Chapitre 16

 

TOTÉMISME

 

 

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16.0.  La phase totémique – une 1re notion devient globale :

 

Avec la phase totémique c'est un peu comme si l'on recommençait à zéro, puisque comme la phase d'émergence elle commence avec des entités qui s'accumulent en 1+1 les unes à côté des autres et sans aucun lien entre elles. Au début de la phase d'émergence ces entités correspondaient isolément à des aspects de matière ou d'esprit, clairement perçus différents l'un de l'autre mais toujours au cas par cas et jamais en relation l'un avec l'autre. À l'issue de la phase de 2d confrontation que l'on vient d'envisager, on est toujours au cas par cas, mais les entités auxquelles on a affaire sont désormais des couples compacts amalgamant les deux notions à leur intérieur, des couples qui n'ont pas non plus de relation entre eux, mais qui correspondent cette fois à des entités toutes identiques, du moins dans une même filière de civilisation.

On a vu que ces couples n'étaient pas symétriques. L'une des deux notions s'y est intégrée en gardant tout simplement son type 1/x. L'autre a gardé son type 1+1, mais il lui a fallu évoluer pour désormais disposer d'un lien permettant à ses différents aspects, bien que s'ajoutant toujours en 1+1 aspects indépendants, de tenir collectivement à l'intérieur d'un couple matière/esprit comme tiennent ensemble les billes d'un paquet de billes à l'intérieur d'un sac de billes.

Au début de la phase totémique, dans la filière pré-animiste on dispose de couples de notions qui traitent au cas par cas les aspects de la matière et les aspects de l'esprit et qui sont tous formés de la même façon : un aspect matériel du type 1/x groupé avec des aspects qui relèvent de l'esprit du type 1+1. En symétrique, dans la filière pré-naturaliste, c'est l'aspect qui relève de l'esprit qui est du type 1/x et ceux qui relèvent de la matière qui sont du type 1+1. On reprend les schémas qui résument ces situations, la teinte noire y symbolisant la matière et la teinte blanche l'esprit :

 

 Ontologie matière/esprit à l'issue de la phase de 2d confrontation :

 

 

- filière pré-animiste :

 

 

répété 1+1 fois au cas par cas

   ou

 

 

- filière pré-naturaliste  :

 

 

répété 1+1 fois au cas par cas

 

Pendant la phase de 2d confrontation ces couples n'avaient pas de relation entre eux puisqu'ils en étaient seulement à se former. Par contre, dès le début de la phase totémique ils vont s'attirer pour tout de suite se mettre en relation, et leur dissymétrie va impliquer une manière particulière de s'associer. Puisque les aspects en 1+1 de l'une des deux notions ne tiennent ensemble que parce qu'ils sont enfermés comme sont enfermées des billes dans un sac de billes, il n'y a aucune raison pour que ces « sacs » dispersés dans des couples séparés cherchent spécialement à se rassembler. Par différence, puisque tous les aspects du type 1/x de l'autre notion sont autant de parties d'une grande unité, il est très naturel que ces aspects, même s'ils sont répartis dans des couples différents, cherchent à s'assembler entre eux dans le cadre d'une unité 1/x encore plus grande, et c'est là très exactement ce que fera la phase totémique : intégrer tous les aspects pourtant au cas par cas relevant de l'une des deux notions dans une notion que l'on pourra désormais considérer comme globale. Dans la filière pré-animiste, c'est bien entendu la notion de matière relevant du type 1/x qui acquerra un aspect global, et la notion d'esprit y restera au cas par cas et sera donc toujours du type 1+1. À l'inverse, dans la filière pré-naturaliste c'est la notion d'esprit du type 1/x qui deviendra globale, et c'est la notion de matière qui restera envisagée au cas par cas et du type 1+1.

On devine que la phase suivante, qui héritera de tels couples dissymétriques, sera selon la filière, l'animisme ou le naturalisme. Lors de cette phase suivante c'est l'autre notion qui acquerra le statut de notion globale et qui devra pour cela abandonner son type 1+1 pour acquérir le type 1/x. Il reviendra à la phase encore suivante, celle de l'analogisme, de mettre en relation directe ces deux notions désormais globales et toutes les deux du type 1/x.

À l'occasion de la phase totémique donc, des aspects toujours pensés au cas par cas vont se regrouper progressivement dans une même notion globale, et inévitablement il en naîtra une très forte différence entre ces aspects et les aspects de la notion opposée toujours envisagés seulement au cas par cas. Une différence telle que la relation en couple des deux notions se trouvera bousculée au point de devoir se réinventer sur des bases nouvelles, et leur réarrangement pourra dès lors se faire selon deux possibilités alternatives auxquelles on a déjà été confronté : soit elles vont se réassembler en couple, soit elles vont se mettre en relation additive. Dans les croquis suivants qui décrivent cette alternative, c'est la notion schématisée par un demi-cercle continu qui acquiert le statut de notion globale à l'issue de la phase totémique, et l'autre fonctionne toujours au cas par cas, ce qui est schématisé par une addition de points. Leur association peut donc se faire en un couple enfermant ensemble les deux notions, ou bien par l'addition d'une notion isolée à une autre notion isolée. Le grand cercle figuré au début de la phase indique le regroupement en cours des aspects de la notion qui va progressivement devenir globale, cela malgré leur addition toujours en 1+1.

 

 Ontologie matière/esprit au début puis à la fin de la phase totémique :

 

 

- filière pré-naturaliste :


 


 


 

ou

 


 

 

 

 

- filière pré-animiste :


 


 

 

 

ou

 

 

 

 

Dans les développements qui vont suivre, nous traiterons de l'évolution de trois filières différentes correspondant à l'élévation d'une notion au statut de notion globale, ce qui correspond à trois des quatre cas de figure que l'on vient d'envisager :

         l'Occident nous montrera le cas d'une filière pré-naturaliste de type additif, c'est-à-dire dans laquelle les notions de matière et d'esprit sont conçues comme s'ajoutant l'une à l'autre en 1+1, ce qui est résumé par le schéma : 

 

         la Chine nous montrera le cas d'une filière pré-naturaliste de type couplé, c'est-à-dire dans laquelle les notions de matière et d'esprit sont conçues comme étant deux aspects distincts d'un couple de notions du type 1/x, ce qui est résumé par le schéma :

 

         l'Égypte pharaonique nous montrera le cas d'une filière pré-animiste de type couplé dans laquelle les notions de matière et d'esprit sont également conçues comme étant deux aspects distincts d'un couple de notions du type 1/x selon le schéma : 

 

 Très probablement, la Méso-Amérique correspond à la filière manquante pré-animiste et de type additif, mais elle est alors dans sa période olmèque qui est trop mal connue et avec des datations trop vagues pour rendre suffisamment compte de son évolution détaillée au fil du temps.

 

Lors des deux phases précédentes, celles de 1re puis de 2d confrontation, c'est seulement à la dernière étape que l'évolution ontologique s'est brusquement manifestée, et seule l'évolution des effets plastiques permettait de repérer que quelque chose se passait d'une étape à l'autre. Par différence, puisqu'une relation commence à s'établir dès la première étape entre les différents couples de notions, cette fois c'est de façon progressive que l'évolution ontologique se manifestera, chaque étape marquant un progrès dans l'évolution allant de la situation que l'on a décrite pour la première étape à celle de la dernière.

Comme dans la phase précédente, chaque étape se caractérise par trois effets plastiques « de transformation ontologique », mais par souci de rapidité on ne prendra en considération que le troisième, celui qui prend en charge la relation entre les deux notions. Parallèlement, on continuera à envisager tous les quatre effets que l'on a qualifiés « d'état ». ([1])

 

 

16.1.  La filière occidentale pendant la phase totémique :

 

 

Chronologie approximative de la filière occidentale du totémisme :

         la première étape de cette phase correspond à une période qui va environ de 2000 à 1600 avant notre ère ;

         la deuxième couvre approximativement la période allant de 1600 à 1200 avant notre ère ;

         la troisième correspond, dans l'Europe de l'est et du sud, à la période allant approximativement de 1250 à 900 avant notre ère, et de 1100 à 700 avant notre ère dans les pays nordiques ;

         la quatrième et dernière étape correspond en Grèce à la période allant approximativement de 1050 à 900 avant notre ère, et de 900 à 700 dans le reste des régions occidentales qui sont donc en léger retard par rapport à la Grèce.

 

 

 

16.1.1.  Les quatre étapes de l'évolution de la peinture, de la gravure et de la sculpture dans l'ontologie totémique occidentale (pré-naturaliste, et de type additif) :

 

La première étape du totémisme occidental :

 

On rappelle schématiquement l'état des relations entre la notion d'esprit (en blanc) et celle de matière au début de la phase, ainsi que l'objectif à atteindre à sa dernière étape :

 

 


 


 


 

À la première étape, les couples matière/esprit, toujours au cas par cas, vont faire spécialement ressortir et valoriser leurs aspects relevant de l'esprit, et simultanément ils vont se polariser en entrant activement en relation les uns avec les autres afin d'amorcer leur réunion en une même notion globale puisque tel est l'objectif final de cette phase.

 




 

Cruche et vases dans le style de Camarès, Crète, palais de Phaistos (vers 1900 à 1700 avant notre ère)

Sources des images : https://www.veniceclayartists.com/contemporary-ceramic-art/, https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Small_pithos,_fish_in_a_net,_Phaistos,_1800-1700_BC,_AMH,_144972_cropped_white_bg.png et  https://dialnet.unirioja.es/descarga/articulo/7035191.pdf

 

En Crète, vers 2000 à 1700 avant notre ère, ces deux processus peuvent être repérés dans les dessins polychromes peints sur céramique du style dit « de Camarès », puisque leurs motifs de spirales, principalement raccordées par deux, combinent l'affirmation de multiples centres visuels attirant l'attention de l'esprit avec des liens continus reliant entre eux ces différents centres.

Par nature, l'enroulement d'une spirale constitue une impasse visuelle et ne peut s'associer à d'autres spirales que par couples isolés, comme sur la cruche du premier exemple, ou par bandes continues, comme sur le vase du troisième exemple. Chaque spirale est une forme à la fois compacte et divisée en multiples enroulements, ce qui est en fait une forme typiquement 1/x, mais que ce soit par couples ou par bandes les spirales ne peuvent s'ajouter les unes aux autres qu'en 1+1, sans pouvoir rien faire à plus grande échelle, sauf précisément l'effet de couple ou de bande qui les réunit les unes à côté des autres. Si les formes qui captent individuellement l'intérêt de notre esprit sont bien du type 1/x, elles n'ont donc pas encore réussi à se rassembler en une plus grande forme du type 1/x.

Sur la cruche, on peut aussi voir un motif de traits rouges reliés par un tracé blanc : chaque trait rouge est du type 1/x puisqu'il est divisé en deux par la ligne blanche, et tous s'alignent en 1+1 le long de cette ligne. Les deux aspects de ce motif, celui qui attire l'attention de l'esprit sur plusieurs unités rouges indépendantes et celui qui relie en blanc ces unités sont ici clairement séparés, ce qui correspond à une expression analytique, tandis que le lien qui raccorde les spirales tout en participant à une partie de leurs enroulements relève d'une expression synthétique.

Dans le deuxième exemple, l'effet simultané d'affirmation de deux figures autonomes et de lien entre elles résulte d'une boucle continue qui réunit le dessin d'un poisson et celui d'un filet de pêche. Là aussi, si chacun de ces deux dessins est de type 1/x car lisible en unité globale divisée en multiples parties, leur différence d'aspect et de nature fait qu'ils s'ajoutent l'un à l'autre en 1+1.

Dans le troisième exemple, la clarté de l'affirmation des spirales est comme gâchée par la présence d'espèces de virgules blanches qui, d'un côté se raccordent aux spirales, de l'autre se raccordent par deux au moyen de formes marron. Si l'on se rapporte au schéma décrivant la situation à la première étape, on peut estimer que la présence de ces grosses virgules qui se relient entre elles séparément du lien principal entre spirales correspond au fait que ce qui est relié ce ne sont pas seulement les aspects qui relèvent de l'esprit, mais aussi ceux qui relèvent de la matière puisqu'ils sont inévitablement entraînés dans le regroupement des aspects qui relèvent de l'esprit. Le regroupement concomitant des aspects matériels crée donc une sorte d'inertie gênant le regroupement des aspects qui relèvent de l'esprit, d'autant que les aspects matériels n'ont ici aucun rôle moteur et se contentent de se laisser entraîner. Dans la cruche du premier exemple, on peut faire valoir que ce sont les deux tracés blancs côte à côte qui tangentent la spirale du haut et les divers tracés plus ou moins courbes sur le reste de la surface qui correspondent à cette inertie qui empêche les aspects relevant de l'esprit de se raccorder entre eux de façon plus limpide.

 

Il y a des affirmations visuelles répétées attirant l'attention de l'esprit, et il y a des effets de lien : on vient de voir les deux caractéristiques de la première étape de la phase totémique.

On a vu aussi que des spirales raccordées entre elles étaient un moyen privilégié pour combiner ces deux aspects de façon synthétique mais qu'ils peuvent aussi se combiner de façon analytique. On en a déjà vu un exemple avec la cruche, en voici deux autres :

 


 

Ci-dessus : coupe dans le style de Camarès, Crète, 1er palais de Phaistos (vers 1800 avant notre ère)

À droite : jarre du crétois ancien (vers 1600 avant notre ère)

Sources des images : http://www.ceramicstudies.me.uk/frame1tu5.html#HC05-Pic.048 et http://www.ceramicstudies.me.uk/frame1tu5.html#HC05-Pic.033


 

    - une coupe sur laquelle le dessin répété d'un feston blanc organise du lien sur l'ensemble de la surface tandis que s'affirme séparément l'émergence répétée d'une fleur orangée à cœur blanc ;

    - et une jarre, sur laquelle l'effet de lien est produit par la répétition de groupes de bandes horizontales faisant le tour du récipient tandis que, de façon bien séparée, des affirmations visuelles sont produites par des formes annelées au cœur en relief, et aussi par l'émergence des anses qui servent à passer des cordes pour soulever le récipient.

 

Nous envisageons maintenant les effets plastiques propres à cette première étape, et pour cela nous allons considérer l'expression synthétique produite par les spirales en bande de l'exemple de droite de la première série d'images. De façon générale, cette analyse vaudra pour la liaison entre plusieurs spirales.

À la première étape, l'effet qui porte la relation entre les deux notions est le continu/coupé : le tracé qui va du cœur d'une spirale au cœur de la suivante est un tracé matériellement continu, mais cela n'empêche pas notre esprit de repérer et de lire séparément chaque spirale, et donc de constater que deux spirales consécutives sont coupées l'une de l'autre puisque chacune tourne autour d'un centre bien séparé de celui de la spirale suivante.

L'effet qui apparaît d'emblée est le fait/défait : le tracé qui fait une spirale en allant vers son cœur la défait en sens inverse puisque alors il la dévide et s'en va faire une autre spirale. Chaque spirale se répand en se reliant/détachant : en se reliant à sa voisine par un trait continu, en se détachant visuellement d'elle par son enroulement autour d'un centre de giration qui lui est propre. Les spirales s'organisent en s'équilibrant aux extrémités les unes des autres, ce qui est une expression de l'effet du centre/à la périphérie. Enfin, ces trois effets sont résumés par celui d'entraîné/retenu : on est entraîné à passer en continu d'une spirale à l'autre en suivant des yeux leur tracé qui se poursuit, mais on est sans cesse retenu dans l'impasse qui termine ce tracé au cœur de chacune des spirales.

 

 

La deuxième étape du totémisme occidental :

 


Détail de deux états successifs d'une frise murale dans le palais de Knossos, en Crète (environ 1700 à 1380 avant notre ère)

Source de l'image : https://www.wikiwand.com/fr/Cnossos

 

 


À droite : haches en bronze de Hadjúsàmson, Hongrie (1600 à 1400 avant notre ère)

Source de l'image : Catalogue de l'exposition L'Europe au temps d'Ulysse, RMN (1999)

 

 

À cette étape s'amplifient les effets observés à la première, c'est-à-dire la combinaison de l'affirmation de centres visuels attirant l'attention de l'esprit avec des effets de liaison entre ces différents centres.

Cette amplification se manifeste notamment par l'emploi abondant de frises de spirales attachées les unes aux autres dont on peut dire de façon générale qu'elles sont moins lâchement reliées, c'est-à-dire plus rapprochées les unes des autres et plus serrées les unes contre les autres. Elles sont aussi dessinées de façon plus limpide, c'est-à-dire débarrassées des formes annexes observées à la première étape, et pour aller dans le sens des explications données alors cela signifie que les aspects qui relèvent de l'esprit sont désormais mieux séparés de ceux qui relèvent de la matière, ce qui leur permet d'organiser plus librement leurs arrangements.

Ainsi, cette frise murale de spirales en bande dans le palais de Knossos, en Grèce. Dans son prolongement, une frise qui correspond à l'expression analytique du même effet, c'est-à-dire à l'affirmation régulière de centres visuels en forme de fleurs, bien séparée de l'effet de liaison produit par les bandes latérales continues qui les enferment. Approximativement de la même époque, mais cette fois en Hongrie, ces gravures de spirales alternées qui ornent des haches en bronze.

 

 


 

À gauche, Mycènes, tasse en or (vers 1550/1500 avant notre ère)

À droite, Mycènes, poignée d'épée en or


Sources des images : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:6257_-_Archaeological_Museum,_Athens_-_Gold_cup_from_Mycenae_-_Photo_by_Giovanni_Dall%27Orto,_Nov_10_2009.jpg et https://ancientimes.blogspot.com/2020/04/mycenae-at-war.html

 

Une autre façon de rendre compte d'une plus grande vigueur des affirmations visuelles consiste à ne plus seulement lier les spirales les unes aux autres en bandes linéaires, mais à les répandre simultanément dans plusieurs directions d'un plan qu'elles occupent dès lors complètement. Ainsi, ces motifs de spirales martelées que l'on trouve à Mycènes, sur une tasse en or et sur une poignée d'épée en or.

 

 

 



À gauche, vase à plantes de papyrus enroulées en spirales, Palaikastro, Crète (vers 1500 avant notre ère)

À droite, jarre avec dessins de poulpes, Prosymna en Argolide, Grèce (vers 1450 avant notre ère)

Sources des images : http://www.ceramicstudies.me.uk/frame1tu5.html#HC05-Pic.055 et L'Europe au temps d'Ulysse, Catalogue d'exposition, RMN (1999)

 

 

Une autre façon encore de donner un maximum de force au processus consiste à dessiner des motifs qui embrassent d'un seul coup l'ensemble de la surface au lieu de la décomposer en multiples unités visuelles. Ainsi, ce vase de Palaikastro sur lequel se dessinent de vastes enroulements de plantes de papyrus qui font toute sa hauteur. La tige y fait un effet de lien pendant qu'une multitude de feuilles y font de multiples effets visuels qui attirent l'attention de notre esprit, il s'agit donc d'une expression analytique. Dans la jarre de Prosymna il s'agit d'une expression synthéti-que, puisque le dessin des nombreux bras d'un poulpe provoque simultanément un effet de lien et de multiples éclatements visuels du fait des boucles dans lesquelles s'enroulent ces bras à leurs extrémités.

Dans tous les exemples donnés, on notera que si les effets d'affirmations visuelles qui attirent l'attention de notre esprit ont individuellement des formes du type 1/x, ils s'ajoutent toutefois toujours entre eux en 1+1 puisqu'ils ne génèrent aucune forme lisible à grande échelle. Dans les deux derniers exemples, la forme globale de spirale et celle de poulpe ne sont pas obtenues par le seul rassemblement d'affirmations visuelles du type 1/x puisqu'elles requièrent l'ajout en +1 de formes de tiges ou de bras qui servent spécifiquement à faire un effet de lien.

 

 



À gauche, cône d'or de Schifferstadt, Allemagne (vers 1400/1300 avant notre ère)

 

À droite, disque de ceinture en bronze, Sandinavie (vers 1400 avant notre ère)

 

Sources des images : https://arthistoryproject.com
/timeline/prehistory/bronze-age/golden-hat-of
-schifferstadt/
et Les Aventuriers du Nord,
éditions Time-Life (1974)

 

 

À la deuxième étape on trouve aussi le procédé analytique observé à la première étape dans la jarre crétoise, un procédé qui consiste à séparer des affirmations visuelles individuelles rondes accentuées par un relief central et des bandes continues faisant le tour complet de la forme.

C'est là une disposition fréquente dans les cônes d'or en forme de chapeau que l'on trouve notamment en Allemagne, et c'est une disposition que l'on trouve également dans des boucles de ceinture que l'on trouve au Danemark ou en Scandinavie. Dans cet exemple d'une boucle de ceinture, l'expression analytique et l'expression synthétique se combinent puisque son examen attentif montre que les différents ronds qui se succèdent entre les bandes continues sont en fait des spirales reliées les unes aux autres.

 

À la deuxième étape, l'effet qui porte la relation entre les deux notions est comme à la première le continu/coupé. Les formes que l'on a analysées étant assez semblables à celles de la première étape, la persistance de cet effet s'observe facilement.

Pour rendre compte des autres effets plastiques, on prendra comme exemple celui des surfaces en or spiralées de la tasse et de la poignée d'épée de Mycènes. Celui qui s'observe d'emblée est l'effet d'ensemble/autonomie : toutes ces spirales assemblées font un effet d'affirmation individuelle qu'elles reprennent toutes ensemble. La forme se répand par un effet d'ouvert/fermé : le trajet visuel de notre regard est toujours ouvert puisqu'on peut librement aller d'une spirale à l'autre, mais il est toujours fermé puisqu'on bute toujours sur le centre d'une spirale. La forme s'organise en ça se suit/sans se suivre : les enroulements successifs d'une spirale se suivent radialement, et les enroulements des différentes spirales se suivent puisqu'ils butent les uns sur les autres, mais ils ne se suivent pas de cette façon-là si l'on préfère suivre le sens giratoire des différents tracés, un sens giratoire qui est perpendiculaire à celui de l'entassement des enroulements. Enfin, l'effet d'homogène/hétérogène résume les précédents : le tapis homogène de formes qui recouvre la surface est obtenu par la répétition d'un effet de spirale, ceci alors que cette répétition génère autant d'hétérogénéités puisque la lecture de ces spirales sépare leurs centres de rotation des tracés qui assurent les liaisons entre elles.

 

 

Avant de quitter cette deuxième étape, quelques exemples de sculptures.

Comme dans la phase précédente, pendant la phase totémique la plupart des sculptures représentant des personnages le feront de façon bizarre, voire monstrueuse, ce qui est en rapport avec le fait que la figuration de l'aspect matériel d'un être doté d'un esprit relève toujours de l'addition en 1+1 d'un aspect matériel et d'un aspect qui relève de l'esprit, et donc d'aspects encore étrangers l'un pour l'autre. Ce n'est que vers la fin de la phase suivante, comme on le verra en Grèce classique, que l'acquisition progressive du caractère 1/x par la matérialité, jointe au caractère 1/x précédemment acquis par ce qui relève de l'esprit, permettra de voir des figurations humaines de plus en plus réalistes. Au stade où l'on est, c'est-à-dire vers le début de la phase totémique, on ne doit donc pas s'étonner des étranges personnages en terre cuite créés par la culture de Cirna en Roumanie ou par la culture de Dubovac en Serbie.

 

 


Culture de Cirna, Roumanie (vers 1400 à 1200 avant notre ère)

 

Source de l'image : L'Europe des Origines (Collection l'Univers des Formes), édité chez Gallimard (1992)

 

 

C'est un exemple de la culture de Cirna que l'on donne. On y constate qu'à cette étape les aspects matériels et les aspects qui relèvent de l'esprit se combinent en unité, puisque les gravures réalisées par l'esprit de l'artiste sur la matière de la poterie se complètent parfaitement pour donner à l'ensemble le caractère unitaire d'un personnage féminin, même si ce personnage est très bizarre.

Pour ce qui concerne les gravures qui révèlent plus spécifiquement l'activité de l'esprit de l'artiste, on y retrouve le souci de dessiner des figures aux extrémités en spirale qui attirent l'attention de l'esprit en de multiples endroits, et le souci de dessiner des figures qui produisent des effets de liens, que ce soient les courbes qui joignent les spirales deux à deux ou que ce soient les dessins en tirets qui font partiellement ou totalement le tour du personnage.

 

 

 


Figurines féminines en terre cuite du type « tau » et « phi », Culture helladique mycénienne, Grèce (vers 1400 à 1300 avant notre ère)

 

Source de l'image : https://www.metmuseum.org/toah/works-of-art/35.11.16-.18/

 

 

Si à la même époque, c'est-à-dire vers 1400 à 1200 avant notre ère, on veut trouver des exemples similaires dans lesquels les gravures à la surface de la terre cuite sont remplacées par des dessins peints, il suffit de considérer les figurines de la culture helladique mycénienne, habituellement qualifiées de « tau », « phi » ou « psi », selon la lettre grecque à laquelle chacune ressemble le plus. Comme pour la figurine de la culture de Cirna on y observe le caractère assez étrange des personnages et la complémentarité entre la forme matérielle schématique du corps et les indications plus complexes données par les dessins réalisés à sa surface.

Ce ne sont pas des spirales qui attirent ici l'attention de l'esprit de façon répétée, mais des effets de bandes qui se répètent de façon irrégulière. Ces bandes, plus ou moins ondulantes et plus ou moins variables en épaisseur, ont l'avantage de combiner des effets de lien et des effets d'émergences de singularités attirant l'attention de l'esprit en de multiples endroits épars. Les effets de lien ont d'ailleurs une expression autonome dans les bandes continues qui font le tour du personnage, soit au niveau du cou, soit au niveau de la ceinture.

 

 

La troisième étape du totémisme occidental :

 

Cette étape montre une évolution plus radicale que celle qui s'était produite entre les deux premières étapes et qui ne correspondait alors qu'à un approfondissement et à une généralisation des effets d'émergences et de liens concernant les aspects de l'esprit. À cette étape, le rassemblement plus affirmé encore des aspects qui relèvent de l'esprit ne supporte plus d'être entravé par les liens qui les rattachent aux aspects relevant de la matière, et en conséquence les deux notions vont brusquement se séparer. Bien sûr, il ne peut s'agir d'une séparation complète : les deux notions vont rester attachées l'une à l'autre, mais elle sera suffisante pour que les expressions artistiques relevant de cette étape montrent l'écartement des deux notions en deux pôles franchement distincts, et cette séparation permettra aux aspects relevant de l'esprit de s'affranchir suffisamment de leurs attaches aux aspects matériels pour que, à l'étape suivante, les aspects qui relèvent de l'esprit puissent s'affirmer en notion globale sans ne plus être du tout encombrés par leurs relations aux aspects matériels qui n'auront pas subi la même mutation.

 

 


Rasoir scandinave en bronze avec dessin ciselé de navire (vers 1000 à 700 avant)

 

Source de l'image : Les Aventuriers du Nord, éditions Time-Life (1974)

 

 

Les rasoirs scandinaves en bronze de l'Âge du bronze final sont particulièrement éloquents à cet égard : d'un côté, la large surface du rasoir qui fait valoir l'aspect matériel de sa surface, de l'autre un appendice en forme de spirale qui se sépare complètement de cette surface matérielle et qui attire spécialement l'attention de notre esprit par l'affirmation de son enroulement.

Ciselé à la surface du rasoir, un dessin de navire rejoue cet effet de séparation d'une autre façon : de l'étagement vertical de 1+1 lignes horizontales qui forment un entassement matériel compact, se séparent en plusieurs endroits des formes en spirale plus ou moins prononcée, certaines se tortillant pour figurer une proue de navire en forme de tête de dragon. Ces émergences qui spiralent et se tortillent sont autant d'affirmations visuelles qui attirent l'attention de notre esprit, et elles le font séparément les unes des autres sans générer à plus grande échelle une forme globale ce qui implique qu'elles s'additionnent toujours en 1+1, mais elles le font en se séparant toujours clairement des entassements matériels horizontaux dont elles émergent.

 

 

À gauche, barque votive en bronze à proue en forme de protomé de cerf, culture Nuragique, Sardaigne (vers 900 à 700 avant notre ère)

 

À droite, brassière en bronze, culture des Lingons, Côte-d'Or, France (vers 1250 avant notre ère)

 

Sources des images : L'Europe des Origines (Collection l'Univers
des Formes), édité chez Gallimard (1992) et
https://www.wikiwand
.com/fr/Mus%C3%A9e_d%27Arch%C3%A9ologie_nationale

 



 

En d'autres endroits que la Scandinavie, et de façon parfois un peu plus précoce, on retrouve cet effet de séparation nette entre des aspects de matière figurés par une large surface matérielle continue et des effets de l'esprit qui se manifestent par des figures aux dessins à la fois répétitifs et dispersés qui attirent violemment notre attention. Ainsi, cette barque de la culture Nuragique de Sardaigne, dont la large surface matérielle se transforme brutalement en une multitude de figurines individuellement du type 1/x qui font toutes des effets de « crochet » attirant l'intérêt de notre esprit en 1+1 endroits bien séparés les uns des autres. Ainsi aussi cette brassière en bronze de la culture des Lingons qui a son pendant dans des jambières conçues selon le même principe, un principe qui consiste à séparer une large surface matérielle continue et des enroulements 1/x en spirale attirant l'attention de notre esprit en 1+1 endroits bien distincts les uns des autres.

 

 

 


Pierre à cerfs à Tsatsyn Ereg, Arkhangai, Mongolie (vers 1200 à 800 avant notre ère)

 

Source de l'image : https://whc.unesco.org/fr/documents/172388

 

 

Érigées par les nomades de la steppe mongole à la même époque du bronze final, les « pierres à cerfs » proposent une autre façon de mettre en forme la séparation entre les aspects matériels et les aspects qui relèvent de l'esprit. Ces stèles représentent des accumulations de cerfs côte à côte, leur corps allongé magnifiant la surface de la paroi matérielle de la pierre tandis que leurs bois se développent en 1+1 boucles qui attirent de façon répétée l'attention de notre esprit.

Chaque ramure est faite de multiples boucles, ce qui en fait des figures du type 1/x. Leurs « becs-de-canard », leurs oreilles en virgule et leurs pattes forment pour leur part des effets visuels plus discrets mais qui apparaissent toujours comme autant d'excroissances se détachant avec plus ou moins de netteté de la grande surface uniforme de leur corps.

Dans ces graphismes, les effets visuels qui s'affirment en attirant l'attention de l'esprit se séparent clairement de la surface matérielle à laquelle ils ne sont plus attachés que par une mince liaison, mais la répétition alternée de ces cerfs côte à côte montre que l'on est encore dans une phase où les aspects matériels s'ajoutent les uns aux autres en 1+1 aspects bien séparés, et où les aspects qui relèvent de l'esprit, bien qu'individuellement du type 1/x, s'ajoutent toujours aussi en 1+1 les uns aux autres.

 

Pour traiter les effets plastiques propres à cette étape, nous revenons au rasoir scandinave en bronze.

À la troisième étape, l'effet qui porte la relation entre les deux notions est le lié/indépendant, un effet qui dit bien ce qui se passe ici entre les faits de l'esprit et les faits de matière puisqu'ils correspondent désormais à des réalités très indépendantes mais toujours liées l'une à l'autre : c'est le cas de la lame du rasoir et de l'enroulement en spirale qui s'en détache, et dans le dessin du navire c'est le cas des diverses courbes et contre-courbes qui forment des figures indépendantes qui restent fortement liées à la matérialité de l'épaisse coque horizontale du navire.

L'effet de rassemblé/séparé s'affirme d'emblée car il est très proche de l'effet de lié/indépendant que l'on vient d'expliciter. La forme se répand en synchronisé/incommensurable : l'incommensurabilité est celle des formes courbes qui ondulent ou qui se tordent de façons très variées, tandis que la synchronisation est celle des séries de petites hachures qui se répandent avec une parfaite régularité, et cela aussi bien sur ces courbes incommensurables que sur les parties droites du navire. Les formes s'organisent en continu/coupé : les frises de hachures dont on vient de parler sont des motifs qui sont à la fois continus et produits par des hachures coupées les unes des autres ; toutes les parties du navire et de ses émergences sont formées par des empilements de traits continus qui sont séparés les uns des autres, et donc coupés les uns des autres ; de toutes les figures de proue et du bizarre couple de boucles opposées qui émerge de la partie centrale du navire on peut dire qu'ils continuent les tracés qu'ils prolongent tout en les coupant brutalement à l'endroit où ils se terminent, enfin, la spirale en appendice continue la pointe du rasoir tout en s'en coupant visuellement. L'effet qui résume les précédents est le lié/indépendant, déjà envisagé.

 

 

La quatrième et dernière étape du totémisme occidental :

 

En Grèce, cette étape correspond au style que l'on dit « protogéométrique », un style qui mériterait aussi bien d'être qualifié de « géométrique » puisqu'il se caractérise par la répétition de figures géométriques dessinées sur des coupes et sur des vases. On en donne quelques exemples qui montrent l'utilisation de quadrillages réguliers, mais surtout de ronds et demi-ronds concentriques réalisés au compas et au pinceau à pointes multiples.

 

 

 

 


Coupes et vases protogéométriques, Grèce (environ 1050 à 900 avant notre ère)

Source des images : https://www.wikiwand.com/de/Protogeometrische_Keramik, https://classicalarthistory.wordpress.com/2015/02/04/protogeometric-period-2/, https://www.studyblue.com/notes/note/n/pp-10-dark-ages/deck/7980002 et https://blogs.sch.gr/gym-lakk/files/2018/11/%CE%93%CE%95%CE%A9%CE%9C%CE%95%CE%A4%CE%A1%CE%99%CE%9A%CE%97-%CE%A4%CE%95%CE%A7%CE%9D%CE%97.pdf

 

Dans ces figures on retrouve les caractéristiques des étapes précédentes : des formes du type 1/x, en l’occurrence de multiples ronds ou demi-ronds encastrés les uns dans les autres dans une même figure ronde, ou bien un quadrillage de carrés dans une forme carrée, et ces formes séparées les unes des autres s'affirment individuellement pour capter l'attention de notre esprit en s'ajoutant en 1+1 sans rien faire ensemble à plus grande échelle. Comme précédemment, ces formes individuellement affirmées voisinent avec des formes qui font des effets de liens en ceinturant en continuité l'ensemble de la poterie. Toutefois, par différence avec les étapes antérieures, toutes ces formes dégagent un effet de rigueur géométrique, partiellement attribuable à l'utilisation de figures difficiles à tracer, telles que les encastrements réguliers de fins tracés ronds, de telle sorte qu'on ne peut s'empêcher d'attribuer un tel effet à la volonté d'un esprit humain qui a pensé ces formes et qui les a soigneusement exécutées pour qu'elles apparaissent parfaitement régulières.

Désormais on a donc ce qu'il faut pour correspondre à l'étape ultime du totémisme : les figures attirant l'attention de l'esprit sont toujours du type 1/x, elles sont toujours bien distinctes les unes des autres et s'ajoutent toujours en 1+1, mais simultanément notre esprit repère qu'elles ont toutes un même caractère géométrique très élaboré et il les regroupe par conséquent dans un même ensemble de formes relevant spécifiquement d'un esprit humain. On pourrait s'étonner que, pour la dernière étape, les formes individuellement du 1/x ne soient pas physiquement regroupées dans une grande forme elle-même du type 1/x et soient seulement regroupées dans un style graphique évoquant l'intervention d'un esprit humain, mais c'est la condition pour que ces formes continuent à s'ajouter en 1+1 tout en faisant globalement une unité repérable.

Cette façon de reconnaître que ces figures « font ensemble » un même style tout en restant séparées a aussi à voir avec le caractère « additif » de l'ontologie totémique européenne : puisque ces figures géométriques séparées ne forment pas de figure lisible à grande échelle, sauf celles d'alignements ou de quadrillages résultant de leur addition en 1+1 sur des lignes ou des surfaces, il suffit en effet que notre esprit prenne du recul sur ces figures matériellement séparées pour repérer qu'elles présentent toutes un même aspect géométrique et qu'il puisse ainsi les regrouper dans un même ensemble de figures à l'aspect géométrique. Une telle lecture est en effet possible parce que le caractère additif de cette filière implique que les notions de matière et d'esprit sont d'emblée bien distinctes, de telle sorte que notre esprit, parfaitement détaché de l'aspect matériel de ces figures, peut les considérer à distance et entièrement depuis leur extérieur. Si cela peut sembler évident, on verra que cela ne va pas de soi puisque ce type de lecture ne vaudra pas pour la Chine : la notion d'esprit y étant d'emblée placée en couple avec celle de matière, dans cette filière il faudra faire un réel effort visuel pour séparer les aspects qui relèvent de l'esprit de leur support matériel. Seulement prendre du recul n'implique au contraire aucun effort particulier de séparation visuelle.

 

 

 


Centaure de Lefkandi, Grèce (vers 900 avant notre ère)

 

Source de l'image : https://www.esag.swiss/eretria/museum/

 

 

Le Centaure de Lefkandi est la plus ancienne sculpture grecque connue représentant un centaure. C'est par un tout autre procédé qu'y intervient le caractère additif de la filière, c'est-à-dire la séparation d'emblée des aspects matériels et des aspects qui relèvent de l'esprit.

Dans le cas des poteries, la notion de matière se rapportait à la terre cuite de ces poteries, ainsi qu'à la matérialité des dessins géométriques réalisés à leur surface. La même chose vaut pour ce centaure, mais il est possible aussi de considérer qu'il s'agit de la représentation du corps matériel d'un centaure. Or, qu'est-ce qu'un centaure ? C'est un être dont le corps est mi-animal/mi-humain, c'est-à-dire l'addition d'aspects matériels incompatibles qui ne peuvent donc que s'ajouter en 1+1 sans rien faire globalement de véritablement viable. Et c'est sur cette matière 1+1 que viennent s'appliquer des frises géométriques dont la régularité résulte manifestement de la volonté de l'esprit de l'artiste, car le pelage des animaux ou le poil des humains ne présente jamais ce type de graphisme strictement géométrique et régulier.

Chaque bande de triangles, de croix ou de hachures, se lit comme une file de 1+1 formes géométriques, mais aussi comme des répétitions d'une même forme enfermées dans un même rectangle, et donc aussi en 1/x, mais ces bandes uniformes et ces surfaces entières ne génèrent rien à grande échelle que des effets de bandes ou de surfaces régulières s'ajoutant les unes aux autres en 1+1. Toutefois, leur régularité géométrique systématique signalant une volonté de l'esprit produit un effet de style qui est généralisé sur toute la surface du centaure, ce qui implique que les aspects qui relèvent de l'esprit, bien que s'ajoutant toujours en 1+1, ont aussi trouvé un moyen de faire valoir leur unité à l'échelle globale de la sculpture. Comme on l'a déjà dit, la matérialité du centaure est celle d'une addition de 1+1 corps incompatibles, et les dessins géométriques réalisés sur son corps nous apparaissent comme de stricts graphismes géométriques, c'est-à-dire nécessairement conçus par un esprit humain et ajoutés par-dessus le corps du centaure sans aucunement chercher à ressembler à des poils ou à une fourrure.

Avec ce centaure on ressent donc d'emblée que l'on a affaire à des graphismes géométriques conçus par l'esprit qui sont ajoutés en +1 sur son corps matériel, exactement comme il convient pour une filière où la notion d'esprit s'ajoute en +1 sur celle de matière. Et parce que la notion d'esprit géométrique est d'emblée ressentie indépendamment de la matérialité du corps du centaure, le style par lequel elle se manifeste peut être perçu généralisé à l'ensemble de la forme malgré les différences dans son expression d'un endroit à l'autre, ici se manifestant par une alternance régulière de triangles clairs et de triangles foncés, là par un effet de grille uniforme, ailleurs encore une succession de bandes aux couleurs alternées ou par la transition rectiligne entre une surface claire et une surface foncée, etc. Bref, la variété des dessins géométriques ajoutés sur le corps du centaure nous montre qu'à cette étape la notion d'esprit commence à apparaître comme une notion globale, c'est-à-dire capable d'intégrer des aspects très différents dans une même notion.

 

Pour analyser les effets plastiques propres à cette étape, nous revenons sur la coupe dont le côté présente trois formes « en cible ».

À la quatrième et dernière étape, l'effet qui met en relation entre les deux notions est le même/différent : il y a différents types de formes peints sur la surface du même vase, des cibles rondes et des bandes en zigzag régulier captant l'attention de l'esprit et manifestant l'habileté de l'esprit qui a peint ces formes, et aussi des bandes régulières de différentes largeurs qui valent principalement pour leur effet de surface matérielle peinte épousant strictement la rotation horizontale de la forme matérielle de la coupe, un effet de surface qui vaut aussi pour le fond uniformément jaune qui met en valeur la surface du matériau de ce récipient. La matière de la même coupe connaît aussi différentes formes, le cylindre de sa partie principale qui correspond à une surface matérielle valant pour elle-même, mais aussi des modifications de cette surface ou des détails ajoutés qui suscitent plus spécialement l'intérêt de notre esprit : le petit rebroussement de sa partie haute, la forme ovoïde de sa partie basse et le pincement qui la sépare de la surface en cône du pied, les deux formes en oreille des anses.

L'effet qui nous apparaît d'emblée est encore le même/différent car il se manifeste aussi d'autres façons : il y a différentes fois une même forme en cible circulaire ; chacun des différents ronds concentriques qui construisent une même cible a la même forme ronde que les autres tandis que son diamètre est de largeur différente. Les formes se répandent par des effets d'intérieur/extérieur : l'extérieur de chaque rond d'une cible est à l'intérieur du rond de taille immédiatement supérieur ; l'extérieur de chacune des cibles est à l'intérieur de la frise des cibles, et aussi à l'intérieur de la bande horizontale jaune située entre deux bandes noires. Les formes s'organisent en un/multiple : chaque cible forme une figure unitaire qui regroupe de multiples ronds concentriques ; une même forme de cible se répète à de multiples reprises ; la bande des zigzags se divise en multiples hachures ; chaque bande noire est divisée en multiples bandes de largeurs différentes ; l'unité globale du récipient réunit de multiples parties bien distinctes, la coupe, son pied et ses deux oreilles. Enfin, l'effet de regroupement réussi/raté résume les effets précédents et il vaut notamment pour les cibles qui sont réunies dans une file de cibles tout en restant bien séparées les unes des autres, sans aucun accolement entre elles et donc bien indépendantes les uns des autres. Il vaut aussi à l'intérieur de chaque cible, puisque chacune regroupe un ensemble de cercles centrés au même endroit tandis que l'homogénéité de ce regroupement est ratée puisque les cercles ont des dimensions très différentes et qu'ils ne font donc pas « ensemble » sous cet aspect.

 

 



Casques à crête Villanoviens (800 à 700 avant notre ère)

 

Sources des images : https://www.photo.rmn.fr/C.aspx?VP3=SearchResult&IID=2C6NU0XLPQV3 et https://www.metmuseum.org/art/collection/search/248013

 

 

Dernier exemple pour la dernière étape du totémisme dans la filière occidentale : les casques à crête typiques de l'Âge du bronze final. On en a retrouvé dans la région parisienne et dans l'est de la France, tel le « casque de Blainville », mais les exemples les plus aboutis plastiquement sont du 8e siècle avant notre ère et relèvent de la culture de Villanova, du Nord-Ouest de l'Italie, dans une région qui deviendra celle de la civilisation étrusque.

Matériellement, il s'agit de l'assemblage d'un casque ovoïde, d'un cimier vertical vaguement triangulaire, d'une pointe verticale au sommet du casque, et de plusieurs aiguilles horizontales sur chacun de ses côtés. Toutes ces formes matérielles sont générées de façons très différentes de telle sorte que le cimier, les différentes pointes et les aiguilles, s'ajoutent très artificiellement, et donc en 1+1, sur la surface du casque. Il n'en va pas différemment pour notre esprit qui lit des formes très étrangères les unes pour les autres : un volume ovoïde 3D, une surface 2D verticale, une pointe conique verticale, et plusieurs traits 1D horizontaux. Des formes que notre perception doit chaque fois lire de façon spécifique puisqu'il s'agit d'un volume, d'une surface, d'un cône et de droites, des formes qui pour notre perception, et donc pour notre esprit, s'ajoutent ainsi en 1+1 les unes aux autres.

Pourtant, notre esprit ne peut manquer de remarquer que le contour extérieur de la surface du cimier suit à distance régulière le volume du casque, s’allongeant même en pointe pour respecter son excroissance en pointe verticale, et il remarque aussi que les aiguilles horizontales se débrouillent pour générer un plan vertical qui prolonge exactement le plan du cimier, s'arrêtant même latéralement dans le prolongement exact de son contour. En somme, notre esprit lit que les différentes formes sont très autonomes les unes des autres dans leur mode de génération comme dans le type de lecture qu'elles impliquent, mais il repère aussi que ces formes ne sont pas étrangères entre elles puisqu'elles savent s'assembler en tenant mutuellement compte les unes des autres, au point même que nous pouvons visualiser l'unité globale de leur groupement et en comprendre la logique malgré leur profonde hétérogénéité intrinsèque.

Il reste à observer que ces différentes formes s'ajoutant en 1+1 relèvent individuellement du type 1/x, notamment du fait des détails de leur surface. Ainsi, le cimier comporte deux branches et un sommet, mais aussi une multitude de petits ronds répandus sur sa surface, tout comme le casque qui se divise en une base cylindrique et un sommet sphérique, mais qui possède aussi de multiples ronds ou petites formes en cibles sur sa surface. Quant aux aiguilles latérales, elles forment chaque fois une unique surface divisée en multiples aiguilles, tandis que la pointe du casque présente deux parties très différentes que sont sa base et son sommet.

Encore une fois, les différentes formes 1/x qui attirent l'attention de notre esprit et relèvent donc de l'esprit sont à la fois distinctes, étrangères les unes pour les autres, additionnées les unes aux autres en 1+1, mais en même temps globalement réunies dans une unité visuelle que notre esprit lit en tant que telle, et donc en qualité de forme du type 1/x. Il n'en va pas de même de l'aspect matériel de ces diverses formes, car seule la lecture globale que peut en faire notre esprit permet de les regrouper dans une vision d'ensemble cohérente, et encore une fois c'est parce que notre esprit se positionne d'emblée distinct de la matière qu'il peut prendre un recul suffisant pour lire la façon dont les formes se regroupent globalement malgré leur profonde hétérogénéité lorsqu'on les lit une par une, à petite échelle et en restant comme collé sur elles.

 

 

 

16.1.2.  Les deux premières étapes de l'évolution de l'architecture dans l'ontologie totémique occidentale (pré-naturaliste, et de type additif) :

 

La documentation disponible sur l'architecture des périodes anciennes de l'Occident ne nous permettra pas d'étudier son évolution au-delà des deux premières étapes, et pour ce qui concerne la Chine nous ne disposons d'aucune architecture suffisamment bien conservée datant de cette époque.

Si l'on dira donc peu de chose de l'architecture des filières pré-naturalistes, en revanche nous pourrons suivre l'évolution de l'architecture égyptienne pré-animiste pendant toute la durée de la phase totémique.

 

La première étape du totémisme occidental :

 

 


Stonehenge : maquette correspondant à son état à la fin de la phase III (vers 2000 à 1600 avant notre ère)

 

Source de l'image : https://www.nhm.ac.uk/natureplus/blogs/behind-the-scenes/tags/model.html

 

 

On revient à Stonehenge. À la dernière étape de la phase de 2d confrontation, on avait considéré la construction des deux ensembles de grandes pierres en sarsens, les unes assemblées en cercle et reliées par un linteau continu, les autres assemblées en trilithes eux-mêmes organisés en fer à cheval (en couleur clair sur la photographie de la maquette ci-dessous).

Vers 2000 à 1600 avant notre ère, à l'intérieur des assemblages de sarsens de la phase précédente, deux formes en « pierres bleues » ont été installées, en réemploi depuis le grand cercle initial entourant le site (voir chapitre 15.1.3). Il semble que l'alignement le plus interne, celui en fer à cheval, formait initialement un ovale qui par la suite a été amputé sur une partie de son parcours afin de s'adapter à la disposition des trilithes.

Comme on l'a dit, pendant toute cette phase, ce qui relève de la matière s'ajoute toujours en 1+1, et c'est presque tout ce que l'on peut dire de ces alignements de 1+1 pierres bleues qui ne sont pas fondamentalement différents des alignements mégalithiques de Carnac ou de leur agencement, déjà en cercle, lors de la troisième étape de la phase précédente.

Pendant cette nouvelle phase toutefois, les aspects qui relèvent de la matière et ceux qui relèvent de l'esprit sont liés au cas par cas, ce qui implique que les aspects de l'esprit, qui sont du type 1/x, entraînent avec eux les aspects qui relèvent de la matière dans les regroupements globaux qu'ils cherchent à réaliser. On peut donc supposer que c'est pour cette raison que les alignements circulaires ou en fer à cheval des petites pierres bleues ont été glissés à l'intérieur des formes similaires des sarsens, puisque cela permettait de produire un cumul de multiples formes de même type, et donc un cumul relevant quelque peu du type 1/x, cela sans nuire à la lecture en 1+1 pierres de ces alignements.

 

À la première étape, l'effet qui porte la relation entre les deux notions est le continu/coupé : matériellement, les pierres bleues sont coupées les unes des autres puisque séparées les unes des autres, mais notre esprit les lit comme une suite continue de pierres arrangées en cercle et en fer à cheval. De la même façon, si les différentes formes circulaires ou en fer à cheval sont matériellement coupées les unes des autres, notre esprit les lit comme une continuité de formes centrées au même endroit, depuis le grand cercle extérieur des sarsens jusqu'au fer à cheval en pierres bleues le plus intérieur.

L'effet qui apparaît d'emblée est celui de fait/défait : il implique de tenir compte de la présence des sarsens puisque leurs linteaux font leur continuité tandis que l'absence de linteaux pour relier les pierres bleues défait cette continuité. Les formes générées par les pierres bleues se répandent par un effet de relié/détaché : toutes sont reliées sur de mêmes alignements courbes, et elles sont en même temps bien détachées les unes des autres. La forme s'organise par un effet de centre/à la périphérie : chaque pierre bleue est un centre d'intérêt visuel entouré sur son alignement par des centres visuels semblables sur les deux côtés de sa périphérie. L'effet d'entraîné/retenu résume les précédents : la multitude et l'uniformité relative des pierres bleues nous empêche de retenir notre attention sur l'une plutôt que sur l'autre, toutes nous attirant avec la même force que celle de ses voisines.

 

 

La deuxième étape du totémisme occidental :

 



Reconstitution graphique du palais de Knossos et d'une vue de sa cour intérieure (palais restauré après 1450 et utilisé jusque vers 1380 avant n.è)

Sources des images : https://jeanclaudegolvin.com/es/project/grecia/ et http://history-pages.blogspot.com/2012/02/blog-post_12.html?m=1

 

Le palais de Knossos fut le plus important palais minoen en Crète, on l'envisage tel qu'il peut être reconstitué graphiquement à partir de ses ruines. Après la destruction du vieux palais par un tremblement de terre vers 1800/1700 avant notre ère, progressivement reconstruit sur ses ruines, le nouveau palais que nous prenons en compte a lui-même été démoli et abandonné vers 1380, ce qui le place dans la période 1600/1200 que nous avons donnée pour rendre compte de la deuxième étape.

Toutes ses reconstructions graphiques n'en donnent pas exactement la même apparence, mais notre niveau d'analyse ne sera pas gêné par ces discordances. Deux dispositions retiennent l'attention : d'une part, l'aspect d'accumulation un peu en désordre des masses construites, d'autre part l'utilisation de colonnes et d'entablements, et cela souvent sur plusieurs étages superposés.

Cette accumulation en 1+1 un peu en désordre ne concerne pas seulement les masses des bâtiments, mais aussi leurs usages, imbriqués de façon complexe de telle sorte que le qualificatif de palais est douteux et qu'il pourrait plutôt s'agir d'un centre commercial et artisanal organisé autour d'une cour servant de marché. Si on s'en tient à l'accumulation en 1+1 des masses construites, on retrouve très normalement le type 1+1 correspondant aux aspects de la matière pendant cette phase, mais la disposition de ces masses autour d'une grande cour à l'unité bien affirmée peut être vue, comme pour les alignements de pierres bleues de Stonehenge de l'étape précédente, une conséquence de l'entraînement par l'esprit des effets de matérialité auquel il se trouve associé pour produire un effet global du type 1/x.

On en vient à l'utilisation des colonnes et entablements sur plusieurs étages superposés. Ces dispositions sont l'occasion d'observer dans l'architecture un double effet similaire à ce que l'on a vu dans la peinture et la sculpture à la deuxième étape, ce double effet correspondant alors à des affirmations ponctuelles associées à l'établissement de liens. Les motifs de spirales attachées les unes aux autres rendaient spécialement compte de ce double effet, comme on l'a d'ailleurs vu avec une frise de spirales dans le palais de Knossos. Dans cette architecture, le système de poteaux légèrement coniques, surmontés de chapiteaux se détachant visuellement et reliés entre eux par un entablement filant horizontalement, provoque un même effet simultané d'affirmations ponctuelles et de liens visuels bien soulignés. Certes, l'architecture égyptienne antique a aussi utilisé des colonnes, mais jamais on n'y trouve la même claire lecture du contraste entre les trajets verticaux tracés par les colonnes et les libres trajets horizontaux des entablements reliant ces colonnes que notre esprit peut suivre des yeux. Et cette lecture est d'autant plus significative lorsque ces entablements portent, comme dans le palais de Knossos, un second étage de colonnes et d'entablements. Les fenêtres isolées les unes des autres et reliées entre elles par des bandeaux procurent d'ailleurs, elles aussi, des effets simultanés d'affirmations visuelles et de liens.

Tous ces effets visuels qui captent l'attention de notre esprit reflètent la façon dont, à cette époque, les notions relevant de l'esprit sont encore liées au cas par cas aux aspects matériels, de telle sorte qu'ils ne peuvent s'affirmer et se regrouper qu'en se détachant de la matérialité des masses construites, ce qui vaut précisément pour les colonnades détachées devant la masse du bâtiment.

 

À la deuxième étape, l'effet qui porte la relation entre les deux notions est, comme à la première, le continu/coupé : les masses de cette architecture forment une continuité compacte qui est constamment coupée par des décrochements ou des avancées qui retiennent l'attention de notre esprit, tout comme le système d'entablements sur colonnes donne l'occasion de réaliser des bandeaux matériels continus dont se détachent visuellement les chapiteaux et les colonnes qui captent l'attention de notre esprit.

L'effet qui apparaît d'emblée est l'effet d'ensemble/autonomie : il vaut pour les masses aux décrochements bien autonomes mais qui se regroupent pour former toutes ensemble une grande cour, il vaut aussi pour les colonnes autonomes qui font ensemble des alignements bien visibles, et il vaut encore pour les ouvertures autonomes des fenêtres qui font ensemble des frises horizontales bien soulignées par les bandeaux qui les relient. Les formes se répandent en ouvert/ fermé, un effet qui est produit par le contraste entre les volumes fermés et les galeries à colonnes largement ouvertes sur l'extérieur. Elles s'organisent par un effet de ça se suit/sans se suivre qui résulte du conflit constant entre les effets d'horizontales et les effets de verticales, un conflit qui ne permet jamais de savoir si l'on doit suivre un sens de lecture horizontal ou un sens de lecture vertical. L'effet d'homogène/hétérogène résume les précédents : les masses construites forment un ensemble compact homogène chahuté par des hétérogénéités qui font que des volumes se dégagent isolément de cet ensemble, et par ailleurs le système hétérogène des colonnes à chapiteaux et entablements se retrouve de façon homogène sur l'ensemble du bâtiment.

 

 

 

16.2.  La filière chinoise pendant la phase totémique (pré-naturaliste, et de type couplé) :

 

La datation des différentes cultures néolithiques chinoises est très approximative, et l'on peut en outre supposer qu'elles ne se sont pas développées exactement au même rythme, ce qui implique des recoupements entre leurs dates. On remarquera que la première étape démarre en Chine environ 800 ans avant l'Occident, et que la dernière s'y termine environ 400 ans avant la Grèce, et environ 600 ans avant le reste de l'Occident.

 

Chronologie approximative de la filière chinoise du totémisme :

         la première étape correspond à une partie de la culture de Dawenkou dans le nord-est de la Chine, allant environ de 2800 à 2400 avant notre ère, ainsi qu'à la phase de Banshan (ou Pan-shan) de la culture de Majiayao (ou Ma-chia-yao) dans la province du Kansu au nord-ouest de la Chine, qui va environ de 2600 à 2300 avant notre ère ;

         la deuxième étape correspond à la phase finale de la culture de Dawenkou, vers 2500 avant notre ère, et à la période finale de la culture de Longshan voisine, au nord de la Chine, avec laquelle elle entretenait beaucoup de relations, une période qui va approximativement de 2600 à 2000 avant notre ère ;

         la troisième étape correspond à la phase de Mashan de la culture de Majiayao, qui va environ de 2300 à 2000 avant notre ère, à la culture d'Erlitou dans le centre-ouest de la Chine, environ de 1800 à 1500 avant notre ère, et au tout début de la culture d'Erligang dans la même région, environ de 1580 à 1400 avant notre ère ;

         la quatrième et dernière étape correspond à la culture d'Erligang pour la période qui va environ de 1400 à 1300 avant notre ère

 

 

On rappelle schématiquement l'état des relations entre la notion d'esprit (en blanc) et celle de matière au début de cette phase, ainsi que l'objectif à atteindre à la dernière étape :

 

 


 


 

 

 

À la différence de la filière occidentale, les notions de matière et d'esprit ne sont pas deux notions d'emblée séparées s'ajoutant l'une à l'autre, elles forment continuellement un couple de notions à l'intérieur duquel elles se différencient. Elles se différencient notamment parce que, alors que la notion d'esprit au type 1/x va progressivement acquérir un caractère global lui aussi 1/x, celle de matière restera portée par des aspects s'ajoutant seulement en 1+1.

Les analyses souligneront cette différence entre la Chine et l'Occident.

 

 

 

16.2.1. Les quatre étapes de l'évolution de la peinture, de la gravure et de la sculpture dans l'ontologie totémique chinoise :

 

La première étape du totémisme chinois :

 

 


Vase tripode de type Li en poterie blanche de la période finale de la culture de Dawenkou (vers 2800 à 2400 avant notre ère)

 

Source de l'image : Les Arts de l'Asie orientale, Tome 1, aux éditions Könemann (1999)

 

 

De la phase finale de la culture de Dawenkou, datée approximativement de 2800 à 2400 avant notre ère, ce vase tripode de type Li en poterie blanche que l'on va analyser en tant que sculpture.

Comme dans la filière occidentale, la première étape implique en Chine de multiples effets locaux d'affirmation de l'esprit et des effets simultanés de liens pour correspondre à la recherche de liens entre les divers aspects relevant de l'esprit. Ici, les effets d'affirmations locales sont ceux des trois pieds coniques qui pointent expressivement vers le bas et celui du bec qui pointe tout aussi énergiquement vers le haut. On peut remarquer que ces effets qui captent l'attention de notre esprit ne s'affirment qu'en se distinguant de la masse matérielle du volume du vase dont ils ne sont que des pointes, et donc qu'en émergeant de l'effet de masse porté par la matière du pot.

Ce premier exemple permet déjà de bien saisir ce qui différencie la filière naturaliste chinoise de la filière naturaliste occidentale. Puisqu'en Chine la matière et l'esprit sont d'emblée posés comme constituant les deux aspects d'un couple de notions, cela implique que, à chaque fois qu'elle s'affirme, la notion d'esprit ne peut le faire qu'en se dégageant de la matière, en se séparant d'elle, en s'affirmant en pôle distinct à l'intérieur de ce couple, pas en considérant la matière depuis son extérieur et en prenant simplement du recul comme il en va en Occident.

La même chose vaut pour l'effet de lien qui accompagne les effets d'affirmations locales et qui est ici porté par l'anse qui se sépare du col pour se raccorder en torsade à la partie la plus ventrue du vase avant de l'encercler complètement. Là encore, c'est par une série d'effets qui attirent l'attention visuelle de notre esprit que s'opèrent ces effets de regroupement, de lien : d'abord par une épaisse torsade qui sort de la surface du bec et vient agripper la masse matérielle du vase à son endroit le plus large, ensuite par l'anneau d'une torsade plus fine qui enserre cette même masse matérielle. Et là encore, les effets qui captent l'attention de notre esprit doivent se dégager des effets de surface lisse et de volume gonflé produits par la masse matérielle du vase : l'anse se sépare expressivement du cylindre du col, et la fine torsade enserrant le vase se détache visuellement de sa surface.

 

À la première étape, on a déjà vu que l'effet qui porte la relation entre les deux notions est le continu/coupé : la surface matérielle lisse du vase est continue, elle est toutefois coupée par un pli brutal qui attire l'attention de notre esprit à l'endroit où l'arrondi du récipient se transforme en col vertical. Cette surface se continue vers les extrémités en pointe des pieds et du bec qui captent l'attention de notre esprit, mais alors elle s'y s'interrompt brutalement, ce qui est une autre façon de se couper. L'anse est aussi matériellement continue mais notre esprit la décompose visuellement en tronçons successifs coupés les uns des autres par l'effet de ses torsades, elle se continue ensuite matériellement dans la bande qui fait le tour du vase mais notre esprit repère alors une très franche coupure dans son aspect, et aussi que cette bande est elle-même formée d'une torsade continue coupée en multiples tronçons successifs. Bien entendu, cette fine torsade fait une coupure visuelle que repère notre esprit sur la surface matérielle lisse du vase.

L'effet qui nous apparaît d'emblée est celui de fait/défait : le vase se dresse fièrement sur ces trois pieds pour faire apparaître son volume gonflé bien lisse, mais son anse se retourne pour le couper en deux d'un cerne finement torsadé qui défait la continuité de sa surface. On peut aussi remarquer que le gonflement du volume qui est fait dans sa partie centrale se défait dans les pieds qui l'amenuisent le plus complètement possible. La forme se répand par un effet de relié/détaché qui est notamment celui des pointes des pieds et du bec qui se détachent visuellement tout en étant parfaitement reliées à la surface du vase. Pour sa part, l'anse se détache du col pour se relier à la panse avant de se poursuivre par un fin cordon torsadé qui se détache visuellement de sa surface, cela tout en y étant continuellement collé, et donc relié. La forme s'organise par un effet de centre/à la périphérie : notre vision ne cesse d'alterner entre celle du volume sphérique central du vase et celle des quatre pointes périphériques que forment les pieds et le bec. L'effet d'entraîné/retenu résume les précédents : les trois pieds et le bec sont des formes très dynamiques pointant de façon centrifuge vers l'extérieur du vase tandis que sa panse sphérique implique un aspect statique qui retient notre attention vers sa masse centrale. On est également entraîné à percevoir que la surface du vase est lisse et continue tellement cet aspect domine son apparence, mais on en est retenu par la présence de la fine torsade qui coupe brutalement sa surface.

 

 

 


Vase de type guan de la phase de Banshan de la culture de Majiayao (vers 2400 à 2200 avant notre ère)

 

Source de l'image : https://www.comuseum.com/ceramics/pre-han/

 

 

On passe de la culture de Dawenkou du nord-est de la Chine à un vase de la culture de Majiayao dans son nord-ouest, plus précisément à sa phase dite de Banshan qui correspond approximativement à la période qui va de 2600 à 2300 avant notre ère. Cette fois, on ne va pas considérer le volume du vase mais le dessin peint sur sa moitié supérieure.

On y reconnaît un motif de spirales reliées en chaîne les unes aux autres, tel qu'on en a vu en Crète à la même première étape. On ne répète donc pas ce qui a été dit alors sur les effets simultanés impliqués par ce motif, ceux de l'affirmation visuelle du centre de ces spirales et ceux de liaison, d'accroches mutuelles, de ces spirales. On se concentre plutôt sur ce qui diffère entre son expression en Crète et son expression en Chine.

Les deux fois, la giration des branches des spirales autour de leur centre captive notre esprit, tout comme le déroulement du tracé de leurs branches. Toutefois, en Crète les traits dessinant les spirales étaient d'emblée bien repérables car ils étaient bien isolés sur le fond uniforme du vase. Ici, il semble qu'ils n'arrêtent pas de faire l'effort de ressortir visuellement, de s'arracher visuellement de la surface sur laquelle ils sont comme englués, ce qui résulte notamment du fait que chaque spirale est faite de plusieurs traits, de telle sorte que leurs ronds centraux semblent reliés par des ondes en spirale successives occupant toute la surface de la moitié supérieure du vase. Un effet de surface c'est fondamentalement un effet de matière, et les effets visuels en spirale qui attirent l'attention de notre esprit semblent donc ici s'extraire, par la force de leur énergie visuelle, de la surface matérielle bombée du vase. On retrouve donc ici la particularité de l'ontologie totémique chinoise : les notions de matière et d'esprit sont d'emblée ressenties en couple, et la notion d'esprit, lorsqu'elle veut s'ériger en unité, doit nécessairement se séparer visuellement de la matière à laquelle elle est, à cette étape, encore liée au cas par cas.

On peut se reporter à l'analyse de la première étape du totémisme occidental pour ce qui concerne les effets plastiques impliqués par de tels enchaînements de spirales.

 

 

La deuxième étape du totémisme chinois :

 

 



Culture de Longshan à Weifang : verseuse tripode Ho (à gauche) et aiguière tripode Kouei en poterie blanche (vers 2000 AEC)

 

Sources des images : catalogue de l'exposition Trésors d'art Chinois au Petit Palais à Paris (1973) et https://www.pinterest.fr/pin/288652657348746276/

 

 

Elle nous fait aborder la phase finale de la culture de Longshan, dans le nord de la Chine, qui avait beaucoup de relations avec la culture de Dawenkou dont on a envisagé un vase tripode à l'étape précédente. Ces deux nouveaux tripodes peuvent être considérés comme des évolutions de celui-ci.

On y retrouve en effet l'étranglement final du volume au niveau des pieds et du bec, tout comme le retournement de l'anse qui se termine par un tracé en relief sur la surface du vase. Dans le vase de gauche, par différence avec l'étape précédente disparaît la forme globulaire de la panse tandis que les liens qui coupent sa surface sont désormais trois au lieu d'un seul, mais tous ne font pas le tour du volume. Dans le vase de droite le volume prend une forme presque animale, et plutôt que des bandes en relief collées sur sa surface, on peut croire qu'il s'agit de couches successives se dévoilant l'une après l'autre en laissant une frange ou un pli à chaque étape de ce dévoilement.

Comme dans la filière occidentale, la deuxième étape se manifeste en Chine par une systématisation plus grande des effets d'affirmations ponctuelles et des effets de liens, de raccordements. Dans le vase de gauche, l'affirmation visuelle des pointes du vase est amplifiée par la disparition de la masse centrale du vase, et les effets de liens sont augmentés par la multiplication des bandes. Dans celui de droite, l'affirmation visuelle des pointes des pieds est moins violente, mais leur impact est complété par celui d'une multiplication de pastilles rondes à la surface du vase.

Il est bien visible que l'effet de continu/coupé reste omniprésent dans les vases réalisés à cette étape.

 

 

 


Coupe en poterie noire « coquille d'oeuf » de la phase tardive de la culture de Longshan (vers 2600 à 2000 avant notre ère)

 

Source de l'image : https://catherine-white.tumblr.com/post/4287846967/thinking-about-at-upcoming-talk-on-the-history-of

 

 

On envisage maintenant un vase plus original que l'on doit aussi à la phase tardive de la culture de Longshan, laquelle correspond approximativement à la période qui va de 2600 à 2000 avant notre ère. Il s'agit d'une poterie à pâte noire fine et lustrée caractéristique de cette culture, dite « coquille d'œuf » du fait de son extrême minceur permise par l'utilisation de tours de potier. Comme beaucoup de poteries noires de cette culture, celle-ci se caractérise par l'accumulation l'une sur l'autre de formes très différentes, s'ajoutant donc en 1+1, reliées ensemble par une fine tige. Ici, cette tige est spécialement fine et haute.

La tige qui relie les différentes formes joue bien évidemment un rôle de lien, de raccordement, tandis que ces formes, par leurs différences et par leur isolement les unes des autres, attirent l'attention de notre esprit. Puisqu'il s'agit de volumes, il s'agit de masses matérielles, et c'est donc encore une fois sur des effets de masses matérielles que s'appuient les effets qui attirent l'attention de l'esprit. Quant aux tiges linéaires, elles correspondent à des trajets abstraits propres aux faits de l'esprit, mais on remarque aussi, spécialement pour la tige du haut, que cet aspect linéaire n'est pas immédiatement acquis et que la tige doit d'abord se séparer progressivement du volume matériel situé en partie médiane. Comme à l'étape précédente, en Chine les effets propres à l'esprit doivent se séparer des effets de matière lorsqu'ils veulent s'affirmer.

 

À la deuxième étape, l'effet qui porte la relation entre les deux notions est toujours le continu/coupé : ce vase est formé de volumes matériels coupés les unes des autres mais que le trajet de la tige, que notre esprit suit des yeux, réunit dans une suite continue.

L'effet d'ensemble/autonomie nous apparaît d'emblée : les trois formes qui s'échelonnent verticalement sont autonomes les unes des autres du fait de leurs formes très différentes et de leurs écartements, et toutes forment ensemble un effet d'échelonnement vertical. La forme se répand par des effets d'ouvert/fermé : la coupe du haut est largement et expressivement ouverte dans sa partie supérieure tandis qu'elle se referme en arrondi dans sa partie inférieure, la forme en tube fermé en situation médiane est ouverte par une multitude de trous qui percent sa paroi, le pied a l'aspect d'un bassin ouvert qui serait retourné pour seulement montrer son côté fermé. La forme s'organise par un effet de ça se suit/sans se suivre : nécessairement, les trois formes se suivent les unes au-dessus des autres, mais leur étrangeté les unes par rapport aux autres fait penser qu'elles ne vont pas ensemble, d'autant que celle du haut s'ouvre vers le haut tandis que les deux autres ont leur partie ouverte dirigée vers le bas, et par ailleurs ces formes se suivent le long d'une tige verticale qui est interrompue lorsqu'elle rencontre chacune d'elles. Enfin, un effet d'homogène/hétérogène résume les précédents : ces trois formes hétérogènes les unes pour les autres sont toutes réalisées dans un même matériau homogène puisque bien lisse et d'une même couleur noire. De chacune des deux formes du haut on peut également dire qu'elle constitue un ensemble homogène dont les deux extrémités ont des aspects très hétérogènes, ouvert d'un côté, fermé de l'autre.

 

 

La troisième étape du totémisme chinois :

 

 


Culture de Majiayao, phase de Machang : grand vase de type guan avec « décor de grenouille » (vers 2000 avant notre ère)

 

Source de l'image : Les Arts de l'Asie orientale, Tome 1, aux éditions Könemann (1999)

 

 

Retour à la culture de Majiayao, cette fois pour sa phase de Machang qui a duré approximativement de 2300 à 2000 avant notre ère. Ce grand vase de type guan est similaire à celui envisagé à la première étape, mais son décor n'est plus une suite de spirales et a été qualifié de « décor de grenouille ». Sa caractéristique est qu'il superpose deux silhouettes, l'une très épaisse qui est peut-être celle d'une grenouille, l'autre, plus fine, qui pourrait être le squelette de la précédente, à moins qu'il ne s'agisse d'une silhouette humaine inscrite à l'intérieur de la surface de la grenouille. Dans beaucoup de vases de ce type la tête n'est pas représentée séparément, c'est alors l'anneau de couleur sombre qui fait le tour du col du vase qui sert à figurer la tête.

L'effet linéaire du « squelette interne », de couleur plus foncée que la silhouette molle sur le fond de laquelle il se détache, nous ramène à la particularité des expressions plastiques chinoises de cette époque : cet effet linéaire qui attire l'attention de notre esprit se détache visuellement de l'effet de surface correspondant à un effet de matière, une matière qui est ici celle du corps étalé de la grenouille, et un corps qui lui-même se détache visuellement de la matière du vase dont la surface est beaucoup plus claire.

Dans la filière occidentale, de la troisième étape on avait dit qu'elle se caractérisait par une nette séparation entre les aspects relevant de l'esprit et ceux relevant de la matière. Dans le cas de la Chine, un tel processus de séparation n'est pas propre à cette étape, mais nécessairement il doit y correspondre à un effet de séparation spécialement net et brutal afin de se différencier de l'extraction quelque peu pénible observée aux deux étapes précédentes. Ici nous avons donc un effet de silhouette très foncée réalisée en segments raides, visuellement tranchée d'une silhouette moins foncée dont elle est séparée par un filet très clair, laquelle silhouette est beaucoup plus large et dispose de contours largement arrondis qui se détachent visuellement de la surface matérielle très claire du vase, et pour correspondre à la netteté et à la brutalité attendue pour cette étape du contraste entre la lecture par l'esprit des segments linéaires et la lecture des surfaces matérielles, nous pouvons invoquer la superposition exacte des deux silhouettes qui permet leur confrontation directe, et donc brutale, comme est brutale la séparation visuelle de leurs silhouettes sombres du fond très clair de la surface matérielle du vase.

À la troisième étape, l'effet qui porte la relation entre les deux notions est le lié/indépendant : les tracés linéaires de la silhouette la plus sombre, lus par notre esprit, sont liés par superposition à la silhouette plus claire du corps de la grenouille qui produit un effet de surface matérielle, mais les deux silhouettes sont simultanément bien indépendantes l'une de l'autre du fait de leur différence d'aspect et de couleur. Les autres effets plastiques seront envisagés avec l'exemple suivant.

 

 

 


Culture d'Erlitou : tête de renard en bronze et turquoise (vers 1700 à 1500 avant notre ère)

 

Source de l'image : L'art de la Chine, éditions Citadelles & Mazenod (1997)

 

 

Sur le site d'Erlitou (environ 1800 à 1500 avant notre ère), dans le centre/ouest de la Chine, ont été retrouvées les réalisations en bronze les plus anciennes actuellement connues pour ce pays, étant précisé que le foyer initial de cette métallurgie n'a pas encore été découvert.

De la culture d'Erlitou, nous envisageons d'abord une broche en tête de renard dont la surface pavée d'éclats de turquoises est recoupée par des dessins linéaires en bronze. La surface matérielle en turquoise et les dessins en bronze dont les boucles captivent notre esprit jouent des rôles complémentaires, l'une remplissant exactement les circonvolutions des autres et l'aspect linéaire de ces circonvolutions en bronze tranchant avec une parfaite netteté sur l'aspect surfacique du remplissage en turquoise. On retrouve donc ici le principe qui veut que, dans l'ontologie pré-naturaliste chinoise, les effets qui relèvent de l'esprit doivent se détacher des effets qui relèvent de la matière, et on y retrouve aussi la netteté et la radicalité avec laquelle ces deux types d'aspect doivent se séparer à la troisième étape.

Il est particulièrement intéressant de comparer cette figuration de renard à celle des cerfs de la pierre à cerfs analysée à la troisième étape de la filière occidentale (chapitre 16.1.1). Sur cette pierre, il faut prendre du recul pour saisir la séparation entre les effets de surface correspondant au corps des animaux et le déroulement des boucles successives des bois des animaux qui attirent l'attention de notre esprit, et c'est parce que les notions de matière et d'esprit sont d'emblée séparées dans cette filière qu'il faut ainsi se mettre en recul. Par différence, la tête de renard de la broche d'Erlitou implique d'emblée que les deux notions forment un couple de notions complémentaires imbriquées l'une avec l'autre, et il faut garder les yeux collés à la surface matérielle de la turquoise pour voir les courbes linéaires en bronze s'en détacher visuellement, requérir l'attention de notre esprit pour en suivre les circonvolutions et pour lire le rythme des boucles plus ou moins prononcées qui s'affirment ici ou là, et aussi pour visualiser les deux billes qui sortent de la surface pour correspondre aux yeux de l'animal.

Au passage, on peut remarquer que les tracés en bronze qui captivent notre esprit comportent à la fois des extrémités en spirale et des liens linéaires reliant ces spirales entre elles.

 

À la troisième étape, l'effet qui porte la relation entre les deux notions est le lié/indépendant : les tracés en bronze lus par notre esprit et la surface matérielle en turquoise sont parfaitement liés puisqu'ils se côtoient constamment et qu'ils ne laissent place à rien d'autre, mais ils correspondent à deux expressions plastiques très indépendantes l'une de l'autre.

L'effet qui se lit d'emblée est celui de rassemblé/séparé : chaque boucle est séparée des autres et se rassemble sur elle-même en amorçant une spirale ; bien que séparées les uns des autres, ces amorces de spirale sont rassemblées par des tracés continus qui vont de l'une à l'autre ; les boucles et les contre-courbes séparées du museau et du contour extérieur sont rassemblées par notre esprit dans l'image d'un renard ; les tracés en bronze et l'habillage en turquoise sont rassemblés en continuité sur la même surface tout en étant visuellement bien séparés. La forme se répand par un effet de synchronisé/incommensurable : la régularité symétrique des courbes et contre-courbes les synchronise pour qu'elles se maintiennent à distance régulière les unes des autres, cela malgré l'incommensurabilité du déroulement de leurs courbes et surtout de l'ampleur très variable de leurs arrondis. On peut également dire que la surface en turquoise se synchronise parfaitement avec les tracés en bronze pour remplir tous les vides laissés entre eux, cela alors que lire une surface et lire des tracés linéaires sont des opérations visuelles qui sont incommensurables pour notre perception. La forme s'organise par des effets de continu/coupé : la continuité du tracé en bronze ne cesse d'être coupée par divers embranchements ; la continuité du contour périphérique et du dessin du museau fait contraste avec les coupures de tracé se produisant à chaque extrémité en spirale ; la surface en turquoise est à la fois continue et constamment coupée et recoupée par les tracés en bronze. Enfin, ces trois effets sont résumés par celui de lié/indépendant, déjà envisagé mais qui peut être complété : les courbes et contre-courbes qui dessinent la figure du renard forment autant de centres visuels indépendants les uns des autres, spécialement pour celles qui se retournent en boucle serrée, et toutes ces boucles sont liées ensemble par le trait continu en bronze ; les deux yeux forment des îlots complètement indépendants qui sont liés, cette fois, à la figuration d'un renard.

 

 

 

 

 


 

De gauche à droite : vase Jiao de la culture d'Erlitou (vers 1700/1600 Avant l'Ère Commune), gobelet du début de la culture d'Erligang (vers 1600/1500 AEC), vase Liding du début de la culture d'Erligang (vers 1500 avant AEC), verseuse He du début de la culture d'Erligang (vers 1500 AEC)

Sources des images : 1re et 4e, Initiation aux Bronzes Archaïques Chinois de Christian Deydier (2016) ; 2e, https://www.artic.edu/artworks/202971/goblet ; 3e, http://www.alaintruong.com/archives/2019/08/01/37535393.html

 

La culture d'Erlitou n'a pas utilisé le bronze seulement pour réaliser de petites broches, mais aussi pour réaliser des récipients cérémoniels ou destinés à accompagner les puissants défunts dans leur tombe. On donne l'exemple d'un vase Jiao datant de cette culture, et de trois autres vases cérémoniels datant de la première partie de la culture d'Erligang, soit d'environ 1580 à 1400 avant notre ère. Le site d'Erligang, qui correspond à une très importante cité fortifiée de l'époque du bronze, assez proche d'Erlitou, est maintenant presque complètement recouvert par la ville moderne de Zhengzhou.

Le troisième exemple, si n'étaient les deux anses de sa partie haute, semble assez proche des productions en poterie précédentes. Le premier et le dernier semblent plutôt des imitations, en bronze moulé, de modèles préalablement réalisés en feuilles de métal mince martelées, ce qui correspond probablement à un stade antérieur de la métallurgie chinoise qui reste à découvrir. Indépendamment de ces aspects techniques, les deux premiers exemples, montés sur des pieds très hauts, en pointes s'affirmant bien séparément du corps du vase, impliquent une séparation bien tranchée entre l'effet de surface matérielle du corps du vase et l'effet de pointe attirant l'attention de notre esprit simultanément en plusieurs endroits séparés les uns des autres et par ailleurs fortement reliés entre eux en partie haute. Le premier exemple, celui du vase d'Erlitou, exprime la relation entre matière et esprit à la fois de façon analytique et de façon synthétique : analytique est le contraste entre la surface matérielle du corps du vase s'évasant vers le bas et les longues aiguilles attirant spécialement l'attention de notre esprit par la rigidité droite de leur parcours ; synthétique est la transformation progressive de la surface matérielle du vase qui s'épanouit vers le haut où sa brutale interruption se lit comme une ample courbe captivant l'intérêt de notre esprit ; synthétique est aussi la lecture du bec verseur, dont le très long trajet fait progressivement oublier l'enroulement de sa surface matérielle pour faire balancer notre esprit vers la seule lecture de son étonnante longue trajectoire à la fois courbe et oblique.

Au-delà de la forme de ces vases, leur intérêt est la présence des dessins à leur surface. Évidemment, ces dessins se lisent comme des graphismes générés par l'esprit de l'artiste pour apparaître distinctement à la surface matérielle des vases, mais par différence avec des dessins peints sur une poterie, de tels dessins en relief à la surface du bronze, parce qu'ils sont en même bronze que celui de cette surface, s'avèrent un procédé très efficace pour suggérer que le dessin généré par l'esprit se détache de l'aspect purement matériel de la paroi du vase, qu'il s'en sépare tout en restant groupé avec lui. Encore une fois cela correspond au caractère couplé du totémisme chinois, lequel implique que les aspects de l'esprit, s'ils veulent se distinguer de la matière, doivent montrer qu'ils s'en séparent, qu'ils s'en retirent. Dans les deux premiers exemples ces « marques de l'esprit liées à la matière » possèdent le caractère 1+1 de la notion de matière puisque leurs points et leurs ronds s'ajoutent en bande les unes à côté des autres, mais elles possèdent aussi le type 1/x de l'esprit puisqu'elles sont encadrées par les deux bords d'une bande qui les rassemble dans une unité plus haute. Dans le troisième exemple, les bandes de spirale évoquent traditionnellement des motifs de foudre (motifs dits leiwen), et chacune de ces spirales s'ajoutant en 1+1 est en elle-même un motif du type 1/x puisque figurant x circonvolutions centrées au même endroit. Dans le dernier exemple il s'agit de tracés légers, assez isolés les uns des autres mais que l'on peut aussi lire regroupés dans une suite de figures de masques dits « de taotie », et l'incertitude que l'on a de lire qu'il s'agit de telles figures 1/x ou de simples tracés ajoutés en 1+1 les uns à distance des autres permet également de leur faire partager le type 1+1 et le type 1/x.

 

 

 

La quatrième et dernière étape du totémisme chinois :

 


 

 

 

 

 

Détail :  


 

Vase à cuire en bronze de type Li avec décor de dragons kui et de perles, culture d'Erligang (probablement 1400 à 1300 avant notre ère)

Source de l'image : catalogue de l'exposition Trésors d'art Chinois au Petit Palais à Paris (1973)

 

 

La phase finale de la culture d'Erligang correspond approximativement au XIVe siècle avant notre ère. Ce vase à cuire en bronze n'est guère différent, dans sa forme générale, du troisième exemple des vases en bronze de l'étape précédente, mais la modification du motif en relief cernant sa partie haute signale le passage à l'étape suivante. Ne sont pas en cause ses frises de perles, du dessous et du dessus, mais la partie principale du motif qui consiste en une alternance de bandes horizontales superposées et de boucles en spirale groupées par quatre et prolongeant le dessin des bandes horizontales. De manière générale, même si de façon parfois très ténue, tous ces tracés se prolongent les uns les autres en continuité. De façon extrêmement stylisée, ce motif représente une suite de dragons vus par alternance en profil gauche et en profil droit, les boucles correspondant à leur gueule et les aplats horizontaux à leur corps, probablement aussi au développement de leur queue et à des flammes sortant de leur gueule.

Mais peu importe la signification exacte de ce motif, ce qui nous importe est le contraste entre la lecture des bandes horizontales et celle des groupes de boucles et de bouts de spirales. Ces bandes horizontales s'ajoutent seulement en 1+1 les unes au-dessus des autres, et leur épaisseur et leur irrégularité d'ensemble rendent difficile la lecture de leurs trajets individuels pour magnifier plutôt la surface luisante qu'ils génèrent ensemble, c'est-à-dire leur effet de surface matérielle. Pour leur part, les boucles et les spirales qui attirent l'attention de notre esprit ont individuellement des formes du type 1/x, mais elles s'ajoutent en 1+1 les unes à côté des autres puisqu'elles font partiellement partie des bandes qui s'ajoutent en 1+1. Toutefois, elles font aussi un effet de groupe 1/x puisque notre esprit est attiré par leur lecture groupée, et qui plus est ce que nous ressentons c'est que ces boucles en groupe, bien qu'attachées aux bandes horizontales qu'elles prolongent, s'en dégagent visuellement, qu'elles forcent notre perception à extraire ces groupes de boucles des bandes horizontales qu'elles prolongent.

On a donc là très exactement ce qu'il faut pour correspondre aux particularités de la dernière étape du totémisme dans la filière chinoise : les aspects qui mettent en valeur la matière s'ajoutent les uns les autres en 1+1, ceux qui captivent l'attention de notre esprit ont individuellement des formes de type 1/x et se réunissent en groupes du type 1/x puisqu'ils réunissent de multiples effets semblables, cela tandis que ces groupes, pour être lus, obligent notre esprit à les séparer des effets de surface matériels auxquels ils restent liés comme il convient pour une ontologie du type « couplé ».

 

À la quatrième et dernière étape, l'effet qui porte la relation entre les deux notions est le même/différent : une même figure de dragon vu de profil est formée de deux parties aux aspects très différents, des bandes horizontales superposées qui valorisent la surface matérielle qu'elles construisent ensemble, et des boucles dont l'effet de groupement par quatre capte l'attention de notre esprit.

L'effet de même/différent, du fait de son omniprésence, est aussi celui qui apparaît d'emblée. Outre ce qu'on vient d'en dire, on peut aussi faire valoir ses aspects suivants : on a différentes fois la répétition d'un même motif de dragon vu de profil et de perles ; le même profil de dragon est vu selon des points de vue différents, puisque tantôt depuis la gauche et tantôt depuis la droite ; les bandes horizontales superposées, tout comme les groupes de boucles, comportent différentes fois un même élément graphique ; ce même élément est d'ailleurs répété de façons différentes puisque les différentes bandes horizontales ont des longueurs, des épaisseurs et des tracés chaque fois différents, et aussi puisque les différentes boucles d'un même groupe sont différentes entre elles pour ce qui concerne leur sens d'enroulement et pour ce qui concerne leur caractère à simple ou double branche. La forme se répand par des effets d'intérieur/extérieur : l'extérieur de chacune des bandes horizontales qui s'échelonnent verticalement est bien repérable à l'intérieur de leur suite, et l'extérieur de chacune des boucles se retourne progressivement à l'intérieur d'elle-même. La forme s'organise en un/multiple : chaque bande verticale est composée de multiples bandes horizontales superposées, chaque groupe de boucles en spirale est formé de multiples boucles, et cette combinaison de bandes superposées et de groupes de boucles forme une unité qui est répétée de multiples fois autour du vase. Ces trois effets sont résumés par celui de regroupement réussi/raté : les boucles sont regroupées en continuité avec le dessin des bandes verticales qu'elles prolongent directement pour certaines, mais elles s'en démarquent visuellement et font donc rater l'homogénéité continue du motif. Par ailleurs, les bandes horizontales sont regroupées en bandes verticales mais leurs différences de longueur, d'épaisseur et de tracés font rater le regroupement homogène de ces bandes, de même que le regroupement homogène par quatre des boucles en spirale est raté à cause des différences de leur sens d'enroulement et de leur allure en simple ou double branche.

 

 

 


Bassin en bronze de type Pan avec frise de dragons kui, culture d'Erligang (1400 à 1300 avant notre ère)

 

Source de l'image : Art and Archaeology of the Erligang Civilization, Princeton University Press (2014)

 

 

Assez peu de bronzes chinois de cette époque utilisent le type de décor que l'on vient d'analyser qui n'épuise donc pas toutes les potentialités propres à la dernière étape de cette phase. En fait, ce décor est de nature synthétique, tandis qu'il existe aussi sa version analytique qui a été plus couramment utilisée. Il est de nature synthétique car ce n'est qu'en faisant l'expérience de la continuité horizontale des bandes superposées que l'on ressent la façon dont les courbes en spirale s'en détachent visuellement. Dans une solution analytique, les parties faisant un effet équivalent à celui des bandes horizontales et les parties faisant un effet équivalent à celui des boucles en spirale sont mieux séparées les unes des autres. C'est cette solution que l'on rencontre, par exemple, dans le bassin en bronze de type Pan que l'on envisage maintenant.

Sa frise, dont on donne un estampage, correspond aussi à une suite de dragons vus de profil, dits dragons kui. La forme isolée de chaque dragon n'est pas facile à saisir car le corps de l'un est quelque peu continu avec la tête du suivant, mais on peut considérer que ces dragons vont tous vers la droite et que leur tête correspond à l'endroit de l'œil ovale situé à mi-hauteur de la frise. Dans la partie correspondant au corps d'un dragon, on reconnaît l'échelonnement vertical des bandes de l'exemple précédent. Cet échelonnement est ici moins net car les bandes médianes sont beaucoup plus longues que les bandes hautes et basses, mais cette grande longueur permet de bien installer visuellement leur caractère horizontal. À côté de cette partie traitée de façon essentiellement horizontale, comme dans l'exemple précédent on trouve une partie qui combine la présence de multiples boucles, mais cette fois elles sont beaucoup plus dispersées et il n'est plus possible de les saisir visuellement de façon groupée. Par contre, le gros œil ovale, d'ailleurs en relief bombé faisant saillie sur le reste du graphisme, constitue un point de fixation visuelle très prononcée, d'autant qu'il est lui-même entouré de deux départs en spirale opposés qui aident à affirmer sa présence. Ici encore l'affirmation visuelle isolée de l'œil en relief n'est perçue par notre esprit que comme une extraction locale des formes horizontales et des boucles qui les accompagnent, et donc au moyen d'une séparation visuelle du reste de la frise qui magnifie la surface matérielle de la bande en bronze, mais cet effet d'affirmation visuelle provient ici d'une zone que l'on peut parfaitement localiser puisqu'elle est la seule à former une surface bombée. Du fait de cette localisation possible qui permet de bien séparer visuellement les 1+1 bandes horizontales du motif en 1/x qui s'en extrait, on peut qualifier cette frise d'équivalent analytique de l'exemple synthétique précédemment analysé.

 

 

 


 

Ci-dessus : estampage de deux exemples de dragons kui affrontés en masque de taotie des phases tardives de la civilisation d'Erligang

(Initiation aux Bronzes Archaïques Chinois de Christian Deydier 2016)

 

À droite : vase en bronze de type Ding  de la civilisation d'Erligang (vers 1400 avant notre ère)

Source de l'image : https://www.slideshare.net/arilevine/bronze-age-archaeology-in-china


 

On n'en a pas fini avec les dragons kui et leurs yeux en relief. Dans l'exemple que l'on envisage maintenant dont la décoration est d'un type très fréquent dans la culture d'Erligang, les têtes de deux dragons kui de profil se rencontrent en allant en sens inverse, ce qui permet de lire simultanément qu'elles forment ensemble un « masque de taotie » vu de face. À cette époque, un taotie était considéré comme un monstre glouton dont la gloutonnerie avait été jusqu'à causer la perte de sa mâchoire inférieure, raison pour laquelle son visage n'est représenté que par sa mâchoire supérieure, complétée de ses yeux et des boucles de sa toison ou de ses écailles. En général, et comme c'est le cas ici, ce motif formé de deux dragons affrontés vu de profil que l'on peut aussi interpréter comme un masque de taotie vu de face est répété plusieurs fois afin de former une bande qui entoure tout le vase.

Comme sur le bassin en bronze précédent, on y trouve un contraste entre l'affirmation de bandes horizontales et des effets de boucles dominés par la lecture de deux yeux en relief dont la position est bien affirmée. Outre ce contraste d'effets purement plastiques, cette configuration ajoute toutefois une autre dimension, celle de la combinaison de trois représentations incompatibles entre elles. On a dit qu'il s'agissait de deux dragons affrontés, qu'il faut probablement voir plutôt comme un seul dragon en profil gauche et en profil droit, et qu'il s'agit d'un masque vu de face qui utilise les mêmes formes que celles des vues de profil. Or, il est normalement impossible de voir en même temps quelque chose de face et de profil, d'autant plus s'il s'agit de deux profils opposés. En plus du contraste d'effets visuels tel qu'analysé dans l'exemple précédent, ce type de décoration rend donc possible une lecture d'un autre type puisque l'on a ici trois représentations de l'apparence matérielle de monstres mythologiques qui sont incompatibles dès lors qu'il n'est pas normalement possible de les voir en même temps. Ces trois apparences matérielles s'ajoutent donc en 1+1 sans rien faire ensemble au-delà de leur addition, mais dans le même temps notre esprit est inévitablement attiré par la lecture groupée de ces deux yeux en relief qui transcende la lecture de chaque dragon vu de profil, de telle sorte que de l'apparence matérielle des dragons affrontés il fait sortir l'apparence d'un masque vu de face. Ce masque est par conséquent le pur produit d'une suggestion de lecture qui apparaît à notre esprit, une lecture dans laquelle le corps, les pattes et la queue des dragons peuvent aussi bien être lus comme des prolongements latéraux de la figure du taotie, par exemple ses oreilles, ou les boucles de sa toison.

Encore une fois on retrouve donc le contraste entre des aspects matériels qui s'additionnent seulement en 1+1 et des effets produits par notre esprit correspondant à des formes qui continuent également à s'additionner en 1+1 dans la mesure où elles restent liées à la matérialité représentée, mais qui, simultanément, peuvent aussi faire émerger une unité plus haute qui les rassemble en 1/x, un rassemblement qui est ici le masque de taotie. Et encore une fois, puisqu'on est en Chine, cette figure d'un visage de face lue par notre esprit, pour se percevoir doit s'extraire de la lecture de l'apparence matérielle des deux dragons vus de profil.

 

 

 


Détail des masques de taotie d'un vase à vin de type Jia de la civilisation d'Erligang (vers 1400 à 1300 AEC)

 

Source de l'image : https://awanderer.smugmug.com/Category/Cernuschi-Museum/Cernuschi-Museum/i-FV7rPjr/A

 

 

Dans l'exemple que l'on vient d'envisager la lecture des dragons vus de profil peut clairement se différencier de la lecture du masque vu de face qui se superpose à eux, notamment grâce à l'affirmation claire des formes horizontales qui se séparent bien les formes arrondies et bouclées présentes dans le masque. Cette clarté de la lecture des dragons de profil qui permet de bien la séparer de la lecture du masque correspond à une expression analytique de ce motif.

Dans cet autre exemple, toujours de la culture d'Erligang, on a cette fois affaire à une expression synthétique, car la multiplication des formes en boucle dans la représentation des profils de dragons permet difficilement de séparer la vue de ces profils de la vue de face du masque. Ce n'est d'ailleurs pas le masque de taotie qu'il est ici difficile de percevoir, mais plutôt les profils dont il émerge qu'il est difficile de percevoir isolément et pour eux-mêmes.

 

> Suite du Chapitre 16


[1]Les étapes correspondant à la phase totémique sont repérées sur le site Quatuor allant de C0-11 à C0-14. On peut trouver les œuvres qui y correspondent aux adresses http://www.quatuor.org/art_histoire_c00_0100.htm pour la filière occidentale, http://www.quatuor.org/art_histoire_c00_0500.htm pour la filière chinoise, et  http://www.quatuor.org/art_histoire_c00_0400.htm pour ce qui concerne l'Égypte pharaonique.