Christian RICORDEAU

Essai sur l'art

 

tome 4

Retour aux débuts

 

Chapitre 14

PALÉOLITHIQUE

 

 

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14.0.1.  L'émergence du cycle matière/esprit :

 

Nous avons parcouru une à une toutes les étapes de l'art et de l'architecture en Occident depuis la période de la Renaissance jusqu'à la période la plus contemporaine, et après la fin de l'ontologie matière/esprit nous avons vu les deux premières étapes de l'ontologie produit-fabriqué/intention. Revenant maintenant en arrière, il sera traité dans ce chapitre du tout début de l'ontologie matière/esprit, et dans les chapitres suivants on regagnera progressivement l'époque de la Renaissance. Sauf pour ce qui concerne l'ontologie elle-même, qui est nécessairement différente, nous devons nous attendre à un fonctionnement analogue des premières phases de chacune des deux ontologies.

Par analogie avec ce que l'on a vu pour l'ontologie produit-fabriqué/intention, la première phase de l'ontologie matière/esprit correspond à une phase d'émergence. Émergence, cela veut dire que les humains de l'époque vont commencer à constater des aspects contradictoires à l'intérieur de phénomènes relevant de ce qu'ils commencent à considérer, soit comme des faits de matière, soit comme des faits de l'esprit. Nous n'allons pas envisager cette phase d'émergence, car elle remonte trop loin dans le temps et, pour cette raison, ne nous a pas laissé suffisamment de témoignages pour en étudier l'évolution pendant chacune de ses cinq étapes.

De façon approximative, on peut dire que les expressions graphiques ou sculptées qui sont antérieures à 40 000 ans avant l'ère commune relèvent de cette phase d'émergence de l'ontologie matière/esprit. Sans les analyser, mais seulement à titre d'exemple, on donne quelques manifestations qui correspondent en principe à cette phase : un bloc d'ocre trouvé dans la cave de Blombos, en Afrique du Sud, qui porte des figures géométriques gravées, des fragments de coquilles d'œuf d'autruche qui portent également divers quadrillages ou dessins réguliers gravés et qui correspondent à la culture de Howiesons Poort, aussi en Afrique du Sud, enfin le « Masque » trouvé à La Roche-Cotard, près de Langeais en France, une pierre légèrement retaillée sur sa partie supérieure pour égaliser sa symétrie et dans laquelle a été fichée une lame de pierre pointue qui fait penser de façon stupéfiante à des yeux à l'intérieur d'une orbite. La gravure de Bomblos date de 70 000 ans environ avant l'ère commune, les coquilles d'œuf d'autruche sont postérieures d'environ 10 000 ans, quant au masque de La Roche-Cotard, selon les dernières estimations il daterait de 74 000 ans environ avant l'ère commune. Il est possible qu'il ait été produit par des néandertaliens et non par ce que nous appelons maintenant « des humains modernes ».

 




De gauche à droite : Cave de Blombos, Afrique du Sud : bloc d'ocre gravé - Culture de Howiesons Poort, Afrique du Sud : fragments de coquilles d'oeuf d'autruches gravées - Le « Masque » de La Roche-Cotard, Langeais, France (probablement néandertalien)

Sources des images : https://www.donsmaps.com/blombos.html, https://www.researchgate.net/figure/Fragments-of-engraved-ostrich-eggshells-found-in-the-Howiesons-Poort-of-Diepkloof-Rock_fig1_41656845  et  https://journals.openedition.org/paleo/3144

 

Pour nous, aujourd'hui, il ne fait pas de doute que ces trois exemples manifestent des interventions de l'esprit modifiant de la matière et y laissant des traces de son intervention. En les fabriquant, les humains de l'époque faisaient au minimum l'expérience du fait que l'esprit et la matière étaient des réalités différentes et contradictoires, puisque le premier pouvait modifier l'autre en y laissant des traces de son intervention et que ceci n'était pas réversible.

Pour la phase d'émergence de l'ontologie matière/esprit, il n'apparaît pas possible de faire davantage que ces quelques remarques sommaires qui ont seulement pour but de signaler que ce que nous appelons l'art ne commence pas avec la période des grottes peintes.

 

 

 

14.0.2.  La phase de 1re confrontation du cycle matière/esprit :

 

Après ce bref aperçu de la phase d'émergence, la phase de 1re confrontation du cycle matière/esprit. Au chapitre 13.0, pour aborder la phase équivalente dans le cycle produit-fabriqué/intention, il avait fallu présenter la notion de « situation célibataire » afin d'expliquer comment une intention pouvait être sans relation avec une autre intention ou avec un quelconque produit fabriqué. Dans la phase de 1re confrontation du cycle matière/esprit, rien de tel. On ne peut exclure totalement que soit l'éloignement dans le temps qui empêche de comprendre correctement la façon dont fonctionne son ontologie, mais l'explication la plus probable est que les deux phases équivalentes des deux cycles ne sont pas interchangeables, une maturité ayant été acquise au cours du cycle matière/esprit qui implique une complexité particulière dans le cycle suivant dont ce cycle-là était exempt. N'oublions pas que la notion de produit-fabriqué s'est construite par la combinaison des notions de matière et d'esprit puisqu'elle correspond à des matières transformées par l'esprit, ce qui implique que cette coexistence de deux notions dans celle de produit-fabriqué peut très bien générer des interférences compliquant la situation du nouveau cycle.

Situations célibataires mises à part, la phase de 1re confrontation du cycle matière/esprit présente une logique similaire à celle du cycle suivant pour ce qui concerne les types 1/x et 1+1. On redonne donc les schémas du chapitre 13.0 en modifiant leurs légendes avant d'expliquer le principe de l'évolution des trois premières phases du cycle matière/esprit.

 

  ontologie matière/esprit émergente :

 

          

. . .

 

  ontologie matière/esprit de 1re confrontation :

 

 

- en sculpture (type couplé)


 

et


 

. . .

 

 

 

- en peinture murale (type additif)


 

et


 

. . .

 

  ontologie matière/esprit de 2d confrontation (relations toujours couplées) : 

 

 

- option pré-animiste :


. . .

   et

 

 

- option pré-naturaliste  :


. . .

 

Les points de suspension figurant à la suite de chacun des schémas sont là pour rappeler que les deux notions sont toujours perçues au cas par cas et non comme des notions globales.

Il est rappelé que la couleur ou le noir symbolise ce qui se rapporte à la matière, le blanc ce qui se rapporte à l'esprit, qu'une forme en quart de rond groupé signifie le type 1/x et des ronds ou des portions de ronds plus petits écartés les uns des autres signifient le type 1+1.

Dans la phase d'émergence les deux notions n'ont encore jamais été en relation. Pour cette raison, leurs associations au cas par cas (chacun des berlingots colorés du schéma) correspondent à tous les cas d'assemblages possibles entre le type 1+1 et le type 1/x : soit les deux notions sont du type 1+1, soit elles sont du type 1/x, soit elles sont de types différents et le type 1+1 peut alors aussi bien correspondre à ce qui fait effet de matière qu'à ce qui relève d'un fait de l'esprit. Les deux notions n'ont jamais été en relation, mais l'objet de la phase d'émergence est précisément de réaliser une telle mise en relation quel que soit le type de l'une et de l'autre.

À l'issue de cette phase d'émergence, la mis en relation au cas par cas des notions ne pose plus de problème lorsqu'elles sont toutes les deux du type 1+1, ou toutes les deux du type 1/x. Plus de problème lorsqu'elles sont du type 1/x car ce type correspond en lui-même à une forme de relation et que la phase d'émergence a suffisamment fait murir cette relation. Plus de problème non plus lorsqu'elles sont du type 1+1, car la phase d'émergence a permis de transformer leur relation en une relation entre deux types 1/x, ce qui ramène au cas précédent.

Exit donc les types semblables, et au début de la phase de 1re confrontation nous avons donc affaire systématiquement à deux notions au cas par cas de types contraires : soit la notion de matière est du type 1+1 et celle d'esprit est du type 1/x, soit on a la situation inverse. On est dans le même cas de figure qu'au début de la même phase du cycle produit-fabriqué/intention, sauf que dans ce cycle-là seuls les couples de notions possédant un élément célibataire restaient à faire problème et méritaient une nouvelle phase de maturation, tandis que dans le cycle matière/esprit tous les couples de types différents font problème.

 

Les développements que l'on va faire maintenant sont essentiels et sont le bénéfice, concernant la compréhension de l'art préhistorique, de toutes les analyses concernant la phase de 1re confrontation du cycle produit-fabriqué/intention. Dit autrement : pour comprendre la société préhistorique qui nous est très étrangère parce que très éloignée dans le temps, nous allons maintenant pouvoir exploiter des concepts forgés dans les chapitres précédents grâce à l'étude de l'art de la société contemporaine. Raison pour laquelle, d'ailleurs, l'étude de la période préhistorique n'est envisagée qu'après celle de la période contemporaine.

Le premier concept importé de l'étude de la période contemporaine qui nous sera utile concerne la différence entre notions « couplées » et notions « additives ». Lors de la phase de 1re confrontation du cycle produit-fabriqué/intention, nous avons vu que ce qui se passait dans les arts plastiques impliquant des notions additives était très différent de ce qui se passait dans l'architecture impliquant elle des notions couplées. Une même différence va se retrouver dans le cycle matière/esprit puisque, très normalement, on y trouvera ces deux types de situations, couplée ou additive. Par différence, bien sûr, cela n'impliquera pas un fonctionnement différent entre l'architecture et les arts plastiques puisque l'architecture n'existait pas à cette époque, la différence sera cette fois entre la sculpture et la peinture sur paroi.

À l'époque contemporaine, comme le produit fabriqué par un ou une peintre ou par un sculpteur ou une sculptrice n'existe que parce qu'il ou elle a d'abord l'intention de le fabriquer avant de procéder à sa fabrication, cette intention et le produit fabriqué qui en résulte viennent l'un après l'autre et s'ajoutent en 1+1. À l'époque paléolithique, c'est la peinture sur grotte qui correspond à ce principe d'addition, car il s'agit nécessairement de traces de l'esprit de l'artiste qui sont ajoutées en +1 par-dessus la matière de la paroi de la grotte. La gravure sur paroi, lorsqu'elle est suffisamment fine pour s'apparenter fondamentalement à un tracé apposé sur la roche, correspond également à ce principe de l'addition en 1+1 d'un dessin sur la paroi matérielle.

 

 


Grotte Chauvet-Pont d'Arc, France : premier ours du diverticule – dessin et estompe – environ 34 000 ans calibrés avant l'ère commune – aurignacien

 

Source de l'image : http://archeologie.culture.fr/chauvet/fr/mediatheque/premier-ours-diverticule

 

 

Ainsi, dans l'exemple de cet ours dessiné sur la paroi de la Grotte Chauvet, on ne doit pas considérer que l'on a affaire à la représentation d'un ours comme il en irait d'un ours représenté à notre époque sur le support neutre d'un tableau ou d'une feuille de papier, mais à l'aspect matériel d'un animal qu'anime son esprit et que l'esprit d'un humain a apposé sur la matière de la grotte, matière de la grotte qui, pour sa part, est complètement dépourvue d'esprit lui permettant de se mouvoir selon sa volonté.

Cette confrontation d'une forme animale animée par l'esprit qui l'habite et de la matière inanimée de la paroi de la grotte est fondamentale pour comprendre pourquoi il n'est jamais représenté de végétaux dans les grottes improprement dites ornées (car il ne s'agit pas de décorations), ni même de ligne de sol : le sol, les végétaux, les arbres, ne sont d'aucun intérêt pour faire surgir un effet de contraste entre la matière animée par l'esprit et la matière « brute » inerte, « simplement matière », car ni les végétaux, ni le sol ne sont animés d'un esprit leur permettant de se déplacer à volonté, et comme ils ne sont en rien différents de la paroi de la grotte, les ajouter sur cette paroi n'aiderait en rien à éclairer la différence en la matière et l'esprit. Certes, cet ours représenté l'est à la fois pour son apparence matérielle et pour sa qualité d'animal animé par son esprit, et il n'est donc pas clairement et complètement du côté de l'esprit, par différence à la matière de la grotte qui elle est complètement du côté de la matière, mais puisque cette représentation relève de la première étape de la phase de 1re confrontation, cette représentation est nécessairement sujette à des ambiguïtés entre matière et esprit que l'évolution de cette phase servira précisément à lever.

Si l'on se réfère au schéma que l'on a donné pour décrire les deux situations possibles au début de la phase suivante, celle de 2d confrontation, on voit que l'essentiel de la maturation qui sera apportée par la peinture préhistorique pendant la phase de 1re confrontation consistera à transformer des relations additives en relations couplées, ce qui suffira pour lever les ambiguïtés entre matière et esprit puisque leurs types différents suffiront pour attester qu'elles sont différentes.

De l'architecture contemporaine, on a dit qu'elle était en elle-même un produit fabriqué nécessaire pour remplir des fonctions d'abri et d'organisation de la vie sociale tout à fait indépendantes de la volonté de l'architecte, et que l'intention de celui-ci n'intervenait que pour la mise en forme du bâtiment. Pour ces raisons, une architecture est d'emblée l'intégration dans un même couple d'un produit fabriqué pour un usage précis et d'une intention architecturale concernant sa mise en forme ou sa technique de construction. À l'époque paléolithique, c'est la sculpture qui correspond à ce principe : puisqu'une sculpture est fondamentalement un morceau de matière mis en forme par l'esprit, nécessairement elle associe en couple l'esprit et la matière.

 

 


Sculpture en ivoire de mammouth d'un ours dressé (partiellement cassée) provenant de la grotte de Geißenklösterle, Allemagne – 38 000 à 33 000 ans calibrés AEC (Aurignacien)

 

Source de l'image : https://www.donsmaps.com/hohlefelssite.html

 

 

Ainsi, cet ours dressé sculpté, de la même période aurignacienne que l'ours dessiné sur la paroi de la grotte Chauvet, est inséparablement un morceau de matière, en l’occurrence un morceau d'ivoire de mammouth, un équivalent de la forme matérielle d'un ours que son esprit amène à se dresser pour agresser ou pour se défendre, et le produit de l'esprit de l'humain qui l'a sculpté. Dans le cas d'une peinture ou d'un dessin sur la paroi d'une grotte, il est possible de séparer la notion de matière et celle d'esprit puisque la paroi de la grotte n'est qu'une matière inanimée tandis que la peinture faite par-dessus est fondamentalement une production de l'esprit de l'artiste. Par différence, dans le cas de cette sculpture, les aspects qui relèvent de la matière, le matériau utilisé comme l'apparence matérielle de l'ours, sont inséparables des aspects qui relèvent de l'esprit, celui de l'animal représenté et celui de l'artiste qui en a fait la représentation. Les notions de matière et d'esprit n'étant pas dissociables, elles ne s'ajoutent donc pas en 1+1 mais interviennent en couple du type 1/x. À la première étape s'y ajoute, comme pour la peinture sur grotte, l’ambiguïté entre les différents aspects qui relèvent de la matière et les différents aspects qui relèvent de l'esprit, une ambiguïtés que l'évolution des différentes étapes aura pour objet de lever tant que faire se peut.

À la sculpture s'ajoute aussi la gravure sur paroi, du moins lorsqu'elle est suffisamment profonde pour que l'on puisse considérer que la matière de la paroi se trouve transformée par les entailles qui lui sont faites, mais le tracé qui résulte de cette gravure peut toujours être considéré comme s'ajoutant par-dessus la matière de la paroi, de telle sorte que la gravure profonde peut être considérée à la fois comme un tracé que l'esprit de l'artiste ajoute sur la paroi comme il y ajoute une peinture, et comme une modification de la matière de la paroi par l'esprit de l'artiste comme il en va pour une sculpture.

Dans la peinture sur grotte, on a déjà dit que l'enjeu de la phase de 1re confrontation est de transformer l'addition des deux notions en 1+1 en une relation couplée du type 1/x. Dans la sculpture en revanche, puisque la relation en couple des deux notions est acquise dès le départ, c'est au contraire le mélange des deux notions dans une même oeuvre qui pose problème, si bien que la phase de 1re confrontation y aura pour fonction de progressivement y séparer ces deux notions afin d'obtenir de ces notions couplées qu'elles soient écartées le plus possible l'une de l'autre, ainsi qu'il est figuré sur les schémas de la phase de 2d confrontation que l'on a donnés plus haut. Puisque la peinture n'a pour finalité que de transformer les relations additives en relations couplées, plus que la peinture, c'est donc la sculpture qui nous permettra de saisir, à la dernière étape, l'état exact où en étaient les humains préhistoriques quant à la différence entre ce qu'est une matière et ce qu'est un esprit.

Bien entendu, il faut avoir en tête que les humains préhistoriques n'avaient pas encore atteint le stade où la matière et l'esprit pouvaient être conçus comme des notions abstraites générales et qu'ils pensaient donc encore au cas par cas la relation entre ces deux notions. Cela signifie, par exemple, qu'à l'occasion d'une peinture sur cette paroi, la rencontre de l'image d'un animal doté d'un esprit avec la matière de la paroi d'une grotte était alors ressentie comme un cas parmi d'autres de telles relations, qu'elle n'avait pas une valeur symbolique abstraite et qu'elle n'était qu'un cas très concret de rencontre entre un fait de matière et une production de l'esprit.

 

Nota : sauf exceptions, dans les chapitres suivants on ne traitera pas des ponctuations rouges et des mains peintes sur les parois, ni des ajouts peints pour transformer un relief en une forme animale ou humaine que celui-ci suggérait. Ces marques et ces peintures ont un aspect trop général et se sont étendues sur une trop longue période pour être caractéristiques d'une étape particulière, elles ont d'ailleurs pu être présentes dès la phase d'émergence. Concernant les reliefs transformés et les mains négatives, on en a déjà traité au chapitre 1.4 où, pour ces dernières, on a fait l'hypothèse que pour les préhistoriques il ne s'agissait pas de mains qu'ils peignaient sur la paroi, mais de mains qu'ils procuraient à la paroi pour ressentir ce que cela fait de voir la matière inerte de la grotte munie d'un attribut normalement spécifique des humains animés par un esprit.

 

 

14.1.  La phase de 1re confrontation au cas par cas du cycle matière/esprit dans la sculpture et la gravure profonde :

 

Nous venons de voir que l'enjeu de cette phase en sculpture est de séparer le plus fortement possible ce qui relève de la matière et ce qui relève de l'esprit. Puisque c'est donc la sculpture qui promet de nous apprendre le plus sur la façon dont les humains préhistoriques concevaient ces deux notions, nous commençons par elle en réservant la peinture sur paroi des grottes au chapitre suivant.

Comme pour l'architecture contemporaine qui fonctionne aussi en relation couplée, nous devons envisager quatre filières dans la sculpture paléolithique, les deux premières correspondant à la situation où la matière relève du type 1/x et l'esprit du type 1+1, les deux dernières à la situation inverse, et deux cas de figure dans chacune de ces deux situations, selon que les effets plastiques prépondérants sont de faible ou de forte énergie : la 1re filière correspond à une matière du type 1/x en contraste de faible énergie avec l'esprit, la 2e à une matière toujours du type 1/x mais en contraste de forte énergie avec l'esprit, la 3e à l'esprit du type 1/x en contraste de faible énergie avec la matière, et la 4e à l'esprit du type 1/x en contraste de forte énergie avec la matière. Comme chaque filière a ses expressions analytiques et ses expressions synthétiques, cela fera au total huit cas de figure différents à considérer pour chaque étape.

Des dizaines de milliers d'années nous séparent des humains préhistoriques et de leur façon d'appréhender la relation entre la matière et l'esprit, et comme elle n'a cessé de se modifier pendant ces dizaines de milliers d'années, il ne va pas de soi d'imaginer la façon dont ils pouvaient la concevoir. Afin que la différence entre matière et esprit soit à son paroxysme et donc la plus lisible possible, nous allons commencer l'étude de la sculpture de la phase de 1re confrontation par sa dernière étape, ensuite seulement nous traiterons le déroulé des étapes successives en commençant par la première jusqu'à la dernière. Comme pour l'architecture contemporaine nous verrons que chaque étape marque une progression qui voit s'accroître le contraste entre les deux notions, et nous verrons aussi que la nature du contraste propre à chaque filière est déjà en germe dès sa première étape, mais de façon encore floue, mal définie, ambiguë.

Il faudra toujours avoir en tête ce que l'on a dit à propos des animaux et des végétaux concernant la peinture sur grotte : toutes les analyses que nous ferons supposent acquis que, à l'époque paléolithique, les humains considéraient que les animaux, tout comme les humains, étaient animés par un esprit logé quelque part à leur intérieur et qui leur permettait notamment de se déplacer où bon leur semblait, et que par différence les arbres, les plantes, les rochers et les cours d'eau ne disposaient pas d'un tel esprit.

 

Les périodes préhistoriques prises en compte ne seront pas mesurées comme le font usuellement les préhistoriens par rapport au présent (BP), mais par rapport à l'an zéro de l'ère commune (AEC = avant l'ère commune), cela afin de pouvoir faire une continuité avec les périodes plus récentes de l'histoire de l'art qui ne sont jamais comptées par rapport au présent.

Les dates données seront dites « calibrées », pour signifier qu'y est prise en compte la calibration des mesures par carbone 14 au moyen de l'analyse des glaces polaires et des coraux, une calibration assez récente qui a eu pour effet de reculer significativement vers le passé les dates correspondant à l'époque paléolithique.([1])

 

Sur cette base, et approximativement, les cinq étapes de la phase de 1re confrontation correspondent aux époques suivantes, un découpage qui vaut aussi bien pour la peinture que pour la sculpture ([2]) :

         1re étape, aurignacien : 38 000 à 33 000 AEC

         2e étape, début du gravettien : 33 000 à 27 000 AEC

         3e étape, fin du gravettien et début du solutréen : 27 000 à 21 000 AEC

         4e étape, fin du solutréen et début du magdalénien : 21 000 à 17 000 AEC

                   (en Europe de l'Est : 26 000 à 22 000 AEC)

         5e étape, essentiel du magdalénien : 17 000 à 13 000 AEC

 

 

14.1.0.  La dernière étape de chacune des 4 filières de la phase de 1re confrontation du cycle matière/esprit :

 

La cinquième et dernière étape de la 1re filière, dans laquelle M est du type 1/x alors que e est du type 1+1 et que la tension entre les deux notions est de faible intensité :

 



 

De gauche à droite :

Propulseur du faon aux oiseaux en bois de renne, grotte du Mas-d’Azil, Ariège, France

Spatule au poisson de la grotte Rey, os, Les Eyzies-de-Tayac, Dordogne, France

Spatule en os décorée d'un relief de bouquetin, grotte de La Garma, Cantabrie, Espagne

 

Sources des images : https://www.panoramadelart.com/propulseur-mas-d-azil

http://www.sculpture.prehistoire.culture.fr/fr/ressources2?tid[0]=195&page=14

https://www.researchgate.net/figure/Spatule-decoree-avec-un-relief-de-bouquetin-de-la-zone-IV-Spatula-decorated-

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Dans son expression analytique, la dernière étape de la 1re filière correspond aux outils décorés de motifs animaux dont on connaît de nombreux exemples à la période magdalénienne.

On en donne trois exemples. D'abord l'un des rares propulseurs qui nous soient parvenus entiers, c'est-à-dire avec la sculpture faisant toujours corps avec le manche, le propulseur dit « du faon aux oiseaux » du Mas-d’Azil, gravé dans un bois de renne. Utilisé avec une sagaie, un tel propulseur permettait de la lancer plus loin et avec davantage de puissance. On peut douter que des objets ainsi ouvragés aient réellement été utilisés à la chasse, mais peu importe ici. On estime qu'il date d'environ 14 500 ans avant l'ère commune, et comme ce type d'objet n'existait pas avant la période magdalénienne il s'agit d'un bon marqueur de l'innovation caractéristique de la dernière étape de cette phase. On donne ensuite l'exemple de deux spatules en os, l'une dont le manche est sculpté en forme de poisson, l'autre sur lequel le corps d'un bouquetin est déroulé d'une face à l'autre. Le premier, mal daté, vient de la grotte Rey aux Eyzies-de-Tayac, l'autre vient de la grotte de La Garma, en Cantabrie, et daterait de 15 000 à 14 000 ans avant l'ère commune.

Chacun de ces outils, d'aspect très unitaire et réalisé dans un même matériau, comporte deux parties bien distinctes : celle qui figure un ou des animaux, et celle qui est fonctionnelle. En tant que matière, ces outils relèvent donc du type 1/x. Cet aspect à la fois un et multiple du matériau est renforcé par le fait que la séparation entre ses deux parties n'est pas absolue : le crochet qui sert à la propulsion est intégré à la scène des oiseaux, dans le cas des spatules l'endroit de la représentation animale sert aussi de manche de préhension.

Chacun de ces objets répond à deux fonctions différentes, chacune relevant d'un aspect différent de l'esprit : d'une part il s'agit d'un outil utilisable pour une activité humaine, donc fabriqué et utilisé par un esprit humain, d'autre part on y trouve la représentation d'un animal, et donc l'apparence matérielle d'un être doté d'un esprit lui permettant d'aller où bon lui semble et de s'activer à sa guise mais ne lui permettant pas de fabriquer ni d'utiliser de tels outils. Dans cet objet, on a donc la confrontation de deux types d'esprit différents, celui d'un humain et celui d'un animal, et comme ces deux types d'esprit ont des possibilités différentes, et donc des propriétés incompatibles, ils ne peuvent se combiner et s'additionnent qu'en 1+1.

Un aspect matériel du type 1/x et deux aspects de l'esprit qui s'ajoutent en 1+1, on est ici dans l'une ou l'autre des deux premières filières, et comme les deux aspects de l'esprit sont bien séparés sur ces outils ils peuvent être considérés séparément, ce qui en fait une expression analytique.

Si l'on peut maintenant déclarer que l'on est dans la 1re filière plutôt que de la 2e, c'est que l'effet plastique prépondérant est clairement le ça se suit/sans se suivre : les deux aspects de l'esprit évoqués par ces outils sculptés de représentations animales se suivent en continu sur la même matière, au point que l'on ne pourrait pas les séparer sans les rendre inutilisables, mais les deux fonctions différentes qu'ils remplissent ne se poursuivent pas puisque la représentation animale est limitée à une partie de l'outil et ne se poursuit pas sur sa totalité.

L'assemblage de deux aspects différents dans une même œuvre correspond à l'effet de même/différent et à celui d'un/multiple. Chaque représentation animale est incluse à l'intérieur de l'œuvre, mais on peut aussi la considérer extérieure à sa fonction puisque, en tant que telle, elle n'a aucune utilité pour l'usage de l'outil : c'est un effet d'intérieur/extérieur. Enfin, on peut dire de ces représentations animales qu'elles sont regroupées avec la fonction d'outil tout en en étant clairement distinctes, ce qui fait rater leur regroupement : c'est un effet de regroupement réussi/raté.

 

L'expression synthétique de la dernière étape de la 1re filière implique également qu'une représentation animale soit regroupée avec un aspect clairement spécifique des possibilités de l'esprit humain, mais son caractère synthétique implique que ces deux aspects ne soient pas séparés, ni même séparables. Les pures « sculptures animales » réalisées à l'époque magdalénienne correspondent à cette expression : puisqu'il s'agit de représentations animales, tout comme dans l'expression analytique ces sculptures évoquent des êtres qui sont dotés d'un esprit, et puisqu'il s'agit de sculptures, ces objets n'ont pu être pensés et fabriqués que par un esprit humain.

 


Sculpture dite « Les Rennes Nageant », Montastruc, Tarn et Garonne, France          Source de l'image: https://www.donsmaps.com/venuscourbet.html

 


 

À gauche : sole, contour découpé, Grotte des bœufs, Lespugue, Haute-Garonne, France

À droite : Sculpture d'un crâne de cheval décharné , grotte du Mas-d’Azil, Ariège, France

Sources des images : https://www.hominides.com/html/dossiers/peche-prehistoire-paleolithique.php  et https://grotte-du-mas-d-azil.arize-leze.fr/Tete-de-cheval.html


 

 

On en donne trois exemples. D'abord, une sculpture dite « Les Rennes Nageant » réalisée dans une défense de mammouth qui, contrairement aux exemples précédents, semble n'avoir été intégrée dans aucun outil. Cette sculpture daterait d'environ 14 000 ans avant l'ère commune et a été trouvée à Montastruc, dans le Tarn et Garonne. Ensuite, une sole découpée et gravée dans un os plat trouvé dans la Grotte des bœufs de Lespugue, en Haute-Garonne. Enfin, un crâne de cheval décharné qui a été trouvé au Mas-d’Azil, dans l'Ariège, et qui daterait d'environ 14 000 ans avant l'ère commune. Son museau et l'arrière de son crâne ont été brisés, mais cette œuvre est entièrement sculptée, ne semble pas correspondre à un fragment décoré d'un propulseur ou d'un bâton percé, elle peut donc être considérée comme une sculpture à part entière traitant du thème du cheval mort.

Comme celui des animaux représentés sur les outils, l'esprit qui anime ces animaux sculptés n'a jamais été observé en train de réaliser de telles sculptures qui ne relèvent que des possibilités propres à l'esprit humain, et puisque l'esprit des animaux et celui des humains correspondent donc à des possibilités très autonomes l'une de l'autre, dans de telles sculptures ces deux sortes d'esprits ne peuvent s'ajouter l'un à l'autre qu'en 1+1. Puisque c'est une seule et même matière qui porte ces deux aspects de l'esprit, elle relève pour sa part du type 1/x.

Comme l'ours dressé évoqué en introduction relève nécessairement de la même filière et de sa même expression synthétique, on peut légitimement estimer qu'il y a peu de différence entre une sculpture animalière de la première étape et une sculpture animalière de la dernière, dès lors que la première contenait déjà à peu près tout ce que pouvait exprimer une sculpture concernant la relation entre une forme matérielle animale dotée d'un esprit et l'esprit de l'artiste qui l'a fabriquée. On avait prévenu que la première étape portait déjà en germe tous les éléments correspondant à l'expression de la dernière étape, seulement sous forme plus ambiguë, plus confuse. Dans le cas de l'expression synthétique de la 1re filière, il faut convenir que sa première étape était très peu ambiguë ou confuse puisque, pour l'essentiel, sa dernière n'a fait que retrouver ce qui la caractérisait, mais on peut toutefois relever quelques différences entre les sculptures animalières de la première et de la dernière étape : leur taille a augmenté, car les sculptures de l'aurignacien sont toujours très petites, ce qui n'est plus le cas des sculptures du magdalénien, et en outre ces sculptures magdalénienne correspondent davantage à une mise en scène visiblement élaborée (Les Rennes Nageant) ou à une dramaturgie explicite (le crâne de cheval décharné).

Comme pour l'expression analytique, l'effet prépondérant est le ça se suit/sans se suivre : ces sculptures suivent l'apparence réelle des animaux évoqués, mais par leur taille et par leur matériau elles s'en différencient, ne suivant donc pas leur apparence réelle.

Pour la même raison, on peut dire que ces sculptures sont à la fois identiques aux animaux représentés et différents d'eux, ce qui correspond à un effet de même/différent. À l'effet d'intérieur/extérieur on peut faire correspondre la situation de ces sculptures représentant des animaux qui évoluent normalement dans un milieu extérieur mais qui seront, par le fait de l'artiste, ramenés à l'intérieur des abris humains. L'effet d'un/multiple correspond aux multiples détails que comporte chacune des sculptures dont l'unité globale est bien affirmée. Dans le cas des rennes nageant, l'effet de couple composé de deux fois le même type d'animal intervient aussi dans cet effet, tout comme il intervient dans l'effet de même/différent, d'autant que l'animal de tête est une femelle par différence avec l'animal de l'arrière qui est un mâle. L'effet de regroupement réussi/raté est lié au réalisme de ces sculptures qui réussissent à regrouper l'apparence réelle de ces animaux mais qui échouent à y réussir parfaitement puisque leur dimension n'est pas respectée, ni la matière réelle de leur peau ou de leurs écailles.

 

 

La cinquième et dernière étape de la 2e filière, dans laquelle M est du type 1/x alors que e est du type 1+1 et que la tension entre les deux notions est de forte intensité :

 



 

À gauche et ci-dessus, bracelet avec motifs géométriques façonné dans une trompe de mammouth, Mezin, Ukraine

(développé du dessin et photographie de l'objet)

 

À droite, baguettes demi-rondes en bois de cervidé décorées de spirales gravées, Isturitz, Pyrénées Atlantiques, France

 

Sources des images : https://www.donsmaps.com/wolfcamp.html  et  https://www.photo.rmn.fr/archive/91-000641-2C6NU0HMHX8H.html


 

Pour l'expression analytique de la dernière étape de la 2e filière, on évoquera deux types d'objets. D'une part un bracelet façonné dans une trompe de mammouth et gravé de motifs géométriques réguliers en forme de spirales anguleuses alternant avec des chevrons. Ces spirales ne sont pas sans évoquer les motifs que l'on dit « à la grecque ». Ce bracelet provient de Mezin en Ukraine et date probablement de 14 500 ans environ avant l'ère commune. D'autre part, une série de baguettes demi-rondes en bois de cervidé gravées de complexes et profondes spirales, provenant de la grotte d'Isturitz et datant d'environ 13 500 ans avant l'ère commune.

Le passage de la 1re à la 2e filière correspond au fait que l'effet plastique prépondérant a gagné en énergie puisque le ça se suit/sans se suivre est maintenant remplacé par le synchronisé/incommen-surable. Les dessins gravés sur ces objets relèvent clairement de cet effet puisqu'on y trouve à la fois une répétition régulière, donc de la synchronisation, et des formes en spirales géométriquement compliquées, donc de l'incommensurabilité. Dans le cas du bracelet, l'incommensurabilité provient notamment de notre difficulté à comprendre comment les différentes spirales se relient les unes aux autres et se raccordent au motif en chevrons. Dans le cas des baguettes, elle provient de notre difficulté à saisir comment des formes concaves et convexes parviennent à se combiner de façon aussi complexe tout en étant aussi régulièrement écartées les unes des autres.

Comme pour l'expression analytique de la 1re filière, on a ici affaire à des objets qui sont à la fois utiles et décorés : le bracelet avait précisément une fonction de bracelet, quant aux baguettes, elles étaient collées par deux pour fabriquer des sagaies et probablement aussi d'autres objets. Qu'elles aient été réellement utilisées pour la chasse ou qu'elles aient seulement servi d'objet de prestige n'a aucune importance ici. Par différence avec les objets envisagés pour la 1re filière, leur décoration ne correspond toutefois pas à des formes animales mais à de complexes graphismes abstraits. Que l'on puisse bien distinguer ces deux aspects, celui d'objet utilitaire et celui d'objet décoré, implique que l'on est dans le cadre d'une expression analytique.

L'aspect utilitaire et l'aspect décoratif de chacun de ces objets sont portés par un même matériau, leur matière relève donc du type 1/x.

Ces deux aspects correspondent à deux caractéristiques différentes de l'esprit humain. D'une part, celui-ci fait ainsi preuve de sa capacité à réaliser des objets matériels utiles pour son activité, d'autre part il se montre capable de dessiner des signes qui n'ont aucune utilité pratique et sont seulement des formes qui sont lues et saisies par l'esprit. L'aspect de l'esprit qui permet la mise en forme matérielle d'un outil utile à la vie matérielle et l'aspect de l'esprit qui s'intéresse au dessin de formes abstraites sont deux aspects qui n'ont rien à voir l'un avec l'autre et qui ne peuvent donc que s'ajouter en 1+1.

Il est rappelé que l'esprit n'était pas encore perçu à cette époque comme une notion globale, mais seulement différencié des faits de matière au cas par cas. Bien entendu, à notre époque où nous avons de l'esprit une notion globale, une telle différence entre un aspect de l'esprit seulement capable de concevoir et réaliser des objets matériels et un aspect de l'esprit seulement capable de concevoir des formes géométriques abstraites n'aurait pas de sens, mais il faut envisager ces œuvres paléolithiques en fonction des possibilités des humains de cette époque, pas en fonction de nos catégories actuelles qu'il a fallu des dizaines de milliers d'années pour acquérir.

On a déjà envisagé l'effet prépondérant de synchronisé/incommensurable. On envisage maintenant les autres effets plastiques. Celui de même/différent correspond aux différentes répétitions d'un même motif et à l'incorporation dans un même dessin d'ensemble de motifs différents ou de formes différentes. Ainsi, sur le bracelet alternent des bandes de spirales anguleuses et des bandes de chevrons, tandis que sur les baguettes peuvent alterner des formes circulaires fermées et des formes qui ondulent, ces deux aspects de même/différent valant également pour l'effet d'un/multiple. L'effet de spirale est spécialement adapté pour faire de l'intérieur/extérieur : depuis son centre intérieur la spirale se transforme progressivement en une forme de plus en plus périphérique, donc extérieure, et même si l'extérieur de chaque spirale n'est jamais localisable sa présence est bien ressentie puisqu'on peut distinctement repérer les diverses spirales qui sont à l'intérieur de leur bande. Sur le bracelet, les bandes de spirales sont regroupées en continuité avec les bandes de chevrons, mais leur regroupement est simultanément raté puisque ces deux types de formes gardent leur autonomie : c'est là un effet de regroupement réussi/raté, et cet effet vaut également pour les spirales anguleuses qui sont bien regroupées en continuité les unes avec les autres mais que l'on peut facilement distinguer les unes des autres. On peut en dire autant de toutes les formes courbes gravées sur les baguettes : elles sont regroupées dans une continuité de formes courbes, des formes tantôt se refermant en cercle, tantôt ondulant, tantôt spiralant, mais leurs différents types d'évolution sont bien repérables et fait rater l'homogénéité de leur regroupement.

 

Pour l'expression synthétique de la dernière étape de la 2e filière, comme pour la 1re nous avons affaire à des statuettes sans aucune fonction pratique. Toutefois, à la différence de la 1re filière, il ne s'agit pas de représentations animales réalistes mais d'évocations de formes féminines très peu réalistes qui fonctionnent plutôt comme des suggestions que comme des représentations.

On donne d'abord l'une des figurines trouvées à Nebra, en Allemagne, dont la seule silhouette sans bras, sans tête et sans pieds suffit pour évoquer l'idée de femme. On peut évaluer que ce type de statuette date de 14 000 à 13 500 ans avant l'ère commune. On donne ensuite deux figurines trouvées à Mezin, en Ukraine, qui datent probablement de 14 500 ans environ avant l'ère commune. Pour l'une, c'est essentiellement les fesses très prédominantes qui font penser à une femme. Pour l'autre, la présence d'un triangle pubien, même hors de proportion, est plus explicite. Toutefois, vue de côté, cette statuette fait aussi penser à la forme d'un oiseau dont la queue correspond alors au torse de la femme, on peut donc en dire qu'il s'agit d'une statuette de femme/oiseau.

 


 

 


 

À gauche, Vénus de Nebra, Allemagne

 

Source de l'image : https://donsmaps.com/nebravenus.html



 

À gauche et ci-dessus, deux vues d'une statuette femme/oiseau avec double triangle pubien et chevrons gravés, Mezin, Ukraine

 

À gauche en noir et blanc, figurine féminine stylisée, Mezin, Ukraine

 

Source des images : https://www.donsmaps.com/wolfcamp.html

 

 

Ces statuettes se réfèrent à l'apparence matérielle d'êtres dotés d'un esprit, une femme ou un oiseau, mais elles ont un aspect très abstrait qui est seulement évocateur et non pas descriptif, et par cet aspect abstrait elles jouent sur le fait qu'un esprit humain peut reconnaître une femme dans des formes qui sont très éloignées de l'apparence réelle d'une femme. Comme pour les exemples analytiques, ces exemples synthétiques associent donc un aspect matériel, ici l'apparence matérielle d'une femme, avec un aspect abstrait que l'intelligence de l'esprit humain peut imaginer et déchiffrer. Ici encore, on a donc affaire à deux aspects de l'esprit qui ne pouvaient s'amalgamer à cette époque dans le cadre d'une conception globale de ce qu'est l'esprit et qui ne pouvaient que s'ajouter en 1+1 : l'esprit qui habite un corps matériel vivant + l'esprit qui est capable de s'imaginer autre chose que ce qu'il a devant lui par le moyen d'une forme évocatrice imaginée par un humain. Ces deux aspects de l'esprit qui s'ajoutent en 1+1 étant portés par un même morceau de matière, le matériau de ces statuettes relève lui du type 1/x.

Il s'agit d'une expression synthétique, car ces deux aspects de l'esprit sont indissociablement liés dans ces formes abstraites qui évoquent l'apparence matérielle d'une femme.

L'effet prépondérant de synchronisé/incommensurable s'appuie évidemment sur l'aspect évocateur de ces formes : elles sont synchronisées avec l'apparence réelle de femmes, mais elles sont en même temps très différentes de leur apparence réelle, n'ont presque rien de commun avec elles, et sont donc incommensurables avec l'apparence réelle de femmes réelles.

Elles sont identiques à l'apparence de femmes réelles par certains aspects, mais différentes par d'autres aspects, c'est un effet de même/différent. Pour penser à des femmes en regardant ces objets, il faut y intégrer des parties de leur corps qui n'y sont pas, tels que les jambes, les bras et la tête : par l'imagination nous les incluons à l'intérieur de la statuette mais nous voyons bien qu'elles n'y sont pas réellement et qu'elles restent donc à leur extérieur, c'est un effet d'intérieur/extérieur. La multiplicité des détails ou des volumes distincts intégrés à l'intérieur de chaque statuette relève d'un effet d'un/multiple, et dans le cas de la femme/oiseau ce double aspect de la statuette relève du même effet. Enfin, dans chaque cas on peut dire que la forme d'une femme a été regroupée dans notre imagination par la vision de ces statuettes, mais elles sont trop différentes de la forme réelle d'une femme pour que l'on puisse considérer qu'elles réussissent réellement à regrouper en elles la représentation d'une femme : c'est un effet de regroupement réussi/raté.

 

 

La cinquième et dernière étape de la 3e filière, dans laquelle M est du type 1+1 alors que e est du type 1/x et que la tension entre les deux notions est de faible intensité :

 

Nous en avons terminé avec les deux filières dans lesquelles la matière est du type 1/x, nous abordons maintenant la première des filières dans laquelle la matière est du type 1+1.

 



 


 

Haut à gauche, bouquetin femelle dans la frise de l’abri Bourdois du Roc-aux-Sorciers à Angles-sur-l'Anglin, Vienne, France

Source de l'image : https://www.francebleu.fr/infos/culture-loisirs/quel-avenir-pour-le-roc-aux-sorciers-angles-sur-l-anglin-1460482647

 

Ci-dessus, détail de la frise des chevaux de l'abri du Cap Blanc, Dordogne, France

Source de l'image :http://www.lascaux-dordogne.com/fr/reservez-vos-billets-en-ligne

 

Ci-contre, bisons modelés en argile dans la grotte du Tuc d'Audoubert, à Montesquieu-Avantès, Ariège, France

Source de l'image: https://lelombrik.net/110605

 

 

Les sculptures qui correspondent à l'expression analytique de la dernière étape de la 3e filière sont de grandes sculptures animalières entières taillées à même la paroi. Grandes, par opposition aux sculptures sur paroi en haut-relief de dimensions modestes qui, comme on le verra, relèvent de l'étape précédente. Entières, par différence avec les expressions synthétiques de la dernière étape que nous envisagerons juste après ces exemples analytiques.

Par différence avec les sculptures isolées dont le principe ne montre pas de différence profonde entre la première et la dernière étape (1re filière synthétique), la sculpture en haut-relief sur paroi est une innovation apparue seulement grâce à une maturité suffisante : il n'en existait pas à l'aurignacien et de telles sculptures ne sont apparues qu'à l'avant-dernière étape de cette phase.

La longue frise sculptée en haut-relief de l’abri Bourdois à Angles-sur-l'Anglin dans la Vienne, encore en place sur plus de 18 mètres de long, est l'un des meilleurs exemples que l'on puisse donner de la 5e et dernière étape magdalénienne. Dans cette frise, des parties relèvent de l'expression synthétique comme on le verra plus loin, mais pour le moment on s'intéresse à un bouquetin femelle (étagne), lequel doit dater, comme le reste de la frise, de 16 000 à 15 000 ans avant l'ère commune. On donne aussi l'exemple de la frise des chevaux de l'abri du Cap Blanc, en Dordogne, l'un de ses chevaux faisant jusqu'à 2,20 m de long et le relief des sculptures étant supérieur à 20 cm en moyenne. Le squelette photographié avec la frise rend d'ailleurs compte de la grande taille des animaux. Cette frise daterait également de 16 000 à 15 000 ans avant l'ère commune. Dans ces deux cas on peut noter qu'il s'agit de frises sculptées sous un abri et non au fond d'une grotte, donc exposées à la lumière du jour, et il a été constaté que les humains préhistoriques se livraient à des activités quotidiennes au pied même de ces frises. À ces animaux sculptés directement sur la paroi, on ajoute les bisons modelés en argile de la grotte du Tuc d'Audoubert, en Ariège. Ils sont de taille beaucoup plus modeste mais ce ne sont pas des sculptures déplaçables puisqu'elles sont liées au rocher sur lequel elles ont été modelées, tout comme il en va pour les sculptures en haut-relief taillées dans la paroi. Ces bisons dateraient de 14 500 ans environ avant l'ère commune.

Dans le cas des sculptures mobilières des deux premières filières, leur matériau avait toujours un caractère unique qui portait les deux aspects contradictoires relevant de la notion d'esprit. Ici, en taillant la paroi pour en sortir les formes animales, l'esprit de l'artiste a séparé en deux sa matière : il a fait apparaître qu'elle est pour partie constituée d'une matière inerte, dépourvue d'esprit, et il a relégué cette matière à l'extérieur de la partie sculptée, et simultanément il a insufflé l'évocation d'un esprit dans la partie de la matière qu'il a transformée en représentation réaliste d'un animal sculpté en haut-relief. Ces deux aspects de la matière étant complètement étrangers l'un pour l'autre, sur la paroi ils s'ajoutent en 1+1. Cet aspect d'addition en 1+1 est encore plus concret dans le cas des bisons modelés en argile puisque celle-ci a été prélevée par l'artiste qui l'a ajoutée sur le rocher pour lui donner forme animale. Dans chaque cas l'esprit a un caractère 1/x, car c'est lui qui maitrise la division de la matière de la paroi en ne donnant forme animale qu'à une partie de celle-ci.

Il s'agit d'une expression analytique puisqu'on peut clairement séparer les parties de la paroi dont la matière est restée « brute » et les parties de la paroi qui ont pris formes animales.

L'effet prépondérant est le ça se suit/sans se suivre et relève donc de la filière « faible » : la paroi se poursuit sans interruption entre ses parties laissées brutes et ses parties transformées en représentations animales, toutefois, si l'on prend en compte leurs différences de nature qu'implique la sculpture, ces différentes parties ne se suivent pas.

Pour la même raison, le rocher est fait d'un même matériau dans les parties sculptées et dans les parties laissées brutes, mais ces différentes parties ont un statut différent : c'est un effet de même/différent. Les formes sculptées ou modelées sont les mêmes que celles des animaux représentés, mais elles sont réalisées dans un matériau différent de celui des animaux réels : c'est un autre effet de même/différent. L'effet d'un/multiple joue sur les mêmes principes, mais on peut y ajouter les multiples détails que comporte chaque entité animale représentée. L'effet d'intérieur/extérieur joue également de la séparation des formes animales du reste de la paroi : étant intégrées à la paroi, elles sont à son intérieur, mais la sculpture en haut-relief les a séparées de telle sorte que l'on peut aussi bien considérer qu'elles sont à l'extérieur de la paroi et seulement plaquées contre elle. Ce qui, bien entendu, vaut d'autant plus pour les bisons en argile rajoutés sur le rocher mais désormais intégrés avec lui à l'intérieur d'un même volume. L'effet de regroupement réussi/raté joue aussi de l'ambiguïté de la situation des sculptures : par un aspect, elles sont regroupées avec le reste de la paroi, par un autre aspect elles en sont détachées en relief, séparées par leur nature distincte de représentations animales, et donc non regroupées avec le reste de la paroi.

 


 

Femmes partielles dans la frise de l’abri Bourdois du Roc-aux-Sorciers à Angles-sur-l'Anglin, Vienne, France

Sources des images : http://www.roc-aux-sorciers.fr/histoire/   et  https://journals.openedition.org/insitu/3292


 

Relevé de la zone correspondante de la frise

 

 

L'expression synthétique de la dernière étape de la 3e filière correspond également à des frises sculptées à même le rocher, toutefois il ne s'agit plus de représentations entières mais seulement partielles de personnes ou d'animaux dotés d'un esprit. Nous n'en donnerons qu'un exemple, celui des grandes femmes partielles que l'on trouve dans la frise sculptée de l’abri Bourdois à Angles-sur-l'Anglin déjà évoquée.

Leurs jambes ont été dégradées depuis l'époque de leur sculpture, mais tout laisse penser qu'elles n'ont jamais eu de pied, et il est certain qu'elles n'ont jamais eu ni torse ni tête puisqu'elles ont été sculptées trop près du plafond de l'abri pour cela.

Comme pour les exemples analytiques, selon les endroits la matière du rocher a deux aspects différents qui ne peuvent que s'ajouter en 1+1 du fait de leur incompatibilité : il y a le rocher inerte, n'abritant pas de forme évoquant l'esprit et laissé brut, et il y a le rocher transformé en forme humaine dotée d'un esprit. Quant à l'esprit de l'artiste, il relève du type 1/x puisque c'est lui qui donne forme humaine à une partie du rocher et qui laisse ailleurs le rocher dans son état brut.

S'il s'agit d'une expression synthétique, car les formes humaines n'étant pas complètes elles semblent en train de sortir de la pierre, de telle sorte qu'on ne peut pas considérer séparément leurs formes en cours d'extraction et la paroi d'où elles s'extraient.

L'effet prépondérant est le ça se suit/sans se suivre : la matière de la paroi se poursuit en continu sur ses parties laissées brutes et sur ses parties sculptées, mais sans se poursuivre avec le même statut, puisqu'elle est brute à certains endroits alors qu'ailleurs elle est morceau de femme.

Les autres effets envisagés avec l'expression analytique valent pour ces sculptures de femmes partielles, mais on peut ajouter que l'effet de regroupement réussi/raté est aussi exprimé par la présence des femmes qui ont réussi à se regrouper devant nous puisque nous savons reconnaître qu'il s'agit de femmes, des regroupements qui sont en même temps ratés puisqu'elles ne sont pas entières.

 

 

La cinquième et dernière étape de la 4e filière, dans laquelle M est du type 1+1 alors que e est du type 1/x et que la tension entre les deux notions est de forte intensité :

 





Rondelles découpées dans des os plats. De gauche à droite, verso de la rondelle dite "Rondelle de la vache et de son veau" (grotte du Mas-d’Azil, Ariège), rondelle à bourrelet périphérique cranté représentant un bison (grotte d'Enlène, Ariège), idem avec bouquetin (Bruniquel, Tarn et Garonne), rondelle multi-perforée avec bandes de hachures gravées (grotte du Mas-d’Azil, Ariège)

Sources des images : https://musee-archeologienationale.fr/objet/rondelle-perforee, https://www.donsmaps.com/enlene.html et http://www.sciences-faits-histoires.com/blog/preuves-autre-histoire/techniques-d-animations-au-temps-de-la-prehistoire.html

 

Pour l'expression analytique de la dernière étape de la 4e filière, les rondelles découpées dans des os plats, par exemple des omoplates de rennes, dont on connaît quantité d'exemple à l'époque magdalénienne, entre 16 000 et 14 500 ans avant l'ère commune, spécialement dans le sud-ouest de la France et en Espagne Cantabrique. De façon générale, elles sont percées d'un rond central qui était utilisé semble-t-il pour y glisser des lanières permettant de faire tourner ces rondelles autour d'un axe vertical afin d'alterner rapidement la lecture de ses deux faces.

On en donne quelques exemples, certaines portant la gravure d'une image d'animal complet ou partiel, certaines avec un bourrelet cranté en périphérie, et une qui est multiperforée en couronne et porte des hachures abstraites à son intérieur. On peut préciser que le premier exemple porte une femelle aurochs sur son recto et un petit de bison sur son verso, et que le deuxième porte un bison sur son recto et des figures géométriques assez grossières sur son verso.

Par rapport aux filières précédentes, toutes ces rondelles ont une particularité commune : elles comportent à la fois une image ou des signes gravés et un support spécialement mis en forme arrondie, parfois entouré d'un crantage faisant office de cadre, toujours préparé en surface pour les recevoir et uniquement pour les recevoir. En cela, elles se distinguent du bracelet et des baguettes demi-rondes qui recevaient aussi des gravures, car leur support était une arme ou un objet du quotidien et n'était pas seulement mis en forme pour recevoir des gravures. Elles se distinguent également des sculptures sur paroi puisque rien de leur matière n'est laissé à l'état brut.

Leur matière a deux aspects autonomes qui ne peuvent que s'ajouter en 1+1 : il s'agit d'une matière découpée en rond et surfacée pour servir de support à une gravure, éventuellement complétée d'une frise crantée pour lui servir de cadre, et il s'agit d'une matière qui a été transformée par la présence de gravures, soit pour évoquer l'apparence matérielle d'un animal, soit pour réaliser des graphismes abstraits. Dans le dernier exemple, les trous périphériques jouent probablement le même rôle qu'une frise crantée, c'est-à-dire qu'ils participent à l'encadrement de l'image. L'esprit de l'artiste relève du type 1/x puisque c'est lui qui décide simultanément de créer un graphisme et de préparer un support qui lui soit spécifique  et qui soit doté d'une forme spécifique, voire d'un encadrement spécifique.

Encore une fois, il ne faut pas considérer la notion de matière et ses différents aspects avec les yeux d'aujourd'hui, mais constater, comme le montrent ces rondelles découpées, du moins si l'explication que l'on propose est correcte, que les humains de cette période étaient encore étonnés de la différence entre de la matière préparée par l'esprit pour recevoir un graphisme et la matière transformée par ce graphisme. C'est un peu comme si, à notre époque, nous trouvions un intérêt fondamental à distinguer une peinture et la toile sur laquelle elle a été exécutée ainsi que l'encadrement qui a été apposé sur son pourtour. Certes, dans certains courants de la peinture moderne, tel le mouvement Supports/Surfaces, cette dichotomie entre le contenant et le contenu est parfois remise en cause, mais jamais on ne s'étonne plus, même dans ce cas, que la matière de la peinture et la matière de son support aient des statuts différents, l'un, précisément celui d'un support, l'autre celui de l'œuvre portée par ce support. Cette fois encore, il faut réaliser que les notions de matière et d'esprit n'étaient alors pensées qu'au cas par cas, l'acte de sculpter étant précisément l'un des cas qui amenait les humains du paléolithique à penser à cet aspect concret que constituait la rencontre entre une matière résistante et un esprit qui s'acharnait à la transformer. La dualité entre le support que l'on pouvait spécialement façonner et la figure qui pouvait y être gravée était ainsi très naturellement l'occasion d'une surprise, tout comme, dans la 3e filière, la dualité entre la partie de rocher déjà sculpté et la partie de rocher encore à l'état brut. De la même façon, on peut penser que d'autres activités ont été l'occasion d'être surpris, au cas par cas, par le contraste entre la matière et l'esprit qui le transformait, telle que la mise en forme de pierres taillées pour servir d'outils selon une régularité géométrique parfois excessive par rapport aux besoins strictement pratiques, ou telle que la transformation en colliers de coquillages ou de dents d'animaux.

Pour en revenir aux rondelles gravées, il s'agit d'expressions analytiques, car il est facile de considérer séparément la mise en forme du support et la confection des gravures à sa surface.

L'effet prépondérant de synchronisé/incommensurable ne se lit pas de façon évidente au simple examen des rondelles, mais tend à valider l'hypothèse selon laquelle leur trou central servait à y glisser de fines lanières autour desquelles on faisait pivoter les rondelles afin d'alterner plus ou moins rapidement la vision des deux faces. Ainsi, les deux images se synchronisaient visuellement sur une même position tandis qu'il n'y avait aucune transition ni aucune logique dans le passage d'une image à l'autre, ce qui est la marque d'une incommensurabilité entre elles. Il a été constaté que les deux images représentaient parfois un même animal dans deux postures différentes.

L'effet de même/différent et celui d'un/multiple correspondent aux différents graphismes aux multiples détails contenus dans une même surface ronde, et ils pouvaient aussi correspondre à l'alternance visuelle des images recto et verso qui, bien que différentes, apparaissaient successivement au même endroit à l'intérieur d'une même forme ronde à l'occasion du pivotage de la rondelle. La même alternance des deux images correspondait aussi à un effet de regroupement réussi/raté puisqu'elles réussissaient ainsi à se regrouper à l'intérieur d'une même surface ronde tout en restant visiblement différentes l'une de l'autre, donc bien distinctes, et donc non regroupées dans la même image. Enfin, l'effet d'intérieur/extérieur se rapporte au principe de l'image gravée incluse dans un cadre, une image dont on pouvait alors dire, soit que son extérieur est à l'intérieur du cadre, soit qu'elle est à l'intérieur du cadre qui lui est extérieur.

 


 

Deux têtes de chevaux en contours découpés de la Grotte du Mas-d’Azil, Ariège, France

Sources des images : https://musee-archeologienationale.fr/phototheque/oeuvres/tete-de-cheval-en-contour-decoupe_grave_perforation et Préhistoire de l'art occidental - Citadelles & Mazenod - 1995


 

À droite, ensemble de 19 contours découpés (18 têtes d'izards et 1 tête de bison) trouvés à Labastide, Hautes-Pyrénées, France

Source de l'image : http://www.espace-prehistoire-labastide.fr/wp-content/uploads/2012/10/ensemble-parure-Contours-decoupes-e1351237546120.jpg


 

Pour l'expression synthétique de la dernière étape de la 4e filière, les contours découpés dans des os plats qui, tout comme les rondelles découpées que l'on vient d'envisager, ont été fabriqués en grand nombre entre 16 000 et 14 500 ans avant l'ère commune, spécialement dans le sud-ouest de la France et en Espagne Cantabrique.

 

Ces contours découpés représentent des têtes animales et portent une ou plusieurs perforations permettant de les suspendre. On donne deux têtes de chevaux trouvés dans la grotte du Mas-d’Azil et un ensemble de 18 contours de têtes d'izards et 1 contour de bison trouvés à Labastide. Ils étaient probablement assemblés pour réaliser un collier, et peut-être que beaucoup des contours découpés retrouvés étaient-ils initialement ainsi assemblés.

Par différence avec l'expression analytique, il n'y a plus de différence entre l'image représentée et son cadre puisque l'image est directement cadrée sur son contour. Mais il ne s'agit pas seulement de cadrage, car c'est une partie seulement de l'animal qui est représentée, et la découpe exacte de la sculpture sur la partie de corps sélectionnée la transforme en une entité qui est comme « viable par elle-même ». Par ce moyen, la matière sculptée est utilisée pour manipuler le corps de l'animal en décidant que sa tête forme une unité suffisante pour représenter sa totalité, et donc qu'elle peut être isolée, découpée, et cadrée isolément. Ce type de prélèvement manipulatoire d'une partie de l'animal pour en faire un équivalent autosuffisant et complet de l'animal entier ne doit pas être confondu avec les représentations partielles de corps non cadrées sur la partie prélevée, tel qu'il en allait pour les femmes tronquées de la frise de l'abri Bourdois du Roc-aux-Sorciers de la 3e filière, ou comme il en ira, quand on en sera à la troisième étape de la 1re filière, pour les têtes humaines ou animales visiblement sectionnées du reste du corps sans précaution spéciale de cadrage, telle la tête de la Dame de Brassempouy ou la tête d'un rhinocéros en terre cuite de Dolni Vestonice. Cela ne doit pas être confondu, non plus, avec les représentations peintes ou gravées  qui montrent une tête animale dont le reste du corps semble se fondre progressivement dans la paroi, par exemple pour cet avant-train de rhinocéros peint en rouge sur une paroi de la grotte Chauvet.

 



 

De gauche à droite : la Dame de Brassempouy, une tête de rhinocéros en terre cuite de Dolni Vestonice, et un avant-train de rhinocéros dans la grotte Chauvet

Sources des images : https://musee-archeologienationale.fr/phototheque/oeuvres/tete-feminine-dite-la-dame-de-brassempouy-ou-la-dame-a-la-capuche_ivoire-de-mammouth_sculpture-technique? https://donsmaps.com/dolnivpottery.html,, et La grotte Chauvet à Vallon-Pont-d'Arc – Seuil - 1995


 

Dans une représentation précisément cadrée sur la tête d'un animal, la matière a deux aspects autonomes qui s'ajoutent en 1+1 : il s'agit de l'apparence matérielle d'un animal, et il s'agit de la réduction matérielle de l'animal à sa seule tête. Quant à la décision de représenter un animal et à celle de cadrer précisément sa représentation sur sa seule tête, elles relèvent tous deux de la volonté de l'esprit de l'artiste, un esprit qui relève donc du type 1/x.

L'effet prépondérant de synchronisé/incommensurable est lié à la réduction de la représentation animale à sa seule tête : puisqu'elle suffit pour nous faire penser à l'aspect complet de l'animal, elle est synchronisée dans notre esprit avec l'apparence complète de l'animal, mais cela n'empêche pas que la réalité d'une tête coupée est incommensurable avec la réalité d'un animal vivant entier.

L'effet de même/différent joue du même registre de l'équivalence, dans notre esprit, de la tête de l'animal avec l'idée d'un animal entier, tout en étant très différente de son aspect. Il joue aussi de la différence importante de taille entre la forme de la tête d'un animal réel et la forme de la tête sculptée, une différence qui n'empêche pas que ces deux formes soient les mêmes. La séparation de la tête de l'animal du reste de son corps permet que la partie du cou qui est normalement à l'intérieur du corps de l'animal se retrouve à former une partie de l'extérieur de la sculpture, c'est un effet d'intérieur/extérieur. L'effet d'un/multiple se réfère à la multitude des détails que l'on trouve sur chacune des têtes découpées et, dans le cas du collier de Labastide, il correspond au regroupement de multiples contours similaires dans un seul et même collier. L'effet de regroupement réussi/raté joue aussi sur la réduction de l'animal à sa seule tête : elle suffit pour que l'idée de l'animal complet soit présent à notre esprit, et donc que son corps en entier soit regroupé dans notre esprit, mais ce regroupement est raté puisque le reste du corps n'est pas réellement là.

 

 

Un bilan – les différences entre matière et esprit à l'époque paléolithique :

 

La peinture sur grotte ayant seulement été utilisée par les humains préhistoriques pour faire murir les types 1+1 et 1/x de ce qu'ils ressentaient comme des faits de l'esprit et des aspects liés à la matière de la paroi, c'est seulement dans la sculpture qu'ils ont laissé des témoignages nous permettant de saisir où ils en étaient de la relation entre la matière et l'esprit. Comme on le verra, les étapes successives de la phase de 1re confrontation ont progressivement approfondi cette relation, et ce sont donc les œuvres de cette dernière étape qui nous permettent de comprendre au mieux où ils en étaient, raison pour laquelle on vient d'en traiter. Que peut-on maintenant en conclure ?

Tout d'abord, on peut conclure que les humains du paléolithique ne sont pas encore en mesure de confronter directement la notion de matière et la notion d'esprit : dans la 1re et la 2e filière la matière n'est qu'un moyen utile pour séparer entre eux divers aspects de l'esprit, et dans la 3e et la 4e filière l'esprit n'est qu'un moyen utile pour séparer entre eux divers aspects de la matière. Dans tous les cas, on a donc affaire à une confrontation interne à la notion de matière ou interne à la notion d'esprit, jamais à une confrontation directe des deux notions.

Ensuite, et pour ce qui concerne l'esprit, on a constaté qu'ils en sont seulement à intégrer en eux qu'il y a une différence entre les animaux dont l'esprit permet de prendre des décisions, par exemple d'aller où bon leur semble, et les humains dont l'esprit permet aussi de concevoir et de réaliser des outils, tels des propulseurs, c'est-à-dire des armes, des spatules, c'est-à-dire des instruments utiles au quotidien, et aussi de réaliser des sculptures qui n'ont pas d'utilité pratique en tant qu'outils et qui n'ont d'autre finalité que celle de représenter des animaux. C'est ce que nous enseigne la 1re filière.

La 2e filière va un cran plus loin et montre que les humains de l'époque en étaient aussi à intégrer le fait que leur esprit ne leur servait pas seulement à réaliser des armes, des objets quotidiens ou des représentations réalistes sculptées, mais qu'il était aussi doté d'une sensibilité particulière pour les notions abstraites, non matérielles, comme le révèle sa capacité à ressentir un effet à la vue de formes géométriques régulières et compliquées, et comme le révèle aussi sa capacité très bizarre à reconnaître une femme ou un animal dans une forme pourtant très différente de leur aspect matériel réel et qui ne fait que les évoquer très vaguement.

Pour ce qui concerne la matière, les humains en étaient à intégrer la différence entre les réalités matérielles comme la pierre qui ne sont que matière et les réalités matérielles également dotées d'un esprit, tels que le sont les animaux et les humains. Ce que nous enseigne la 3e filière.

La 4e filière va un cran plus loin dans la séparation des diverses sortes de matières en faisant surgir la différence entre la matière transformée par la présence de graphismes et la matière qui a été préparée pour recevoir des graphismes, et en révélant aussi que la matière utilisée pour les sculptures est apte à manipuler l'apparence des animaux, par exemple en utilisant une partie seulement de cette apparence pour évoquer l'animal entier.

Dans tous les exemples donnés c'est seulement au cas par cas, pas en tant que généralités abstraites, que les notions de matière et d'esprit étaient alors abordées. En effet, le fait de graver ou de sculpter était l'un des cas de figure sur lesquels s’exerçait leur quête, et les relations qu'ils y ont prises en compte étaient uniquement liées au cas particulier du travail de sculpture : séparation entre matière brute et matière sculptée, entre matière préparée pour recevoir une gravure et matière transformée par cette gravure, entre les animaux dotés d'un esprit et les humains spécialement capables de concevoir et de réaliser des objets sculptés, entre les objets fabriqués et sculptés par les humains dans un but pratique et ceux fabriqués pour susciter des effets plastiques seulement destinés à leur esprit en dehors de toute considération fonctionnelle.

 

On ne saura probablement jamais les histoires que se racontaient les humains de cette époque à propos des sculptures qu'ils mettaient en forme, par exemple ce que représentaient pour eux les statuettes que nous appelons des Vénus, de même que nous ne saurons probablement jamais dans quelle mythologie s'inscrivaient les animaux représentés sur les peintures de leurs grottes, et ce que signifiaient pour eux les relations inter-animales figurées dans ces peintures. Mais l'accès à l'état de compréhension où ils en étaient de la différence entre la matière et l'esprit n'est-il pas plus fondamental et utile que la connaissance de quelques vieilles mythologies de plus ? Or, du moins si les analyses précédentes ont un sens et sont correctes, nous avons accès à cet état.

Il nous permet de savoir que leur ontologie n'était pas naturaliste, au sens donné par Philippe Descola à cette notion, puisqu'ils n'avaient pas pour la matière une compréhension générale et abstraite qui valait pour toutes les formes de matière. Pour eux, la matière d'un rocher ou d'un arbre n'était pas la même que celle d'un animal ou d'un être humain doté d'un esprit. Ils n'étaient pas non plus naturalistes comme l'a été l'Occident moderne pendant plusieurs siècles puisque, pour eux, les humains n'étaient pas les seuls à disposer d'une intériorité qu'on appelle l'esprit, même s'ils avaient relevé une différence entre l'esprit dont disposaient les animaux et celui dont ils disposaient et qui leur permettait, et eux seulement, de faire des outils, des sculptures ou des graphismes abstraits.

Ils n'étaient pas non plus animistes, car ils ne disposaient pas d'une notion abstraite et générale de l'esprit qui aurait valu pour toutes les réalités matérielles. Pour eux, cela n'avait pas de sens d'imaginer que les montagnes, les plantes ou les rivières pouvaient disposer d'un esprit similaire à celui des animaux et des humains. Pour eux, il ne s'agissait que de pure matière.

Ils n'étaient pas non plus totémiques. Au sens où l'entend Philippe Descola, cela impliquerait qu'ils classaient ensemble des groupes humains et des espèces animales, mais aussi des lieux et des paysages. Un tel classement n'aurait pas eu de sens pour eux puisque la division sur laquelle ils s’appuyaient était entre les réalités matérielles dotées d'un esprit, les animaux et les humains, et d'autre part les réalités matérielles qui n'en étaient pas dotées, telles que les arbres, les rochers et, de façon générale, ce que l'on peut apparenter à un lieu ou à un aspect du paysage. Je ne méconnais pas la théorie d'Alain Testart à ce sujet ([3]) et ses explications selon lesquelles les relations animales sur les fresques ne relèvent pas d'une histoire illustrée d'animaux mais servent de médium pour traiter des relations entre groupes humains, mais cela ne suffit pas pour caractériser leur société de totémique, car le véritable totémisme implique aussi une relation avec toutes les autres manifestations naturelles, tels que les lieux et les paysages, des aspects qui sont totalement absents dans les peintures préhistoriques.

Enfin, ils n'étaient pas non plus analogistes car, comme pour l'animisme, cela suppose que l'on accorde un esprit à bien d'autres réalités matérielles qu'aux animaux et aux humains.

Au passage, on peut aussi conclure qu'il est erroné de considérer les peintures pariétales comme des manifestations d'une religion de type chamanique ([4]) : comment auraient-ils pu imaginer que l'esprit d'un chamane pouvait voyager vers des mondes animaux alors que n'avait pas encore émergé en eux la notion générale et abstraite d'un esprit en tant qu'entité ayant une existence propre, distincte de sa participation à un corps matériel et pouvant donc voyager en dehors d'un tel corps ?

 

 

 

14.1.1.  L'évolution de la 1re filière de la phase de 1re confrontation de l'ontologie matière/esprit, filière dans laquelle M est du type 1/x et e du type 1+1, et dans laquelle la tension entre les deux notions est de faible intensité :

 

Quelle que soit la filière, la première étape que nous allons considérer correspond à l'époque de l'aurignacien, c'est-à-dire de l'ordre de 38 000 à 33 000 ans avant l'ère commune en données calibrées.

 

 


L'homme/lion de la grotte de Hohlenstein-Stadel, Allemagne

 

Source de l'image : https://www.affde.com/fr/cognitive-revolution.html

 

 

Pour l'expression analytique de la première étape de la 1re filière, du fait de sa date très ancienne nous ne disposons que de peu de sculptures. Cet homme/lion (ou lionne) en ivoire de mammouth a été retrouvé dans la grotte de Hohlenstein-Stadel, dans le Bade-Wurtemberg au sud de l'Allemagne. Il daterait d'environ 34 000 ans avant l'ère commune. La posture debout de cette figurine correspond certainement à celle d'un humain, mais des bras et des jambes leur état dégradé ne permet pas de savoir s'il s'agit de membres humains ou de pattes animales, voire d'un compromis entre les deux.

Quoi qu'il en soit, rassemblé dans un corps matériel unique, on a affaire à un être hybride, mi-humain/mi-félin, et donc à une matière corporelle du type 1/x. La dernière étape de cette 1re filière nous a montré que, pour les humains de cette époque, l'esprit qui anime un humain est radicalement différent de l'esprit qui anime un animal, de telle sorte que, dès lors qu'ils n'avaient pas encore une conception globale de la notion d'esprit, ces deux sortes d'esprits, celui d'un humain et celui d'un animal, ne pouvaient pas cohabiter et ne pouvaient que s'ajouter en 1+1.

Matière du type 1/x et esprit du type 1+1, avec cet être hybride on est bien dans la 1re filière. Et comme on l'avait suggéré, la première étape porte en germe le thème qui sera celui de toute la filière, un thème dont la dernière étape a montré qu'il consistait à trancher la différence entre l'esprit qui anime un animal et l'esprit qui anime un humain. À cette première étape la confrontation entre ces deux formes d'esprit est effectivement posée, mais seulement en mettant en scène le bizarre de leur cohabitation dans un même corps : si les termes de la confrontation sont bien déjà posés, il reste précisément à les séparer.

Dès lors que l'on peut considérer séparément qu'il s'agit d'un être hybride et que la nature de l'esprit qui anime chacun de ses deux aspects est différente, on a affaire à une expression analytique.

À la première étape de la 1re filière, l'effet prépondérant est celui du centre/à la périphérie : nous sommes déstabilisés par notre incapacité à savoir à quoi nous avons affaire, un homme ou un lion ?

L'effet de regroupement réussi/raté est lié à la réussite matérielle du rassemblement d'un humain et d'un félin dans un même corps, un rassemblement qui est toutefois raté du fait de l'incompatibilité entre l'esprit d'un humain et l'esprit d'un félin, une incompatibilité qui normalement ne leur permet pas de cohabiter dans un même corps. L'attitude debout sur ses deux jambes fait de cette statuette la représentation d'un humain, mais la nature féline de sa tête la défait : c'est un effet de fait/défait. L'aspect humain et l'aspect félin sont reliés l'un à l'autre parce qu'ils cohabitent dans un même corps, mais ils se détachent l'un de l'autre puisque nous sommes capables de percevoir séparément ces deux aspects : c'est un effet de relié/détaché.

 


 

Oiseau en vol, grotte d'Hohle Fels, Allemagne

Source de l'image : https://portablerockart.blogspot.com/2014/04/birds-in-flight-from-arkansas-ohio-and.html?m=1

 


 

Grotte de Vogelherd, près d'Ulm, Allemagne : un poisson et un mammouth

Sources des images : https://www.researchgate.net/figure/Vogelherd-Aurignacian-aged-depiction-of-a-fish-carved-from-mammoth-ivory-Dimensions_fig9_300804311 et https://www.donsmaps.com/vogelherd.html


 

Pour l'expression synthétique de la première étape de la 1re filière, quelques figurines animales sculptées dans de l'ivoire de mammouth : un oiseau en vol trouvé dans la grotte d'Hohle Fels, dans le Bade-Wurtemberg au sud de l'Allemagne, ainsi qu'un poisson et un mammouth trouvés dans la grotte de Vogelherd, près d'Ulm, également dans l'Allemagne du sud. Toutes ces figurines correspondent à la période de l'aurignacien.

Il s'agit de toutes petites pièces puisque l'oiseau fait 47 mm de long et le mammouth 37 mm, mais malgré leur petite taille ces représentations animales sont très réalistes. Jusqu'à présent, on n'a pas retrouvé de figures humaines de cette époque sculptées ainsi. Ces figurines relèvent de la 1re filière puisqu'on a considéré, à sa dernière étape, que son expression synthétique était dévolue aux « pures sculptures animales », les animaux dotés d'un esprit y étant représentés de façon réaliste par l'esprit d'un humain, seul capable d'imaginer et de réaliser de telles représentations. Il s'agit d'une expression synthétique car il n'est pas possible d'y séparer le fait qu'il s'agit d'animaux et le fait qu'il s'agit de leur représentation réalisée par un esprit humain.

La forme matérielle d'animaux étant reproduite dans un matériau sculpté, on a là deux aspects de la matière qui sont confondus dans une même sculpture : la notion de matière y relève du type 1/x. Et puisque ces sculptures mettent en jeu deux types d'esprit autonomes l'un de l'autre, celui de l'animal représenté et celui du sculpteur ou de la sculptrice, la notion d'esprit y relève du type 1+1.

Comme on l'a déjà dit en envisageant la dernière étape, dans leur principe ces représentations animales ne sont pas fondamentalement différentes des sculptures animales de cette dernière étape. On a toutefois dit qu'il y avait un aspect de mise en scène ou de dramaturgie seulement trouvé à la dernière étape, et que les animaux représentés à la dernière étape ne sont pas aussi minuscules que ceux de la première. Ce surcroît de réalisme en dernière étape correspond à la maturité finalement acquise lors de cette phase, et l'analogie entre sa première et sa dernière étape tient au fait que le thème propre à la filière est en germe dès son commencement.

L'effet prépondérant de regroupement réussi/raté s'exprime dans le regroupement réussi de l'apparence matérielle de l'animal représenté, un regroupement qui est cependant raté à cause de la différence subsistant entre son l'apparence réelle et sa reproduction, celle-ci n'étant pas de même taille ni du même matériau puisque la sculpture n'est pas faite de plumes, d'écailles ou de poils.

Pour la même raison, l'apparence de l'animal est bien faite pour ce qui concerne sa ressemblance, mais complètement défaite pour ce qui concerne sa taille et son matériau apparent : effet de fait/défait. On peut aussi associer ce divorce d'apparences à l'effet de relié/détaché, puisque l'apparence de la sculpture est reliée à l'apparence réelle de l'animal tout en en étant très détachée du fait de leur grande différence de taille et de matériau. Dans le cas de l'oiseau et du poisson, cet effet concerne aussi les détails gravés à la surface de la sculpture : ces détails sont nécessairement reliés au matériau dans lequel ils sont gravés, mais ils se détachent visuellement à sa surface.

 

 

La deuxième étape correspond pour toutes les filières à la période la plus ancienne du gravettien, période qui correspond approximativement à 33 000 à 27 000 ans calibrés avant l'ère commune.

À ma connaissance, aucune sculpture en ronde-bosse ne relève de cette période, sauf quelques baguettes sculptées que l'on envisagera dans la 2e filière. Pour l'essentiel, c'est donc des gravures profondes qui seront considérées pour cette étape. Gravures profondes, cela veut dire que les tracés n'interviennent pas seulement en tant que dessins apposés sur la paroi, mais qu'ils l'entament suffisamment pour donner de l'importance au rapport entre ces tracés et le matériau de la paroi qui se poursuit en continu de part et d'autre des tracés.

 

 


Grotte de Cussac, Gironde, France : vue partielle du Grand Panneau, avec une silhouette de femme associée aux cornes d'un bison

 

Source de l'image : http://www2.culture.gouv.fr/culture/arcnat/cussac/fr/photo4.htm

 

 

Pour l'expression analytique de la deuxième étape de la 1re filière, un détail du Grand Panneau gravé dans la grotte de Cussac, des gravures qui dateraient d'environ 28 000 à 27 000 ans avant l'ère commune.

Ce détail correspond à l'imbrication d'une silhouette probablement féminine vue de face avec les cornes d'un bison également vues de face, alors que le reste de la représentation de cet animal est vu de profil. Ces deux représentations manquent de réalisme : si la femme a bien des bras que l'on peut confondre avec les cornes de l'animal, en revanche elle n'a pas de tête ; quant à l'animal, il est normalement impossible que l'on puisse voir ses cornes de face quand le reste de sa vue est de profil. Sous cet aspect, le dessin anormal de cette femme et de ce bison relève de l'expression synthétique de la 1re filière que nous envisagerons plus loin avec d'autres exemples d'anomalies.

Pour l'instant, nous nous concentrons sur l'imbrication de ces deux figures qui relève d'une expression analytique puisque l'on peut considérer séparément les deux figures imbriquées.

À la première étape de cette filière on a déjà eu affaire à l'imbrication d'un être humain et d'un animal, mais ces deux aspects se tenaient à l'intérieur d'un même corps matériel et ils devaient donc être considérés simultanément. À cette nouvelle étape il faut les considérer tour à tour, soit lire une figure féminine de face munie de deux bras, soit lire un bison de profil et ses deux cornes. Tout comme l'être hybride à la fois homme et félin de la première étape, et tout comme l'opposition entre forme animale et capacités humaines de la dernière, dans cette 1re filière on est toujours dans le thème de la confrontation et de la différence entre les espèces animales et l'espèce humaine. Ce thème était posé dès la première étape mais la deuxième correspond à une sorte de recul, puisque l'animal et l'humain ne peuvent plus se supporter dans une même entité matérielle et doivent maintenant être envisagés séparément. C'est un processus que l'on verra dans les autres filières : le thème de la filière est posé dès la première étape, mais la deuxième correspond à une sorte de remise à plat, comme s'il était encore trop tôt pour forcer davantage le conflit entre les deux notions, comme s'il fallait d'abord reprendre avec un contraste moins violent pour, étape par étape, parvenir à la dernière étape à un contraste plus mature qu'il n'était à la première.

Dans cette gravure, la matière à considérer est fondamentalement celle de la pierre qui porte les gravures et qui, parce qu'elle peut les porter simultanément, permet l'imbrication des deux images. Cette matière est continue, uniforme, et marquée de différentes figures, elle est donc du type 1/x. Comme on l'a déjà envisagé plusieurs fois, à cette époque un animal n'est pas supposé disposer d'un esprit analogue à celui d'un humain, les esprits qui animent les deux entités imbriquées s'ajoutent donc en 1+1.

À la deuxième étape de la 1re filière, l'effet prépondérant est l'entraîné/retenu. Il correspond particulièrement bien à l'imbrication de deux figures ne pouvant être lues simultanément : si on se laisse entraîner à considérer qu'il y a là une femme représentée avec ses deux bras, alors on en est retenu lorsqu'on constate qu'il ne s'agit pas de ses bras mais des cornes du bison, et inversement.

L'effet d'ensemble/autonomie s'appuie aussi sur cet amalgame des deux figures lues de façons autonomes mais qui ensemble forment, précisément, un amalgame. L'effet d'ouvert/fermé joue également de cette disposition : soit on ferme la gravure en lisant que les deux figures sont attachées l'une à l'autre, soit on l'ouvre en les détachant pour les lire séparément. Enfin, on peut dire que le tracé de la gravure se suit en continu sur les deux figures, mais qu'il ne se suit pas en continu si l'on décide de lire séparément la figure de la femme et la figure du bison : c'est un effet de ça se suit/sans se suivre.

 




Grotte de Cussac, détails du Grand Panneau, Gironde, France : silhouette de femme, relevé du contour de la croupe d'un cheval et relevé d'un cheval entier  Sources des images, de gauche à droite : http://www2.culture.gouv.fr/culture/arcnat/cussac/fr/photo7.htm ,  http://www.quatuor.org/art_histoire_b12_0006.htm et Grotte de Cussac – 30 000, éditions confluences (2020)

 

Pour l'expression synthétique de la deuxième étape de la 1re filière, trois nouvelles gravures du Grand Panneau de la grotte de Cussac : un profil qui est cette fois certainement féminin puisque ses seins sont bien distinguables, la croupe d'un cheval, enfin un cheval entier. Dans la réalité les deux contours de chevaux sont fortement emmêlés avec d'autres dessins comme le montre la photographie donnée pour l'expression analytique sur laquelle la croupe du cheval est visible à son extrémité gauche.

Ces silhouettes montrent que la gravure d'une paroi rocheuse permet de transformer l'aspect matériel d'une femme ou d'un animal afin qu'il soit perçu de plusieurs points de vue incompatibles entre eux, et de surcroît avec quelques anomalies. Pour la femme, en effet, ses seins semblent vus depuis le dessus alors que l'ensemble de sa silhouette est vu de profil, tandis que l'un de ses bras s'amincit à l'extrême, très brutalement et de façon très anormale. La même chose vaut pour la croupe du cheval qui est vue de dessus, sa queue bien au milieu, alors que ses pattes arrière sont vues de profil et comme si ces deux pattes étaient ramenées du même côté de son corps. Le reste de cet animal n'est pas représenté ici, mais on peut préciser que sa partie antérieure est aussi vue de profil avec les deux pattes avant décalées côte à côte comme le sont les deux pattes arrière. Enfin, le relevé du cheval entier montre que ses pattes arrière sont totalement déconnectées de son ventre.

Dans ce type de représentation, l'aspect matériel de la femme et des chevaux garde chaque fois son unité tout en étant divisé en morceaux représentés de façons autonomes, ce qui correspond à une matérialité du type 1/x. Deux aspects de l'esprit y sont en jeu : d'une part, il s'agit de la représentation d'êtres dotés d'un esprit, d'autre part, il s'agit de métamorphoses survenues à ces représentations qui sont possibles parce qu'elles ont été réalisées par un humain doté d'un esprit apte à jongler de cette façon-là avec l'apparence des êtres. Ces deux aspects de l'esprit n'ont rien à voir l'un avec l'autre, ils s'ajoutent donc en 1+1.

Encore une fois, on voit que se confrontent la représentation matérielle d'un être doté d'un esprit et les capacités propres à l'esprit humain, nous sommes toujours dans le thème de la 1re filière, mais nous sommes ici avec une expression synthétique puisqu'on on ne peut pas y séparer la reconnaissance qu'il s'agit d'êtres dotés d'un esprit et l'observation des déformations très anormales faites par l'artiste à leur apparence matérielle.

L'effet prépondérant d'entraîné/retenu est lié à ces déformations : lorsque la vue de ces silhouettes nous entraîne à y reconnaître une femme ou un cheval, l'anomalie de leur représentation nous retient d'y voir un équivalent crédible de leur aspect.

Dans chaque cas, les vues du dessus et les vues de profil correspondent à des points de vue autonomes qui se combinent pour faire ensemble une même silhouette : c'est un effet d'ensemble/autonomie. Ce qui implique aussi à un effet d'ouvert/fermé : les profils sont fermés lorsqu'on considère la continuité de toutes leurs parties pour faire une silhouette d'ensemble, mais ils sont ouverts lorsqu'on les décompose entre tronçons autonomes, ce qui est spécialement évident dans le cas du cheval de droite puisque l'incompatibilité de ses tronçons oblige à laisser son contour ouvert, et dans le cas de la femme la figure n'est pas close dans sa partie basse tandis qu'elle est fermée du côté de la tête. Les contours des silhouettes se suivent en continu puisqu'elles sont relatives à une même femme ou à un même cheval, mais ils ne se suivent pas si l'on considère séparément les parties qui sont vues de dessus et celles qui sont vues de profil : c'est un effet de ça se suit/sans se suivre, un effet qui correspond aussi au fait que ces silhouettes suivent l'apparence réelle du personnage ou de l'animal représenté mais qu'elles ne la suivent pas du fait de leurs anomalies, telles que le placement de toutes les jambes d'un cheval côte à côte sur un même côté de son corps ou telles que l'apparence très bizarre du bras de la femme.

 

 

La troisième étape correspond approximativement à la période la plus récente du gravettien, soit environ de 27 000 ans à 21 000 ans avant l'ère commune en dates calibrées.

 







De gauche à droite : Vénus de Lespugue (reconstituée), de Dolni Vestonice, de Grimaldi dite « Le Losange », de Savignano, de Grimaldi dite « de Menton », et « Polichinelle », également trouvée à Grimaldi

Sources des images : Catalogue des reproductions des Musées de France, https://www.wikiwand.com/fr/V%C3%A9nus_de_Doln%C3%AD_V%C4%9Bstonice,   https://www.donsmaps.com/losange.html, https://www.donsmaps.com/savignanovenus.html,  https://www.donsmaps.com/menton.html,  https://www.donsmaps.com/polichinelle.html

 

Pour l'expression analytique de la troisième étape de la 1re filière, les sculptures usuellement qualifiées de « Vénus gravettiennes ». À l'extrémité gauche, probablement la plus aboutie, celle de Lespugue (Haute-Garonne, France) réalisée en ivoire de mammouth, puis celle de Dolni Vestonice (Moravie) réalisée en terre cuite, puis la Vénus dite « Le Losange » réalisée en stéatite verte trouvée à Grimaldi (près de la frontière italo-française), la Vénus de Savignano (Italie) en serpentine, et enfin deux autres Vénus trouvées sur le site de Grimaldi, l'une en stéatite rouge qui est dite « de Menton », l'autre en stéatite verte qui est dite « Polichinelle ».

Hormis la dernière, toutes ces figurines ont pour particularité de forcer l'assimilation de la forme d'une femme à celle d'un losange, ou du moins de l'en approcher, et dans tous les cas de symétriser le haut et le bas du corps ou certaines parties du corps. Dans le cas de la Vénus Polichinelle, c'est davantage dans la vue de profil que l'effet de géométrisation du corps est sensible, l'arrondi très saillant du ventre étant perçu dans le prolongement de l'arrondi très saillant des fesses.

Comme la déformation de l'aspect normal des corps ne va jamais jusqu'aux anomalies criantes de l'expression synthétique de l'étape précédente, on peut garder séparément à l'esprit qu'il s'agit de formes féminines et qu'il s'agit de formes schématisées, ce qui fait que l'on est dans le cas d'une expression analytique.

La géométrisation du corps de ces Vénus implique que la notion d'esprit y apparaît de deux façons qui n'ont pas de relation entre elles : il s'agit de l'évocation de l'apparence d'êtres dotés d'un esprit, et cette apparence est très visiblement géométrisée par l'esprit de l'artiste. Ces deux notions indépendantes relatives à l'esprit s'ajoutent en 1+1, ce qui nous ramène au thème de la 1re filière qui est de confronter l'apparence matérielle d'un être doté d'un esprit avec des manifestations de l'esprit spécifiquement humaines. Soit que l'on dise ici que ces deux aspects de l'esprit sont contenus dans une même apparence matérielle, soit que l'on dise qu'ils sont contenus dans un même matériau sculpté, dans les deux cas la matérialité est du type 1/x.

À la troisième étape de la 1re filière, l'effet prépondérant est l'effet d'ensemble/autonomie. Dans chacune des Vénus en forme de losange, cette disposition en losange est l'effet d'ensemble dans lequel s'organisent les différentes parties autonomes de la Vénus, que ce soit les arrondis des fesses, des cuisses, des seins, du ventre ou de la tête, ou que ce soit les fuseaux des jambes ou des bras, etc. Dans le cas de la Vénus Polichinelle, les formes autonomes des fesses, du ventre, des seins et de la tête font ensemble des effets de volume en forte saillie.

Pour les autres effets plastiques on se concentrera sur la Vénus de Lespugue. L'effet d'homogène/hétérogène s'y manifeste par le recours homogène à des formes arrondies qui sont hétérogènes entre elles : concaves ou convexes, plus ou moins grandes ou petites, plus ou moins resserrées ou relâchées. L'effet de rassemblé/séparé s'exprime par le rassemblement, dans une même forme en losange, de formes courbes visuellement bien séparées les unes des autres. L'effet de synchronisé/incommensurable se voit dans la synchronisation parfaite de la forme d'une femme à celle d'un losange alors qu'il s'agit de réalités qui sont incommensurables entre elles. Enfin, l'effet de continu/coupé se réfère à la continuité des formes courbes en tronçons bien coupés visuellement les uns des autres. Dans le cas du haut des seins qui se continuent en une transition douce avec le haut du corps, les mains les barrent et les coupent donc horizontalement. ([5])

 




 


 

De gauche à droite : la Dame de Brassempouy, tête de femme (Vénus XV), tête d'homme, tête de lion et tête de rhinocéros de Dolni Vestonice, jambe humaine de Pavlov I

Sources des images : https://musee-archeologienationale.fr/phototheque/oeuvres/tete-feminine-dite-la-dame-de-brassempouy-ou-la-dame-a-la-capuche_ivoire-de-mammouth_sculpture-technique,  https://donsmaps.com/dolnivenus.html,  https://donsmaps.com/dolnivpottery.html,  https://blogs.univ-tlse2.fr/palethnologie/wp-content/files/2013/fr-FR/version-longue/articles/SIG22_Bougard.pdf


 

Pour l'expression synthétique de la troisième étape de la 1re filière, des réalisations de l'époque gravettienne plus réalistes que les Vénus que l'on vient d'envisager, mais correspondant toujours à des parties très fragmentaires d'humains ou d'animaux : la Dame de Brassempouy (Landes, France) réalisée en ivoire, aussi appelée « la Dame à la capuche », une tête de femme et une tête d'homme en ivoire de mammouth trouvées à Dolni Vestonice (Moravie), une tête de rhinocéros et une tête de lion en terre cuite également de Dolni Vestonice, enfin, une jambe humaine, probablement bottée, provenant du site de Pavlov I proche de celui de Dolni Vestonice. Au passage, on notera l'étonnant réalisme du visage de l'homme dont on peut s'étonner qu'il ne soit pas plus connu que celui de la Dame de Brassempouy auquel il manque bien des détails pour être aussi réaliste.

Depuis la Renaissance nous sommes habitués aux personnages seulement représentés sous forme de portraits, un morceau de son corps nous suffisant pour évoquer la totalité d'une personnalité. Il n'en allait probablement pas ainsi à l'époque préhistorique où la liaison entre la forme matérielle d'un être et l'esprit qui l'habite était encore objet d'interrogations, ce qui implique qu'un corps tronçonné devait alors être un motif de surprise. De telles représentations tronquées permettaient donc de considérer l'apparence matérielle d'un être doté d'un esprit en relation avec la volonté de l'esprit de l'artiste de transformer délibérément cette apparence, ce qui correspond toujours à la problématique propre à la 1re filière. L'impossibilité de constater qu'il s'agit de la représentation d'un être doté d'un esprit sans être obligé de constater simultanément que c'est un être réduit à une de ses parties implique qu'il s'agit d'une expression synthétique.

Pour les mêmes raisons qu'il en allait pour les Vénus d'expression analytique, la notion d'esprit relève ici du type 1+1 et celle de matière du type 1/x.

L'effet d'ensemble/autonomie qui est alors prépondérant se réfère à la coupure subie par ces morceaux de corps : puisqu'ils sont différents du corps complet qu'ils évoquent ils en sont autonomes dans leur apparence, mais, parce qu'ils évoquent l'existence de ce corps complet, ensemble ils correspondent finalement la même forme.

Chaque morceau de corps a une apparence qui est homogène à l'apparence de l'être complet évoqué, mais il y est également hétérogène puisqu'il n'est pas complet : effet d'homogène/hétérogène. Par imagination, le reste du corps est rassemblé avec la partie qui en est montrée, sinon on ne comprendrait pas de quoi il s'agit, mais cette partie tronquée est physiquement séparée du reste de ce corps : effet de rassemblé/séparé. L'apparence du morceau de corps que montre la sculpture est synchronisée avec l'apparence réelle d'un être réel, mais, spécialement à cette époque ainsi qu'on l'a expliqué plus haut, l'apparence d'un morceau de corps et celle d'un corps entier sont des réalités qui sont incommensurables : effet de synchronisé/incommensurable. Par imagination, on pense à ce qui  continue ces têtes ou ce pied dans la réalité, ce qui n'empêche pas de constater que ces morceaux de corps sont coupés du corps entier auquel ils appartiennent : effet de continu/coupé.

 






De gauche à droite : Vénus de Willendorf, deux Vénus de Kostenki, Vénus de Khotylevo 2, et une figure probablement mâle de Khotylevo 2

Sources des images : https://elpais.com/cultura/2018/02/28/actualidad/1519823564_200839.html,  https://www.donsmaps.com/kostenkivenus.html,  http://elebrun.canalblog.com/archives/2017/04/18/35184045.html,  et  https://www.donsmaps.com/venuskhotylyovo.html

 

Nous passons à l'expression analytique de la quatrième étape de la 1re filière. De façon générale, les étapes que nous considérons se succèdent dans l'ordre habituellement reconnu par les préhistoriens, mais il va falloir faire une exception pour la quatrième. Les figurines que l'on va analyser sont en effet généralement classées comme des Vénus gravettiennes, au même titre que celles de la troisième étape, mais nous les considérons ici comme d'une étape ultérieure.

Si les Vénus de Kostenki et de Khotylevo 2 ont probablement été réalisées à des dates ultérieures à la plupart des Vénus gravettiennes (entre 26 000 et 22 000 AEC pour la Vénus de Kostenki), il n'en va probablement pas de même pour la Vénus de Willendorf qui daterait de 27 000 à 26 000 ans avant l'ère commune, c'est-à-dire qu'elle est contemporaine, ou peut-être même antérieure, à la Vénus de Lespugue qui daterait de 26 000 ans environ avant l'ère commune. Kostenki et Khotylevo 2 sont des sites russes situés très à l'est des sites dans lesquels ont été retrouvées les Vénus de l'étape précédente, et il est donc tout à fait envisageable que des cultures situées à grande distance l'une de l'autre évoluent à des rythmes différents. Il n'en va pas de même pour le site de Willendorf qui se situe en Allemagne à proximité du site de Dolni Vestonice d'où provient la Vénus en terre cuite envisagée pour l'étape précédente. Il semble pourtant logique de regrouper la Vénus de Willendorf avec les Vénus de Kostenki tellement elles sont semblables, notamment par l'espèce de calotte qui leur recouvre les yeux et la bouche et qui n'a pas son équivalent dans les autres Vénus dites gravettiennes. Peut-être la Vénus de Willendorf n'a t-elle pas été sculptée dans ce site mais importée depuis un site plus à l'est entré plus rapidement dans l'ontologie correspondant à la quatrième étape, ou peut-être deux cultures diversement évoluées quant à leur ontologie matière/esprit se sont-elles côtoyées quelque temps sur le territoire de l'actuelle Allemagne ?

Quoi qu'il en soit, si les analyses faites ici sont correctes, il faut considérer que les Vénus que nous allons maintenant examiner ne peuvent pas être regroupées avec celles de l'étape précédente. Elles s'en distinguent spécialement par la calotte qui enferme leur tête, mais aussi par leurs pieds qui, au lieu de se resserrer en pointe, s'écartent, s'ouvrent vers l'extérieur ou bien laissent un trou ouvert entre eux. Cet enfermement anormal de la tête et cette ouverture des pieds correspondent à l'effet d'ouvert/fermé qui est prépondérant à la quatrième étape. Dans le cas de la Vénus de Khotylevo 2, on ne peut pas vraiment dire si sa tête est enveloppée dans une espèce de poche ou si elle a seulement une forme très anormale, mais on a, comme avec les autres, une anomalie remarquable pour ce qui concerne sa tête tandis que ses pieds s'écartent de façon très semblable à ceux de la Vénus de Willendorf. Quant à la figure probablement mâle de Khotylevo 2 qui est donnée en dernier, elle n'a pas ses pieds écartés mais un étrange haut couvre-chef qui semble bien lui couvrir anormalement les yeux comme il en va pour les calottes des Vénus.

Toutes ces figurines ont en commun de posséder la majeure partie du corps traitée de façon plus ou moins réaliste, même si c'est parfois avec des exagérations quant à la corpulence ou quant à la longueur de certains membres. Toutes aussi possèdent une tête traitée de façon tout à fait anormale, soit parce qu'elle est presque complètement recouverte d'une calotte qui l'aveugle et masque les détails de son visage, tel que le volume qui devrait normalement correspondre au nez, soit, dans le cas de la Vénus de Khotylevo 2, parce qu'elle est tout simplement très étrange et n'évoque pas du tout la forme réelle d'un visage de femme. À l'étape précédente c'est l'ensemble de la forme de la Vénus qui mélangeait l'aspect réel d'une femme et sa déformation géométrique par l'esprit de l'artiste, à cette nouvelle étape l'apparence matérielle normale d'un être doté d'un esprit et sa transformation anormale par l'esprit de l'artiste sont désormais séparées et réparties sur des endroits différents de la sculpture. Cela correspond à l'acquis de cette étape, et l'on retrouvera cet acquis à l'étape suivante puisque, comme on s'en souvient, la représentation animale et la forme utile à l'outil fabriqué par l'esprit humain seront également bien séparées.

Cette séparation entre deux aspects de la notion d'esprit, celui qui habite l'apparence matérielle d'une femme et celui de l'artiste qui peut délibérément lui infliger une apparence très anormale, correspond toujours au thème propre à la 1re filière. Il correspond aussi toujours à son principe puisque ces deux aspects de l'esprit sont étrangers l'un à l'autre et ne s'ajoutent qu'en 1+1, et cela à l'occasion d'une réalité matérielle qui est du type 1/x, qu'il s'agisse de celle de la femme évoquée ou qu'il s'agisse du matériau de la sculpture.

Comme les parties relativement naturalistes de la statue et ses parties très anormales sont bien séparées, on peut les considérer distinctement, ce qui en fait une expression analytique.

On a déjà évoqué l'effet prépondérant d'ouvert/fermé. Pour les autres, on se concentrera sur l'analyse de la Vénus de Willendorf ([6]). Sa forme est un entassement de formes arrondies visuellement autonomes qui sont toutes liées entre elles : c'est un effet de lié/indépendant. Ces diverses formes arrondies sont toutes les mêmes, puisque toutes arrondies, mais elles sont aussi différentes puisque plus ou moins grandes, plus ou moins allongées, plus ou moins aplaties, etc. : c'est un effet de même/différent. L'effet d'intérieur/extérieur s'appuie sur la même disposition que l'effet d'ouvert/fermé : l'essentiel du corps est en situation extérieure tandis que la tête est à l'intérieur d'une espèce de calotte. Quant à l'effet d'un/multiple, il concerne principalement la forme globale de la statue qui apparaît comme une grande boursouflure ovale compacte, gonflée en largeur et aplatie en hauteur, du moins si l'on pense à l'allure d'une femme réelle, et cette forme globale se décompose en de multiples renflements qui sont eux mêmes des boursouflures ovales compactes exagérément gonflées en largeur et exagérément rétrécies en hauteur.

 

Si l'on fait maintenant un récapitulatif de l'expression analytique des cinq étapes de la 1re filière de la phase de 1re confrontation entre les notions de matière et d'esprit, on constate qu'il y a toujours été question d'un contraste entre l'apparence matérielle d'êtres dotés d'un esprit et les capacités spécifiques de l'esprit des humains.

Cette opposition a été présente dès la première étape, mais de façon encore très vague, dans la figurine de l'homme/lion. Cette sculpture disait que les animaux et les humains ont quelque chose de commun qui permet de les grouper, mais aussi quelque chose de différent puisqu'on peut les distinguer.

À la deuxième étape, à l'occasion d'une gravure de femme/bison dans la grotte de Cussac, nous avons vu une accentuation de la différence entre les animaux et les humains puisqu'ils n'étaient plus capables de tenir ensemble dans un même contour, désormais il fallait les considérer tour à tour malgré une partie commune qui permettait toutefois de les mettre en relation.

 

 


Un exemple de la dernière étape :

le propulseur du faon aux oiseaux, grotte du Mas-d’Azil, Ariège, France

 

https://www.panoramadelart.com/propulseur-mas-d-azil

 

 

À la troisième étape, avec les Vénus gravettiennes, la représentation animale a été complètement expulsée et la démarche s'est concentrée sur la différence entre le fait que les humains sont des êtres dotés d'un esprit qui anime leur apparence matérielle et le fait qu'ils peuvent réaliser avec cet esprit des choses singulières et très spécifiques, telles que transformer une forme humaine en forme géométrique.

À l'étape suivante, avec la Vénus de Willendorf et ses semblables trouvées en Russie, on reste avec la même différence entre les deux aspects de l'esprit, mais la netteté de cette différence s'accroît puisqu'ils se séparent désormais sur des parties différentes de la sculpture. Plutôt qu'une capacité de géométrisation pour caractériser les possibilités propres de l'esprit humain, c'est sa capacité à faire des choses « anormales » qui est utilisée dans les sculptures de cette époque, telles que transformer une tête humaine en boule fermée, aveugle, sans nez et sans bouche, ou bien de la transformer en une sorte de casque de cosmonaute avant l'heure.

À la cinquième et dernière étape enfin, dans les outils et les armes complétées par des représentations animales, la différence est complètement consommée par la séparation très nette entre les animaux qui ont seulement l'apparence matérielle d'être dotés d'un esprit et les seuls humains dont l'esprit est capable de concevoir et d'exécuter des outils et des armes. Bien entendu, il faut penser cela pour l'époque paléolithique, pas sur la base des recherches récentes qui ont montré que certains animaux, tout comme les humains, étaient capables d'inventer et de réaliser des outils.

 

 

Pour l'expression synthétique de la quatrième étape de la 1re filière, une autre figurine provenant de Kostienki en Russie, et trois figurines provenant de Malta, en Sibérie, beaucoup plus à l'est que tous les sites envisagés précédemment. La figurine de Kostienki est apparemment enceinte et sa corpulence générale rappelle celle des Vénus déjà analysées, tandis que celles de Malta sont beaucoup plus sveltes.

 





De gauche à droite : figurine de femme enceinte provenant de Kostienki (Russie) et trois figurines de femmes provenant de Malta (Sibérie)

 

Sources des images : https://www.donsmaps.com/kostenkivenus.html, https://www.pinterest.co.uk/pin/479563060300571060/, https://www.donsmaps.com/malta.html

 

 

Aucune de ces figurines ne présente une anomalie au visage comparable à celle qui, par exemple, cache le visage de la Vénus de Willendorf, et si l'on tient compte de leur ancienneté qui a dégradé beaucoup de leurs détails de surface, on peut dire qu'il s'agit de figurines très réalistes. Ainsi, des études au microscope ont montré que les figurines de Malta comportaient initialement quantité de détails très fins qui décrivaient les caractéristiques de leurs vêtements. En somme, l'expression synthétique de la quatrième étape est déjà parvenue au même point que l'expression synthétique de l'étape suivante, c'est-à-dire à la réalisation de sculptures représentant l'aspect matériel d'êtres dotés d'un esprit et que seul un esprit humain est capable de concevoir et de réaliser, à la seule différence que ce ne sont pas encore des animaux qui sont ainsi représentés, mais des femmes.

Il s'agit d'une expression synthétique, car on ne peut pas considérer l'habileté de l'esprit humain à réaliser de telles sculptures sans considérer qu'elles représentent l'apparence matérielle de femmes dotées d'un esprit.

Dans le cas de la figurine de Kostienki, on peut lire l'effet prépondérant d'ouvert/fermé dans le contraste entre les formes arrondies de l'ensemble du personnage (effet de fermeture) et l'écartement du bas de ses jambes (effet d'ouverture), lesquelles sont en outre en forme de fuseaux qui pointent vers le lointain (effet d'ouverture de la forme vers le lointain) en contraste avec les bras qui butent contre son ventre (autre effet de fermeture). Cet effet est moins évident à déceler dans les autres figurines. Peut-être, lorsque les détails de leurs surfaces n'étaient pas dégradés, cela correspondait-il à l'anomalie de la visibilité simultanée des détails de leurs vêtements et des détails de leur corps (volume des seins et du pubis) qui ne sont pas normalement visibles avec une telle importance à travers des vêtements. En ce sens, les habits auraient donc enfermé leur corps tout en le laissant ouvert à la vue, et si tel était bien le cas, l'effet d'intérieur/extérieur s'appuyait sur le même procédé.

L'effet de lié/indépendant correspond au lien visuel qu'entretiennent ces statuettes avec l'apparence de femmes réelles tout en en étant très indépendantes du fait de leur très grande différence de taille et de matériau apparent. Quant à lui, l'effet d'un/multiple joue simplement sur le contraste entre la compacité d'ensemble de la forme et les multiples détails qui la définissent.

 

Si l'on fait un récapitulatif de l'expression synthétique des cinq étapes de la 1re filière de la phase de 1re confrontation entre les notions de matière et d'esprit, on constate que, tout comme avec les expressions analytiques, il a toujours été question de la relation entre l'apparence matérielle d'êtres dotés d'un esprit et les capacités spécifiques de l'esprit des humains, mais plus spécifiquement ici sa capacité à sculpter ou à graver des formes.

À la première étape, les sculptures trouvées dans les grottes de Hohle Fels et de Vogelherd montrent que tout ou presque était déjà dit sur la capacité de l'esprit humain à sculpter des figurines représentant de façon réaliste l'apparence matérielle des animaux, mais il s'agissait alors de figurines véritablement minuscules.

À la deuxième étape, les représentations animales ou humaines gravées dans la grotte de Cussac montrent que l'esprit humain est également capable d'apporter volontairement des modifications très surprenantes à l'apparence des animaux et des humains.

À la troisième étape, l'esprit humain a montré sa capacité à évoquer l'apparence matérielle d'un humain ou d'un animal au moyen d'une partie seulement de cette apparence. Ce qui peut aussi s'énoncer en disant qu'il a montré sa capacité à transformer l'apparence matérielle d'un animal ou d'un humain au point de lui trancher artificiellement la tête ou le pied et de ne conserver que cette partie-là de son apparence.

À la quatrième étape, l'esprit humain avait suffisamment acquis de confiance en lui pour qu'il se dispense de faire preuve d'extravagance et se contente de montrer qu'il pouvait représenter un être humain de façon réaliste.

À la dernière étape, il reporte cette capacité sur la représentation sculptée réaliste d'animaux, revenant ainsi à ce qui était déjà établi dès la première étape, mais cette fois avec des sculptures de plus grande taille et des mises en scène plus élaborées ou plus inventives.

 


 

Un exemple de la dernière étape de la 1re filière : la sculpture dite « Les Rennes Nageant », Montastruc, Tarn et Garonne, France

Source de l'image: https://www.donsmaps.com/venuscourbet.html

 

> Suite du Chapitre 14


[1]De façon générale, les dates utilisées, qu'il faut considérer comme approximatives, sont celles qui sont données dans l'ouvrage « L'art de la Préhistoire » des Éditions Citadelles & Mazenot de 2017 dirigé par Carole Fritz

[2]Selon le classement des diverses étapes de l'histoire de l'art que l'on a établi, la phase de 1re confrontation du cycle matière/esprit correspond aux étapes B0-11 à B0-20. On peut les retrouver dans la liste des étapes de la filière occidentale à l'adresse : http://www.quatuor.org/art_histoire_b00_0000.htm

[3]Art et religion de Chauvet à Lascaux  - Gallimard, 2016, édition posthume

[4]Une telle conception est notamment défendue dans le livre « Les Chamanes de la Préhistoire » de Jean Clottes et David Lewis-Williams – Seuil, 1996

[5]À l'adresse http://www.quatuor.org/Init40cadrant.htm, on trouvera une analyse plus complète de ses effets plastiques

[6]À l'adresse http://www.quatuor.org/art_histoire_b14_0001.htm, on trouvera une analyse plus complète de ses effets