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les quatre dimensions de la société humaine

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comment se complexifient
les phénomènes physiques



 
 
 
 
 
 
 
L'hypothèse qui est ici présentée est que l'art et la musique rendent compte de la façon dont, au fil des millénaires, se transforme et se complexifie la société humaine.
Il est aussi fait l'hypothèse que, par certains aspects, les phénomènes physiques se transforment et se complexifient de façon analogue à la société humaine. En fait, comme nous le verrons, ce qui fait différence c'est que les phénomènes physiques sont finalement moins complexes que notre société, et, parce qu'ils se comportent plus simplement, ils nous donnent l'opportunité de dégager et d'expliquer des notions de base que l'on peut combiner de façon plus complexe dans l'analyse de l'art des humains.
C'est la raison d'être de ce chapitre que d'introduire aux notions fondamentales qui sont utiles pour l'analyse des effets artistiques : la notion d'effet paradoxal, et les particularités de chacun des seize cas différents d'effets paradoxaux que l'on aura à rencontrer dans l'art.
Je me suis efforcé de rendre l'exposé et l'explication de ces notions les plus simples et les plus immédiats possible. Dans un premier temps, on peut sauter ces explications préliminaires et passer directement aux analyses d'oeuvres, mais il est conseillé d'y revenir plus tard, pour affermir la compréhension de ces analyses.

 
 

Chaque phénomène physique peut être résumé par un effet paradoxal fondamental :

Dans la nature, rien n'est complètement simple et d'un seul tenant : tout ce qui existe se construit, se consolide, s'équilibre, puis dure dans le temps, sous l'effet de tendances internes qui s'affrontent et qui sont parfaitement contradictoires l'une avec l'autre.
Ainsi, dans un corps solide, chacun de ses atomes s'agite en permanence. Il bouge sans arrêt : il n'est donc jamais à la même place. Mais les forces de cohésion du solide sont telles qu'elles obligent chaque atome à rester globalement dans la même position par rapport à celle de ses voisins, ce qui revient donc à dire que chaque atome est toujours à la même place. L'atome d'un corps solide est par conséquent toujours à la même place bien qu'il soit toujours en mouvement, en une place fixe puisque le solide ne coule pas, mais jamais immobile car le solide n'est jamais à la température du zéro absolu qu'il faudrait pour que ses atomes soient parfaitement immobiles.
Bien qu'elle puisse paraître anodine et sans mystère, cette situation peut donc être considérée comme complètement contradictoire et paradoxale, du moins si on la considère du point de vue du mouvement et de la fixité.
 
 

L'effet paradoxal qui résume un phénomène physique explique comment le phénomène va se transformer :

On aurait pu s'abstenir de parler du mouvement incessant sur place des atomes dans un solide, s'il s'agissait seulement de décrire la composition de ce solide. Mais, s'il s'agit de décrire ou de deviner comment le solide se transforme quand monte sa température, cette fois l'existence de ce mouvement interne devient essentielle.
En effet, quand la température augmente, les atomes s'agitent de plus en plus frénétiquement et la transformation du solide en fluide ne résulte alors que de l'amplification de ce mouvement des atomes qui était déjà là lorsque le corps était encore bien solide : tant que la température est faible, le mouvement des atomes n'est pas suffisant pour les libérer des forces qui les tiennent ensemble, mais, quand la température augmente, vient le moment où cet équilibre se rompt, et les atomes commencent alors de plus en plus fréquemment à se faufiler les uns entre les autres. Quand ce mouvement est généralisé, le solide atteint son point de fusion et il se met à couler.
S'il est intéressant de dévoiler les tensions sous-jacentes d'un phénomène physique, ce n'est donc pas tant pour décrire ce phénomène lui-même que pour mettre à jour ses tensions internes qui sont en équilibre précaire, tensions qui se révéleront quand les conditions de cet équilibre seront rompues et qui expliqueront alors comment le phénomène se transformera.
 
 

Dans les phénomènes physiques, les situations paradoxales s'enchaînent l'une après l'autre et d'une façon de plus en plus complexe :

Quand ses contradictions internes ne s'équilibrent plus, un phénomène physique se transforme en un autre. Tout comme le précédent, le nouveau phénomène qui émergera, lui aussi pourra se décrire comme la cohabitation de deux aspects contradictoires entre eux.
Ainsi, pour en revenir à la situation du corps qui s'échauffe, lorsqu'on atteint le point où il est devenu parfaitement liquide, ses atomes alors s'agitent aléatoirement dans toutes les directions. C'est ce que l'on appelle le "mouvement brownien".
Il se trouve que ce déplacement complètement chaotique et désordonné de tous les atomes les uns par rapport aux autres a la particularité de déboucher statistiquement sur un mélange régulier absolument parfait : la température (c'est-à-dire l'agitation des atomes) s'équilibre toute seule dans le liquide, car ce grand désordre généralisé construit, grâce au brassage incessant qu'il provoque, une grande uniformité d'ensemble. Spontanément, donc, c'est-à-dire sans intervention extérieure, le désordre qui mélange produit la régularité du mélange. Régularité et désordre, autrement dit ordre et désordre, voilà quel est alors le nouveau couple de propriétés contraires qui cohabitent pour donner au fluide les propriétés particulières qui correspondent à cet état de la matière.

On avait auparavant une coexistence paradoxale de mouvement et de fixité. Maintenant, nous n'avons plus du tout de fixité, mais nous avons du mouvement généralisé qui fait coexister paradoxalement l'ordre le plus parfait et le désordre le plus absolu.
Une situation paradoxale succède à une autre, mais le paradoxe a changé de nature, car les notions d'ordre et de désordre relèvent d'un point de vue différent de celui des notions de fixité et de mouvement. Différent, mais pas complètement différent, car c'est bien grâce à un mouvement continuel que s'opère le brassage désordonné qui produit la régularité statistique. En quelque sorte, le nouveau fonctionnement du phénomène physique (le brassage brownien perpétuel) s'est emparé d'un fonctionnement qui existait déjà dans l'état précédent (le mouvement des atomes), et il lui a trouvé une nouvelle fonction pour répondre à une situation plus difficile à équilibrer. Le nouveau fonctionnement n'invente pas le mouvement, c'est-à-dire que ce n'est pas lui qui est à l'origine de la mise en mouvement des atomes, de leur agitation, mais c'est lui qui invente le brassage perpétuel et la notion d'ordre statistique à grande échelle qu'un mouvement peut produire de lui-même s'il est généralisé.

L'ordre qui cohabite avec le désordre et qui s'en nourrit c'est, comme le mouvement qui cohabite avec la fixité, une situation paradoxale. Mais c'est un paradoxe que l'on peut dire de plus haut niveau, ou de niveau plus complexe.
On peut dire cela, parce que cette situation paradoxale est la réponse que trouve la matière à une situation plus énergétique qui lui est imposée : une température plus élevée, et, par conséquent, une agitation plus grande de ses atomes à laquelle elle doit faire face.
Mais on peut le dire aussi parce qu'en lui-même, par sa nature même, le nouveau fonctionnement intègre ce que faisait déjà le précédent tout en faisant quelque chose de plus, quelque chose que ne faisait pas le précédent. Quelque chose dont le précédent était dispensé, précisément du fait de la situation moins énergétique qu'il avait à affronter. On vient de voir, en effet, comment un corps devenu liquide utilise une caractéristique qui était déjà en lui lorsqu'il était solide (le mouvement continuel de ses atomes) pour réaliser un mélange régulier spontané, chose qu'aucun solide ne saurait faire. On reviendra plus complètement sur cette notion lors de la présentation du 8ème paradoxe [aller  à cette explication dans une autre fenêtre].
Pour l'instant, retenons que chaque nouvelle situation paradoxale est de niveau plus élevé parce que l'équilibre qu'elle doit trouver est plus difficile à obtenir, et qu'elle est aussi de complexité plus élevée parce qu'elle n'y réussit qu'en intégrant ce que faisait déjà la précédente tout en faisant quelque chose en plus que ne savait pas faire la précédente.

Ce principe vaut pour les phénomènes physiques, mais il vaut aussi pour la société humaine qui se complexifie pour les mêmes raisons et de la même façon : le développement des techniques ou des modes d'échange engendre entre les humains des écarts de puissance et de richesse qu'il devient de plus en plus difficile de régulariser et d'intégrer sans que la société n'éclate, et, pour parvenir à s'intégrer dans une société de plus en plus complexe, chaque humain doit être capable d'intégrer en lui ce que faisaient déjà ses ancêtres tout en faisant d'autres choses en plus dont ils étaient dispensés.

 

Au total, les phénomènes physiques peuvent s'enchaîner suivant 16 crans de complexité progressive qui, à l'issue de 4 grands cycles, se bouclent sur eux-mêmes :

Il existe 4 x 4 = 16 situations paradoxales différentes avec lesquelles on peut résumer l'un ou l'autre des phénomènes physiques fondamentaux.
Quatre n'est pas ici un nombre magique, c'est seulement le nombre des dimensions dont dispose l'univers : 3 dimensions d'espace plus 1 dimension de temps. Les phénomènes physiques qui s'y déroulent sont nécessairement contraints de se plier à cette réalité, et, pour cette raison, ils se décomposent d'eux-mêmes en 4 cycles qui s'emboîtent les uns dans les autres, chacun de ces cycles devant lui-même se décomposer en 4 crans de complexité progressive.
On va maintenant donner une explication succincte de ces cycles et de leur décomposition en crans, mais l'on signale que pour une présentation plus complète de ces notions on peut se reporter au site QUATUOR dans les textes suivants [nota : les liens suivants s'ouvrent dans une autre fenêtre] :
     - le principe de ces cycles emboîtés, que j'appelle les cycles du "point", du "classement", de "l'organisation" et du "noeud", est décrit dans le texte : site Quatuor : section art - 01 - une clef de la complexité.
     - les 16 crans de complexité (4 crans de 4 cycles) sont expliqués de façon complète pour éclairer l'évolution de l'architecture occidentale de la Renaissance à nos jours : site Quatuor : section art - 11 - démarrer la lecture de l'évolution successive des 16 situations paradoxales.
     - ils font aussi l'objet de "fiches de synthèse": site Quatuor : section art - 20 - accès aux fiches de synthèse.
 
 
 
 
0 - le cycle du point

La notion de "point" se réfère à des situations physiques dans lesquelles chacun des différents endroits du phénomène se comporte isolément des autres, comme si tous étaient des points bien séparés les uns des autres et interchangeables l'un avec l'autre.
La situation des atomes dans un réseau cristallin correspond bien à ce principe : chaque atome peut être considéré comme étant l'un des "points" concernés, et les crans de complexité progressive de ce cycle du point peuvent être représentés par les situations successives que l'on rencontre lorsque l'on échauffe progressivement le cristal jusqu'à atteindre le moment où il devient liquide : lorsque le corps est encore froid, les atomes sont fermement tenus en place dans un réseau collectif dont ils sont totalement solidaires, et, au fur et à mesure que la température s'élève, chaque atome prend de plus en plus d'indépendance par rapport aux autres. Dans l'état liquide final, les atomes ne tiennent plus entre eux que par des liaisons faibles et extrêmement transitoires, ce qui explique précisément le comportement fluide du matériau.

On peut résumer les 4 étapes du cycle du point par les schémas suivants, les liens renvoyant (dans une autre fenêtre) à chacune des fiches de synthèse correspondante dans le site Quatuor.
 

1er : le centre / à la périphérie
2ème : entraîné / retenu
3ème : effet d'ensemble / autonomie
4ème : ouvert / fermé
Le réseau solide des atomes, fermement bloqués les uns contre les autres par leurs liaisons chimiques réciproques
Les atomes s'agitent frénétiquement, mais sans quitter leur position dans le réseau
L'amorce de la fusion : certains atomes commencent à quitter leur place
L'état liquide : les atomes bougent librement les uns par rapport aux autres, ils ne sont plus tenus entre eux que par des liaisons faibles et très transitoires

 

Le 1er paradoxe : le centre / à la périphérie

La situation de départ est celle d'un réseau cristallin d'atomes ou de molécules semblables, mutuellement attirés et fortement bloqués les uns contre les autres du fait de leurs liaisons chimiques.

Dans un tel réseau, où tous les atomes s'appuient les uns sur les autres, de chacun on peut dire qu'il est au centre des autres et qu'il fait simultanément partie de la périphérie des autres. Ce qui est au centre est donc en même temps à la périphérie.
 
 

Le 2ème paradoxe : entraîné / retenu

Dans la situation précédente, les atomes étaient globalement bloqués les uns contre les autres, mais, en fait, même à très basse température, les atomes sont toujours quelque peu en mouvement.
Dans la nouvelle situation envisagée, cette agitation atomique devient maintenant le phénomène dominant, puisque cette situation est celle d'un réseau cristallin d'atomes ou de molécules que l'on a chauffé à forte température, tout en le maintenant, cependant, à l'état solide : désormais, chaque atome du réseau s'agite frénétiquement en tous sens, bien qu'il reste toujours globalement retenu à la même place dans ce réseau. Bref, il s'agite sur place.

Du fait de son agitation, l'atome est perpétuellement entraîné à partir ailleurs, mais il est constamment retenu à une même place centrale fixe dont sa trajectoire ne parvient pas à s'écarter. Pour cette raison, on résume cette situation paradoxale par l'expression "entraîné / retenu".
 
 

Le 3ème paradoxe : effet d'ensemble / autonomie

Quand la température augmente encore, au-delà d'un certain seuil le mouvement des atomes devient trop frénétique pour rester équilibré. Certaines molécules quittent alors leur place et elles s'amalgament momentanément avec une molécule voisine (de tels amalgames s'appellent des "ad-molécules").
La conséquence d'un tel amalgame momentané est qu'il laisse un trou dans le réseau à l'endroit d'où une molécule est partie. Ce trou (dénommé "lacune") donne l'occasion à une autre molécule de quitter sa place à son tour en se précipitant vers cette place maintenant vacante. Ainsi s'entretient, se communique et se répercute de place en place, le mouvement des molécules dans l'ensemble du cristal.
À ce stade, la structure d'ensemble du cristal est encore préservée, il est encore en phase solide, mais, déjà, une partie de ses molécules coule en lui : on est à l'approche du point de fusion.

Il s'agit d'un mouvement d'ensemble, parce que cela bouge dans l'ensemble du solide, et c'est un mouvement que l'on peut dire collectif, puisque les trous que libèrent les molécules qui se déplacent entraînent d'autres molécules à se déplacer à leur tour.
Mais on peut tout aussi bien dire que ce n'est pas un mouvement d'ensemble, puisque les molécules ne se déplacent pas par paquets groupés, et puisque le trajet d'une molécule n'a rien en commun avec celui des autres : chacune suit individuellement un chemin complètement autonome, allant par-ci par-là, selon les hasards des trous qui se libèrent devant elle.
Dans le cadre d'un mouvement d'ensemble, chaque molécule suit donc un parcours complètement autonome du parcours accompli par les autres : ces caractéristiques paradoxales sont résumées dans l'expression "mouvement d'ensemble / autonomie", à laquelle on préférera l'expression plus générale "effet d'ensemble / autonomie" car elle convient aussi lorsque le phénomène concerné ne s'apparente pas à un mouvement.
 
 

Le 4ème paradoxe : ouvert / fermé

Lorsque la température de fusion est dépassée et que l'on atteint l'état liquide, les atomes restent toujours liés entre eux, mais le fait nouveau est que ce lien est désormais extrêmement précaire, qu'il est sans cesse remis en cause.
L'eau, par exemple, est constituée de molécules d'eau, chacune constituée d'un atome d'oxygène lié à deux atomes d'hydrogène. Lorsque l'eau est à l'état liquide, ces molécules ont la particularité d'être retenues entre elles par ce que l'on appelle des "liaisons faibles hydrogène".
Ces liaisons faibles sont dues à l'attirance mutuelle des atomes d'hydrogène qui, bien que n'appartenant pas à une même molécule, se collent cependant l'un à l'autre. Parce que cette attirance de deux molécules d'eau est réelle, il se crée à tout moment dans l'eau liquide un vrai réseau de molécules qui sont attachées ensemble, mais, parce que cette attirance est faible, ce réseau n'est pas permanent comme il l'est dans la glace : aussitôt créé, il est détruit, car il est immédiatement concurrencé par la formation d'un autre réseau similaire rassemblant des molécules différentes. Ainsi, l'eau contient toujours une même proportion de molécules prises dans des réseaux de liaisons faibles hydrogène, mais ces réseaux sont constamment en train de se faire et de se défaire. De se faire ici parce qu'il s'en défait ailleurs, puis de se défaire ici parce qu'il s'en fait encore ailleurs. À tout moment, donc, chaque molécule est happée par un réseau qui l'attache aux autres, mais sans cesse varie la direction vers laquelle elle se fait happer.
Toujours elle est attachée aux autres, ce qui explique que l'on a affaire à un liquide qui reste cohérent et non à un gaz qui se disperse, mais sans arrêt ses liaisons se modifient, ce qui explique que l'on a affaire à un matériau qui peut couler et non pas à un solide fixé dans la rigidité.

Sans arrêt une molécule est happée par un réseau de liaisons faibles qui la fait prisonnière, et aussitôt ce réseau doit la relâcher, car c'est un autre réseau qui maintenant la happe : ces multiples réseaux se détruisent donc mutuellement, de telle sorte que la molécule n'appartient à aucun en particulier. Tirée par-ci et tirée par-là, finalement, chaque molécule suit son chemin en toute liberté.
Cette situation paradoxale, on aurait pu l'appeler "libre / prisonnier", et, parfois, c'est à cet aspect-là qu'il faut songer pour analyser sa traduction dans l'art, en particulier dans la musique. Mais, pour mieux caractériser la façon dont elle se traduit souvent dans les arts plastiques et dans l'architecture, nous avons préféré l'appeler "fermé / ouvert" : fermé comme la cage du prisonnier, ouvert comme sa cage quand il est libéré.
 
 
 
 
 
 
1 - le cycle du classement :

La notion de "classement" se réfère à des situations physiques dont les différents endroits ne sont plus séparés et équivalents entre eux comme le sont des points séparés. Les différents endroits sont maintenant en relation les uns avec les autres, et ils se différencient les uns des autres. Ils peuvent notamment se différencier par leur vitesse, et, s'ils ne peuvent supporter un certain seuil de différentiel de vitesse entre eux, ils doivent alors se mouvoir les uns par rapport aux autres jusqu'à trouver le moyen, pour chacun, de s'accommoder du voisinage des autres.
L'agitation de plus en plus forte des atomes d'un réseau cristallin nous avait servi pour décrire les 4 crans de complexité "du point". Le liquide obtenu au 4ème de ces crans pourrait nous servir à décrire les 4 crans de complexité suivants, chaque nouveau cran étant obtenu en forçant le différentiel de vitesse entre les diverses molécules du liquide. Pour plus de commodité, toutefois, plutôt que d'utiliser un liquide nous utiliserons un gaz, tout simplement l'air atmosphérique, pour étudier les divers stades de complexité qui vont du mouvement brownien jusqu'à la turbulence.

Gaz ou liquide, en fait, c'est la situation de fluide et ses divers états qui correspondent à ce cycle du classement.
Dans un fluide, lorsque augmentent les différences de vitesse entre ses diverses molécules, ce fluide parvient de plus en plus difficilement à rester homogène. Lorsqu'elles sont encore faibles, le mouvement brownien aléatoire des molécules qui s'agitent en tous sens suffit à assurer l'homogénéité du fluide. Au fur et à mesure qu'elles augmentent, d'abord le fluide se délite en couches laminaires dont les vitesses moyennes sont différentes, puis ces couches se fragmentent au contact l'une de l'autre, puis, enfin, l'ensemble des conflits se résout dans l'organisation à grande échelle d'une forme en spirale qui distribue les gradients de vitesse dans deux directions croisées : radialement, elle hiérarchise d'abord les vitesses de façon tranchée par le moyen de couches laminaires empilées depuis son centre vers sa périphérie, et, à l'intérieur de chacune de ces couches empilées, elle réalise l'organisation du gradient de manière cette fois régulière et sans à-coups sur toute la longueur de l'enroulement de la spirale.

On peut résumer ces 4 étapes successives du cycle du classement par les schémas suivants, les liens renvoyant (dans une autre fenêtre) à chacune des fiches de synthèse correspondante dans le site Quatuor.
 

5ème : ça se suit / sans se suivre
6ème : homogène / hétérogène
7ème : rassembler / séparer
8ème : synchronisé / incommensurable
Le brassage incessant du fluide par le mouvement d'uniformisation brownien de ses molécules 
Ne parvenant plus à s'uniformiser de façon progressive, le fluide se tranche en couches laminaires aux vitesses différentes
Les couches laminaires en contact vont à des vitesses maintenant incompatibles : elles s'en accommodent par des interpénétrations locales répétées
L'interpénétration des couches laminaires se régularise et se généralise à grande échelle sous la forme d'un enroulement collectif en spirale

 

Le 5ème paradoxe : ça se suit / sans se suivre

La situation est celle d'un fluide dont les molécules s'agitent aléatoirement en tous sens. Ce mouvement, appelé "brownien", brasse continuellement le fluide et l'homogénéise. Cela lui permet d'égaliser progressivement sa température si elle vient à se trouver localement différente, ou bien encore de répandre par diffusion un colorant dont la concentration s'égalisera progressivement dans tout le volume.
Sur le fond, ce phénomène était déjà présent à l’étape précédente où les molécules, déjà, se dirigeaient en tous sens, selon qu’elles se faisaient très fugitivement et aléatoirement happer par tel ou tel réseau, puis par un autre. Cependant, nous ne regardions alors que ce qui survenait aux molécules prises individuellement, tandis que, maintenant, nous prenons du champ et nous considérons le divorce qui apparaît dans le fluide entre ce qui se produit à petite échelle et ce qui se produit à grande échelle.
À petite échelle, c’est la cacophonie : à un moment donné, certaines des molécules sont en train de changer brutalement de direction et vont donc à vitesse nulle, tandis que, tout près d’elles, d’autres molécules sont en plein élan et vont à toute allure. À grande échelle, cette fois, toutes ces différences se gomment statistiquement et le fluide paraît, dans son ensemble, se comporter de façon bien régulière et homogène.

Puisque l'effet du mouvement brownien est de classer statistiquement le fluide de telle sorte que la vitesse (ou la température, ce qui revient au même) de l'ensemble de ses molécules soit toujours rangée en ordre bien progressif, il permet que les molécules se suivent toujours en bon ordre de vitesse. Mais, puisque ce classement statistique n'est obtenu que par un perpétuel mélange aléatoire, c'est-à-dire par le dérangement perpétuel du classement des molécules qui ne cessent de se brasser, il implique, par conséquent, que les molécules soient perpétuellement déclassées et ne se suivent donc jamais en bon ordre de vitesse. Ainsi, dans cette situation, toujours cela se suit (considéré de façon statistique à grande échelle), sans se suivre (à tout instant et en tout endroit considéré à petite échelle), ce qui vaut que cette situation paradoxale soit résumée par l'expression : "ça se suit / sans se suivre".
 
 

Le 6ème paradoxe : homogène / hétérogène

À l'étape précédente, on avait envisagé un fluide soumis à des différences de vitesse suffisamment faibles pour que le brassage brownien de ses molécules parvienne à les égaliser statistiquement. Mais il existe un seuil au-delà duquel les différences de vitesse, si elles sont trop fortes, n'ont plus le temps de se résorber au fur et à mesure et en tout endroit. Le fluide se délite alors de lui-même en couches dites "laminaires", ainsi qu'on l'observe, par exemple, quand l'air échauffé par une cigarette forme une colonne qui monte verticalement, emportant la fumée, ou lorsqu'une aile d'avion ou une voile de bateau "frotte" contre l'air en se déplaçant. Dans ce type de situation, d'une couche laminaire à l'autre les vitesses moyennes progressent désormais par crans brusques et non plus par progression régulière insensible, tandis que, cependant, à l'intérieur de chaque couche, le mouvement brownien continue à assurer une progression régulière de la vitesse des molécules.

Dans un fluide qui s'est ainsi délité, il n'y a aucune différence de nature entre ses différentes parties : cela reste un même fluide homogène, fait des mêmes atomes ou des mêmes molécules. Mais, en même temps, ces couches définissent des frontières entre lesquelles la vitesse moyenne du fluide est différente, séparant des tranches du fluide qui ne se mélangent pas : elles manifestent donc des hétérogénéités internes au fluide. Cette particularité de la situation nous amène à la résumer par l'expression "homogène / hétérogène".
 
 

Le 7ème paradoxe : rassembler / séparer

Si la différence de vitesse entre deux couches laminaires augmente au-delà des possibilités de glissement d'une couche sur l'autre, alors ces couches se cisaillent et se morcellent à leur contact mutuel.
Dans cette situation, la progression de la vitesse ne se fait plus de façon régulière comme dans le mouvement brownien, ni de façon brutale mais continue comme dans la superposition de couches laminaires. Ce que l'on observe, maintenant, ce sont des phénomènes d'intermittence, des interpénétrations locales des différentes couches du fluide qui se répètent les unes derrière les autres.

Dans une telle dynamique, une partie d'une couche laminaire se sépare de la couche à laquelle elle appartient, pour se rassembler, s'interpénétrer avec une partie d'une autre couche qui va en sens contraire ou qui va à une vitesse trop antagoniste de la sienne. De plus, ces rassemblements locaux sont séparés les uns des autres. De deux façons donc, il y du "rassemblé / séparé" dans cette situation, ce qui lui vaut d'être résumée par cette expression.
 


Le 8ème paradoxe : synchronisé / incommensurable

Lorsque les interpénétrations locales répétées de l'étape précédente ne suffisent plus à faire face aux différences de vitesse qui se sont trop amplifiées dans le fluide, celui-ci doit alors se trouver une organisation d'ensemble qui lui permette de les réguler systématiquement et dans tous les sens. Cette solution, c'est l'arrangement en spirale des couches laminaires qui s'étaient précédemment formées.
Dans cette forme en spirale, se réalise le croisement parfait entre le classement sans coupure par diffusion brownienne qui s'effectue en tournant avec la spirale et le classement par couches laminaires séparées qui s'effectue, lui, dans le sens radial à la spirale. En outre, cette forme généralise à grande échelle le principe d'interpénétration des couches laminaires de l'étape juste précédente.
Cette dernière étape, qui clôt le fonctionnement en classement, cumule donc en elle de façon évidente le fonctionnement de ses trois étapes précédentes. Cet exemple est particulièrement caractéristique d'une notion très générale qu'il faut avoir à l'esprit : lorsque la situation devient plus ardue, le phénomène physique n'invente pas un comportement complètement nouveau pour y faire face et s'y adapter, mais il reprend et cumule tout ce qu'il savait déjà faire dans les situations moins fortes, et il réorganise tous ses acquis dans un nouveau montage de fonctionnement. C'est ce nouveau montage qui correspond à ce que nous appelons "un nouveau stade de la complexité".
Encore une fois, sur ce point, ce qui vaut pour la complexité progressive d'un phénomène physique vaut de la même façon pour la complexité progressive de la société humaine, et il vaut aussi pour la complexité progressive des personnalités humaines qui ont à s'adapter, au fur et à mesure que l'histoire progresse, à des situations de plus en plus ardues.

Le caractère paradoxal de cette nouvelle situation provient de la synchronisation étonnante et comme miraculeuse que manifeste une organisation en spirale : elle s'élargit avec une régularité impeccable, alors qu'elle ne dispose d'aucun axe, d'aucun centre, d'aucun élément continu dans le sens radial. Usuellement, un phénomène régulier dispose d'un ou de plusieurs de ces caractères géométriques qui sont les moyens de sa régularité : cela suit un axe régulier, cela tourne régulièrement autour d'un centre, cela s'étale en s'écartant régulièrement d'un même point, etc. Ici, il n'y a rien qui permette de réguler (pour nous, de mesurer) la progression dans un sens au même rythme que la progression dans un autre sens de la spirale, et pourtant ces progressions croisées se synchronisent parfaitement. Voilà la raison pour laquelle nous résumons cette situation par l'expression "synchronisé / incommensurable".
 
 
 
 
 
 
2- le cycle de l'organisation :

Nous venons d'envisager la notion de classement. Quand un phénomène se classe en même temps de différentes façons, nous appellerons cette situation une "organisation".
Pour voir à l'oeuvre une organisation de classements dans un phénomène physique, il suffit de reprendre la situation d'un fluide écartelé par des gradients de vitesse et d'envisager ce qui se passe lorsque la formation d'un tourbillon en spirale ne parvient plus à résorber des différences de vitesse internes devenues maintenant trop importantes. La nouvelle forme d'adaptation du fluide découle directement de la précédente : un tourbillon en spirale ne suffit plus ? Eh bien, il s'en formera plusieurs à la suite les uns des autres, un nouveau amorçant son noyau bien compact dès que la queue du précédent deviendra trop lâche.
Si l'on augmente encore l'énergie de la dynamique imposée au fluide, ces tourbillons s'adapteront pour être de plus en plus efficaces et pour fonctionner à des vitesses toujours accrues :
- d'abord, les tourbillons vont s'arrondir et s'isoler pour tourner plus commodément sur eux-mêmes,
- ensuite, ils vont s'apparier deux à deux pour former ainsi, ensemble, un couple de tourbillons ayant même sens de rotation,
- enfin, un tourbillon de plus grande échelle va se former, qui englobera en lui des tourbillons tournant en sens inverses, créant alors un véritable emboîtement hiérarchique de tourbillons les uns dans les autres. Ce classement hiérarchique (des petits tourbillons dans les grands) constituera alors un second type de classement qui s'ajoutera au classement des différentes parties du fluide en termes de vitesse, et ce second classement, simultané au premier, autorisera à considérer, selon le principe énoncé plus haut, que la dynamique du fluide a finalement généré, en elle, une "organisation" de tourbillons.

On peut résumer les 4 stades progressifs du cycle de l'organisation par les schémas suivants, les liens renvoyant (dans une autre fenêtre) à chacune des fiches de synthèse correspondante dans le site Quatuor.
 

9ème : continu / coupé
10ème : lié / indépendant
11ème : même / différent
12ème : intérieur / extérieur
Des tourbillons en spirales se forment l'un derrière l'autre, au fur et à mesure que chacun échoue à s'agrandir
Pour plus d'efficacité les tourbillons tournent maintenant en rond sur eux-mêmes. Entre ces noyaux, le fluide circule de façon non structurée
Les tourbillons qui le peuvent se rapprochent l'un de l'autre, puis ils s'apparient en paires de tourbillons tournant dans le même sens
Des frontières génèrent, sans les refermer totalement, les enveloppes de tourbillons de grande échelle qui englobent en eux de plus petits tourbillons qui tournent en sens inverses l'un de l'autre

 

Le 9ème paradoxe : continu / coupé

La première étape de l'organisation correspond au moment où le gradient des vitesses devient trop grand pour que la forme en spirale parvienne à les concilier. La spirale commence à se former, mais, n'étant pas suffisamment efficace, elle se rompt à son point le plus faible. Cela donne l'occasion, pour une nouvelle spirale, de démarrer en sens inverse, afin de résorber au plus vite la béance laissée par la précédente. À son tour, cette nouvelle spirale échoue, et se crée ainsi une bande de spirales alternées que les physiciens dénomment une "allée tourbillonnaire de von Karman".

Dans une allée de von Karman les dynamiques des spirales sont bien séparées, puisque chacune tourne à l'envers de ses voisines : nous avons donc affaire à des organisations qui sont coupées l'une de l'autre. Mais, en même temps, elles vivent en bande, et la bande qu'elles forment fonctionne en organisation d'ensemble continue. Ainsi les spirales sont, à ce stade, des dynamiques qui sont coupées l'une de l'autre mais qui forment ensemble une dynamique continue. Voilà donc comment on peut résumer à ce stade l'organisation du fluide : elle est  "continue / coupée".
 
 

Le 10ème paradoxe : lié / indépendant

Si le différentiel de vitesse augmente encore, la coupure entre spirales s'aggrave et, finalement, vient le moment où cette coupure est complètement consommée. Alors, chaque spirale se referme sur elle-même et se met à tourner en rond. Simultanément, la structure d'ensemble perd tout caractère linéaire et se transforme en un magma sans forme précise dans lequel tourbillonnent des noyaux ronds isolés ou en train de parachever leur indépendance.

Ces tourbillons isolés forment des noyaux indépendants les uns des autres, mais ils continuent à rester parfaitement liés entre eux, puisque la dynamique de chacun ne tient que grâce aux échanges constants qu'il entretient avec la dynamique des autres par l'intermédiaire du fluide inorganisé qui les relie tous.
Les noyaux tourbillonnants sont indépendants, et ils sont pourtant liés les uns aux autres : cela motive que cette situation soit résumée par l'expression "lié / indépendant".
 
 

Le 11ème paradoxe : même / différent

Puisque les tourbillons se sont isolés, pour aller encore plus vite la dynamique peut en profiter pour les déplacer. Lors de ces déplacements, il arrivera que des tourbillons qui tournent dans le même sens se rapprochent. Ce sera alors l’occasion d’organiser de plus gros « moteurs » de tourbillonnement puisque, lorsqu’ils se rapprocheront l’un de l’autre, ils auront tendance, chacun, à entraîner l’autre dans leur propre mouvement, et donc à tourner l’un autour de l’autre. Ainsi, se formeront des groupes de tourbillons identiques appariés.

Les tourbillons appariés sont les mêmes, au sens où ils sont identiques entre eux puisqu'ils tournent dans la même direction. Dans le même temps, ils forment un couple de deux tourbillons qui restent différents l’un de l’autre, au sens de séparés l’un de l’autre, distinguables l'un de l'autre.
Pour cette raison, la situation peut être résumée par l'expression "même / différent".
 

Le 12ème paradoxe : intérieur / extérieur

Le renforcement de la dynamique amène maintenant l'association de tourbillons de sens contraires, certains pouvant être isolés et d'autres pouvant être appariés avec un autre tourbillon tournant dans le même sens. Autour de ces groupes, une frontière se trace sans toutefois se refermer, ce qui suffit pour leur délimiter un intérieur et un extérieur et qui fait d'eux des tourbillons de plus grande échelle. Fondamentalement, le phénomène nouveau de cette étape consiste en la formation d'une hiérarchie de tourbillons, les petits étant contenus dans les grands.

Le grand tourbillon qui contient les petits est muni d’un intérieur, puisque cet intérieur est clairement et fermement délimité par une frontière, mais cet intérieur reste complètement envahi par l’extérieur qui le pénètre et qui le traverse totalement. Pour ces raisons, on résume cette situation d'organisation hiérarchique des tourbillons par l'expression "intérieur / extérieur".
 
 
 
 
 
 
3- le cycle du noeud :

La notion de noeud signifie que l'organisation qui a atteint son optimum à l'issue du cycle précédent, maintenant se déforme sur elle-même, s'entortille sur elle-même comme le fait un noeud, et cela jusqu'à devenir indéfaisable quelle que soit l’augmentation ultérieure des contraintes qui lui sont infligées.
Le « truc » qui permet de parvenir à cette indestructibilité est que l’entortillement de plus en plus alambiqué de l’organisation sur elle-même va d’abord la faire disparaître en tant qu’organisation continue dans l’espace, et ce sera pour la faire ensuite réapparaître sous la forme d’une réalité purement statistique, une réalité qui n’existera plus que si l’on considère la régularité statistique de ce qui se produit au cours du temps. Cette organisation pourra bien, ensuite, être soumise à de nouvelles contraintes encore et encore plus fortes, celles-ci seront alors statistiquement émiettées et réparties dans la nouvelle apparence statistique de l’organisation, organisation qui restera alors fondamentalement inchangée par ce surcroît de déformation.
En résumé, donc, les trois cycles précédents ont progressivement construit une organisation dans les trois dimensions de l'espace, tandis que ce quatrième cycle revient, finalement, à construire sa permanence dans la dimension du temps.
Particularité importante : les noeuds indéfaisables qui se construisent ainsi, sous forme de réalités statistiques permanentes dans le temps, sont les points durs sur lesquels pourra démarrer un nouveau cycle "du point" pour un niveau de complexité encore supérieur.

Au moyen d'un appareil dit "de Couette-Taylor" que l'on fait tourner de plus en plus vite, on peut résumer les 4 stades du nouage progressif dans le temps de l'organisation par les schémas suivants, les liens renvoyant (dans une autre fenêtre) à chacune des fiches de synthèse correspondante dans le site Quatuor.
 

13ème : un / multiple
14ème : regroupement réussi / raté
15ème : fait / défait
16ème : relié / détaché
Les petits tourbillons spiralant en sens inverses à l'intérieur d'un grand tourbillonnement forment désormais un système fermé qui va, par la suite, se déformer sur lui-même (stade des rouleaux de Taylor)
Du fait de ses différences de vitesse interne, chaque tourbillon se déforme et se met à onduler. Toutefois, chacun demeure continu et n'échange pas de parcelles fluides avec ses voisins (stade des rouleaux ondulés)
À plus grande vitesse, les rouleaux se brisent et s'interpénètrent, mais leurs agencements restent réguliers puisqu'ils se reforment de façon périodique ou quasi-périodique (stade des rouleaux modulés)
Finalement, à vitesse encore plus grande, les rouleaux perdent toute continuité, les parcelles fluides circulant en désordre apparent de l'un à l'autre, mais, simultanément à ce désordre dans le détail du tourbillonnement, la forme des rouleaux horizontaux initiaux réapparaît statistiquement (stade chaotique)

 

Le 13ème paradoxe : un / multiple

À l’étape précédente, de grands tourbillonnements se sont formés qui, bien que dotés d’un intérieur clairement délimité par une frontière externe, restaient totalement ouverts sur la dynamique du fluide extérieur qui les traversait de part en part.
La nouvelle étape n’est rien d’autre, ni rien de plus, que la fermeture complète de cette frontière, fermeture qui est due au fait que les tourbillons ne peuvent plus grandir davantage, c’est-à-dire que, compte tenu de la viscosité du fluide, il ne peut pas se créer un niveau supplémentaire de hiérarchie de tourbillons.
Même s'ils ne sont pas passés par le stade des tourbillons ouverts, les rouleaux horizontaux spiralant dans un appareil de Couette-Taylor (un liquide enfermé entre deux cylindres dont l’un est mis en rotation) correspondent, de fait, à ce stade. En effet, ces paires de tourbillons spiralant en sens inverses forment bien, toutes ensemble, un grand tourbillonnement qui est refermé sur lui-même et qui ne peut pas grandir.

Ce tourbillonnement réagit comme un flot unique, refermé sur lui-même et qui tourne en rond sur lui-même, tandis que, simultanément, il se comporte comme un ensemble de multiples tourbillons en rouleaux également refermés sur eux- mêmes et tournant en rond sur eux-mêmes. On ne sait donc si l'on doit décrire cette situation comme celle d'un énorme tourbillonnement ou comme la somme de multiples tourbillonnements, d'autant que cette ambiguïté se retrouve au niveau des paires de rouleaux dont on ne sait dire s'il s'agit, chaque fois, d'une paire de rouleaux, ou de deux rouleaux associés. Cette ambiguïté vaut que la situation soit résumée par l'expression "un / multiple".
 

Le 14ème paradoxe : regroupement réussi / raté

Lorsque la vitesse de rotation est augmentée, les rouleaux se mettent maintenant à osciller. Cette oscillation se boucle sur un tour complet, c’est-à-dire qu’il se crée un nombre entier d’ondulations sur la circonférence du tourbillonnement, et la même configuration des rouleaux se retrouve donc périodiquement dans le temps. Ce nombre entier correspond à une fréquence particulière d'oscillation, et cette fréquence varie selon la vitesse de la rotation du cylindre de l’appareil.
Ce stade de l’apparition d’une première fréquence d’oscillation est appelé le stade des « rouleaux ondulés », ou le stade des « tourbillons ondulés ».
À cette étape, chacune des spirales tourbillonnantes reste regroupée en un rouleau continu, et les vitesses variables des parcelles fluides qui les construisent savent alterner périodiquement en cadence, afin tantôt de faire monter les rouleaux, et tantôt de les faire descendre.

Le regroupement de chaque anneau dans une même forme continue est préservé, et il l'est par le fait même que son fluide cesse de se comporter de façon compacte et se délite en portions qui vont à des vitesses différentes les unes des autres. La réussite du regroupement compact continu des rouleaux est donc le résultat de la perte du regroupement compact des parcelles fluides des rouleaux qui ne spiralent plus de concert et à la même vitesse. Pour cette raison, ce stade est résumé par l'expression "regroupement réussi / raté".
 
 

Le 15ème paradoxe : fait / défait

Quand la vitesse est encore augmentée, survient une nouvelle étape, dite des « rouleaux modulés », car une seconde fréquence est apparue. L'apparition de cette nouvelle fréquence indique que le flux parvient toujours à garder une régularité dans son évolution, à « retomber périodiquement ou quasi-périodiquement sur ses pieds », mais le prix de cette régularité est maintenant le bris d’une partie des rouleaux qui doivent disparaître par alternance, ou bien qui doivent se couper pour croiser les rouleaux qui sont sur leur chemin.

La cohérence et la régularité du tourbillonnement restent faites, mais sa continuité est défaite, brisée. En d’autres mots : c’est parce que le flot est cassé que sa régularité demeure solide. Pour cette raison, "fait / défait" est l'expression qui résume cette étape.
 
 

Le 16ème et dernier paradoxe : relié / détaché

Chaque parcelle fluide circule désormais comme au hasard dans toute la masse fluide, et aucune périodicité ou quasi-périodicité n’apparaît plus dans ce flot chaotique.
Pourtant, fait remarquable, à ce stade chaotique turbulent une structure réapparaît de façon très lisible, celle du découpage horizontal de « l’empilement de beignets » que les « rouleaux de Taylor » initiaux avaient introduite.
En fait, si l’on prenait maintenant une photographie de l’expérience à intervalles réguliers et que l’on superposait toutes ces photographies, on obtiendrait alors une image tout à fait semblable à celle des rouleaux de Taylor initiaux.
Par un aspect, l’évolution des trois dernières étapes de l’expérience de Couette-Taylor (le passage par les rouleaux ondulés, puis le passage par les rouleaux modulés, et maintenant le passage à la phase de la turbulence chaotique) ne fait donc que ramener à la première de ces étapes, celle des rouleaux horizontaux spiralants, mais une différence essentielle sépare la 1e de la 4e étape : désormais, les rouleaux horizontaux ne sont plus produits par le déplacement des mêmes parcelles fluides selon des spirales régulières et continues, mais ils sont le résultat, en « moyenne statistique », du déplacement chaotique imprévisible de toute la multitude des parcelles du fluide.

Sous leur nouvel aspect statistique, les rouleaux turbulents horizontaux sont bien détachés les uns des autres, puisque l’on peut repérer précisément les lignes qui les divisent, mais ils sont en même temps complètement reliés les uns aux autres puisque le fluide passe en continu de l’un à l’autre, ignorant les limites qui les séparent. Ce qui vaut à cette ultime étape d'être résumée par l'expression "relié / détaché".
 
 

Retour au 1er paradoxe : le centre / à la périphérie

Que l’on vienne à négliger ces liens et que l’on ne considère que la façon dont les nouveaux rouleaux horizontaux séparés se pressent les uns contre les autres et équilibrent leurs positions respectives de cette façon, chacun au centre des autres et formant en même temps la périphérie des autres, et l’on retrouve alors la même situation que celle que nous avions envisagée à la 1ère étape, celle qui était caractérisée par le paradoxe du « centre à la périphérie ».
Le cycle se boucle donc en repartant pour un nouveau tour, mais, cette fois, à un plus haut niveau de complexité encore, puisque les points de départ de ce nouveau cycle incorporent en eux toute la complexité qui s’est construite lors des 16 étapes précédentes.
Quand un cycle, ainsi, reprend à un niveau plus élevé à chaque tour, on dit qu’il forme une spirale. Ici, c’est une spirale de complexité.


dernière mise à jour de ce texte : 15 octobre 2007


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