différents les uns des autres quant à leur aspect, et qu'ils ne sont d'ailleurs même pas attachés les uns aux autres. Ce que fait la matérialité, l'esprit le défait, et si la différence entre la notion de matière et la notion d'esprit s'affirme donc encore ici par un effet de fait/défait, c'est toutefois de façon inverse à ce que l'on avait vu pour la bouche en épines d'acacia de Penone, car c'est ici la matérialité qui fait l'unité tandis que c'est notre esprit qui fragmente cette unité, qui la disloque.

 

On renvoie à l'explication que l'on avait donnée avant de commencer la phase de prématurité et dans laquelle on prévenait que, à la fin de cette phase, quand l'unité de la matière sera pleinement faite ce qui relève de la notion d'esprit devra être complètement disloqué, et quand l'unité de ce qui relève de l'esprit sera pleinement faite c'est ce qui relève de la matérialité qui devra être complètement disloqué.

Une alternative qui est bien illustrée par les deux exemples que l'on vient de donner pour la dernière étape de la phase de prématurité : lorsque l'esprit lit une bouche et un menton leur matérialité les défait complètement, et lorsque la matière forme une grande surface continue en acier notre esprit la défait et la disloque en multiples carrés séparés.

 

> Fin du Chapitre 10