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11.2.4.  La 4e et avant-dernière étape de la maturité :

 

Dans cette quatrième étape, après le fait/défait, associée tour à tour à l'esprit puis à la matière, et pour faire valoir son incompatibilité avec chacune de ces notions, l'intention va désormais s'emparer de l'effet plastique le plus énergétique, le relié/détaché. Puisque dans les arts plastiques on a affaire à une mise en scène quelque peu à l'écart du réel, il est possible d'y prendre de la distance par rapport à ce qui y est figuré ou réalisé, c'est-à-dire de s'en détacher comme on l'a vu dans les expressions plastiques caractéristiques de cette étape. Dans l'architecture en revanche, on est complètement immergé dans la matière réelle et, comme il n'y a donc pas de possibilité de se détacher de la réalité d'une œuvre architecturale construite, c'est seulement par les effets de relié/détaché de l'architecture elle-même que l'effet de détachement peut s'y manifester.

À cette étape les deux effets plastiques récurrents seront désormais l'un/multiple pour rendre compte de l'état de la relation matière/esprit, et l'effet d'ensemble/autonomie pour résumer l'énergie de la relation encore embryonnaire produit-fabriqué/intention. Pour les sous-options combinées avec l'effet principal de relié/détaché, nous aurons à envisager successivement l'un/multiple, le regroupement réussi/raté et le fait /défait. Lorsque l'un/multiple apparaitra deux fois, il devra s'exprimer au moins de deux façons différentes.

En introduction au chapitre 11.1.4 consacré aux arts plastiques de la même étape, il a été expliqué pourquoi la notion d'intention y saturait, selon l'option, la notion de matière ou la notion d'esprit. Il est renvoyé à cette introduction car on verra que ce principe fonctionne aussi pour l'architecture.

 

Option e : confrontation en relié/détaché des intentions voulues par l'architecte pour captiver l'esprit et la disposition matérielle de son architecture, cela afin de révéler l'autonomie des intentions liées à l'esprit par rapport à la notion de matière :

 



 

Neutelings Riedijk Architects : les Sphinx sur le bord du lac Goou à Huize en Hollande (2003)

Sources des images : http://www.skyscrapercity.com/showthread.php?t=539382&page=4 et https://www.futuristarchitecture.com/82145-lakeshore-housing-the-sphinxes-apartment-buildings-with-a-sphinx-like-profile.html

 

 

Nous commençons par une expression analytique de l'association du relié/détaché et de l'un/multiple dans le cadre de l'option e. Les deux architectes néerlandais Willem Jan Neutelings (né en 1959) et Michiel Riedijk (né en 1964) exercent dans le cadre de la société « Neutelings Riedijk Architects ». En 2003, ils ont livré un ensemble de bâtiments de logements identiques, qu'ils ont dénommé « Les Sphinx », sur le bord du lac Gooi à Huize, en Hollande.

Chacun de ces blocs, bien que matériellement compact, se décompose en un socle et une « tête » qui forme une partie clairement distincte du fait de sa teinte plus sombre, de ses grandes surfaces vitrées et de son avancée en porte-à-faux enfoncée comme un coin dans ce socle. Chaque bloc de logement correspond donc à une unité matérielle compacte faite de deux parties que notre esprit repère bien distinctement l'une de l'autre, c'est là l'effet d'un/multiple qui rend compte de la relation matière/esprit.

Bien que très autonomes d'aspect, les deux parties de chaque bloc s'assemblent dans une forme qui ressemble à celle d'un sphinx, c'est là leur effet d'ensemble. Si l'on considère maintenant la file régulière des cinq blocs qui répètent tous la même forme, on peut aussi en dire qu'ils font tous « le même effet de sphinx », lequel est donc l'effet que produisent ensemble des bâtiments bien séparés et donc bien autonomes les uns des autres. Deux effets d'ensemble/autonomie, par conséquent.

Chacun des blocs est détaché de la rive du lac, et il s'enfonce loin dans l'étendue lacustre tout en restant relié à la rive par une passerelle. Ces cinq blocs sont bien séparés les uns des autres, et donc bien détachés les uns des autres, mais un très strict alignement les relie. Ce sont là deux effets de relié/détaché et, puisque ces blocs reliés/détachés répètent à de multiples exemplaires une seule et même forme, c'est l'effet d'un/multiple qui est associé à celui de relié/détaché. Un parfait alignement visuel relie à intervalles parfaitement réguliers les différents blocs détachés les uns des autres, et chaque fois répétés de façon absolument identique, ce qui signe l'organisation de la matière de cette architecture par un esprit humain. C'était évidemment l'intention des architectes que de faire en sorte que toute la matière de leur architecture soit soumise à cette répétition identique caractéristique d'un esprit humain et qui captive notre esprit, cela afin d'affirmer la capacité autonome de l'esprit humain de saturer l'apparence matérielle de ce groupe de bâtiments.

Il s'agit d'une expression analytique, car on peut considérer séparément que les différents blocs sont séparés les uns des autres et qu'ils sont identiques dans leurs détails, de même que l'on peut considérer séparément qu'ils sont séparés mais alignés dans une même file, ou même qu'ils sont éloignés de la rive mais reliés à elle par une passerelle.

 

 

 


Aires Mateus : Maison de retraite

à Alcacer do Sal, au Portugal (2010)

 

 

 

 

 

 


Source des images : https://www.archdaily.com.br/br/01-98258/

residencias-em-alcacer-do-sal-slash-aires-mateus/

 

 

Maintenant une expression synthétique de l'association du relié/détaché et de l'un/multiple dans le cadre de l'option e. Aires Mateus est une agence d'architecture fondée par deux frères portugais, Manuel Rocha Mateus (né en 1963) et Francisco Xavier Mateus (né en 1964). En 2010, ils ont livré une maison de retraite à Alcacer do Sal, au Portugal, formée par une alternance très stricte et très nette de formes cubiques pleines et de creux parallélépipédiques laissés entre ces pleins.

Les façades de ce bâtiment se présentent comme un front matériel continu unifié, et notre esprit repère bien qu'il est divisé en multiples plots cubiques, selon une géométrie de découpe régulière. C'est là l'effet d'un/multiple qui rend compte de la relation matière/esprit.

Chacun de ces plots cubiques est bien séparé visuellement des autres, bien autonome des autres dans son affirmation, et tous ensemble ils font un damier alternant les pleins et les vides. Ce damier est l'effet d'ensemble que produisent ces plots autonomes.

Une telle régularité et un tel systématisme dans l'alternance ne peuvent résulter que de l'intention des architectes de complètement saturer l'apparence matérielle du bâtiment par une géométrisation absolue qui ne peut résulter que d'un esprit humain. Bien que distincts et séparés visuellement les uns des autres, les plots aveugles se relient au minimum par leurs angles, quelquefois par une partie de leurs arêtes, très souvent par leur sous-face oblique qui vient se raccorder avec le retour latéral des plots du dessous, ce qui les fait donc à la fois détachés les uns des autres et reliés les uns aux autres. L'effet de saturation visuelle étant obtenu par la multitude des répétitions d'un même principe de plot cubique raccordé à ses angles aux plots de son voisinage, c'est l'un/multiple qui est ici associé au relié/détaché pour faire valoir la capacité autonome de l'esprit humain d'imposer sa géométrie à la matière d'une architecture.

Il s'agit d'une expression synthétique, car on ne peut pas saisir l'effet de damier qui unifie les façades sans saisir qu'elles sont constituées de multiples plots détachés qui se relient ainsi en damier.

 

 

 


Aires Mateus : Siège social EDP à Lisbonne (2015)

Source de l'image : https://www.hugohebrard.com/edp-building-aires-mateus-architects

 

 

Pour un exemple analytique de l'association du relié/détaché et du regroupement réussi/raté dans le cadre de l'option e, à nouveau les architectes d'Aires Mateus avec le bâtiment du siège social de la société EDP à Lisbonne, livré en 2015. L'aspect des façades est complètement conditionné par la présence de brise-soleil verticaux, orientés en biais par rapport au plan de la façade et dont la profondeur varie de façon importante. Les lames ayant même profondeur sont regroupées par grands panneaux qui se repèrent à la présence plus ou moins visible des vitrages à leur endroit, et grâce aux ombres plus ou moins profondes générées par la réflexion du soleil.

L'uniformité du traitement matériel de la surface par ce système de lames verticales lui donne son unité, mais notre esprit repère les différences de profondeur des lames qui la divisent en multiples rectangles : c'est un effet d'un/multiple qui rend compte de la relation matière/esprit, un effet que l'on retrouve aussi dans la division de la surface matérielle en multiples lames verticales qui rayent uniformément la surface et que notre esprit peut suivre des yeux, soit individuellement, soit en groupe.

L'effet d'ensemble/autonomie correspond aux mêmes principes : d'une part, les rectangles qui regroupent les lames de même profondeur sont repérables de façon autonome, et tous ensemble  ils font un même effet de rayure, d'autre part chaque lame se repère en tant que forme autonome, détachée des autres, et toutes ensemble elles font un effet de rayure.

Cet effet de rayure est produit par la stricte rectitude et la stricte régularité des lames brise-soleil, des caractéristiques signalant l'intervention ici d'un esprit humain, et cet effet de rayure sature l'expression de la façade et ne laisse à notre esprit rien d'autre à examiner. C'était évidemment l'intention des architectes que de saturer l'apparence matérielle des façades du bâtiment par un système de rayures régulières caractéristique d'une intervention de l'esprit humain, de façon à affirmer sa capacité autonome à imposer la marque de l'esprit à la matière. Les lames relient toute la surface par des rayures détachées les unes des autres, et par ailleurs les panneaux de diverses profondeurs qui se dessinent sur la surface se détachent visuellement les uns des autres, soit horizontalement, soit verticalement, reliés les uns aux autres par la continuité des lames, même à l'endroit de leur changement de profondeur. Ce sont là autant d'effets de relié/détaché et, comme toute la surface est regroupée dans cet effet de rayure mais que ce regroupement est raté pour ce qui concerne la profondeur des lames, c'est l'effet de regroupement réussi/raté qui est ici associé au relié/détaché pour saturer l'apparence de la matière par un effet de rayure.

Il s'agit d'une expression analytique, car on peut considérer séparément qu'un effet de reliure regroupe toute la surface des façades, et que la profondeur différente des lames dessine des rectangles qui se remarquent séparément dans cette surface.

 

 


à gauche : Frédéric Borel : logements rue de Pelleport à Paris (1996-2000)

Source de l'image : http://www.fredericborel
.fr/fr/logements/projet/pelleport

 

 

 

 

 

à droite : ECDM Architectes : logements dans la ZAC du Coteau à Arcueil (France – 2014)

Source de l'image : http://ecdm.eu/?p=3895


 

Pour l'expression synthétique de l'association du relié/détaché et du regroupement réussi/raté dans le cadre de l'option e, deux bâtiments d'habitation conçus par des architectes français. L'un est l'immeuble de la rue de Pelleport à Paris conçu par Frédéric Borel (né en 1958) et construit entre 1996 et 2000, l'autre est un immeuble livré en 2014 dans la ZAC du Coteau à Arcueil par les architectes Emmanuel Combarel (né en 1961) et Dominique Marrec (née en 1957), associés au sein de l'agence ECDM Architectes. Ces exemples utilisent des effets de bandes, verticales dans le cas du bâtiment de Borel, horizontales dans l'autre.

La masse matérielle de l'immeuble de Frédéric Borel se présente comme une grappe de formes plus ou moins plates, plus ou moins verticales, plus ou moins anguleuses, plus ou moins pliées et plus ou moins perpendiculaires à la rue. Comme notre esprit peut distinguer séparément les multiples lames qui s'assemblent en ce grand bouquet unitaire, nous avons affaire à un effet d'un/multiple qui rend compte de la relation matière/esprit, mais aussi à un effet d'ensemble/autonomie puisque chacune de ces lames a une expression autonome que l'on peut repérer dans ce grand bouquet qui est leur effet d'ensemble.

Dans l'immeuble d'ECDM, les multiples bandes de balcons ondulent de façon chaque fois différente et elles s'additionnent dans un effet de superposition très unitaire du fait de l'homologie de leurs formes. Là aussi, cela correspond à la fois à un effet d'un/multiple et à un effet d'ensemble/autonomie, puisque chaque balcon est bien repérable grâce à sa façon autonome d'onduler et que tous ensemble ils font un effet d'ondulations superposées. Comme dans l'immeuble de Frédéric Borel, le volume matériel du bâtiment n'est pas perceptible de façon claire et bien affirmée, il est seulement suggéré par le rassemblement des multiples effets linaires que notre esprit lit comme du bout des yeux.

L'effet plastique produit par les voiles porteurs en bouquet ou par les bandes de balcons ondulantes conditionne et sature l'expression des façades. Si l'on excepte l'espèce de volume en guérite à gauche de l'immeuble de la rue de Pelleport, rien d'autre n'est laissé à l'attention de notre esprit, ce qui correspond évidemment à l'intention des architectes. Dans le cas de l'immeuble de Frédéric Borel, les lames en béton détachées les unes des autres relient de bas en haut la façade, et dans le cas de l'immeuble d'ECDM les balcons filants sont visuellement bien détachés les uns des autres et chacun relie tout le périmètre du bâtiment. Dans les deux cas, les formes se regroupent en paquet de formes similaires, mais leur regroupement en paquet de formes identiques est raté du fait de leurs différences, très fortes dans le premier cas mais bien visibles aussi dans le second car les ondulations se modifient nettement d'un étage à l'autre. Dans les deux cas donc, un effet de regroupement réussi/raté est associé à celui de relié/détaché, cela pour saturer l'apparence matérielle de l'immeuble de trajets suivis des yeux par notre esprit comme l'a voulu l'intention des architectes.

Il s'agit d'expressions synthétiques, car on ne peut pas saisir visuellement le regroupement de chaque bâtiment dans une même famille de formes sans avoir à surmonter l'effet produit par les différences qui les distinguent.

 

 

 


Frédéric Borel : immeuble de logements à Rouen (France, 2007-2014)

Source de l'image : http://www.fredericborel.fr/fr/logements/projet/rouen

 

 

Une expression cette fois synthétique de l'association du relié/détaché et du fait/défait dans le cadre de l'option e, un autre bâtiment de Frédéric Borel, construit entre 2007 et 2014 à Rouen dans l'îlot Huysmans du quartier du Châtelet.

Cet immeuble superpose plusieurs registres de formes très différentes. D'abord, une fine lame horizontale qui se rehausse localement pour servir d'entrée à l'immeuble, puis un niveau dans lequel se distinguent des poteaux gris foncé, puis un bloc de quatre niveaux qui renouent avec l'horizontalité par l'effet de ses planchers mais qui font ensemble un effet de damier par le décalage irrégulier de leurs panneaux, puis enfin un dernier niveau dans lequel domine la verticalité.

Globalement, l'immeuble forme une masse matérielle compacte, d'autant plus qu'il est unifié par sa couleur blanche dominante, mais notre esprit repère sa fragmentation et y distingue les multiples registres de formes différentes entrecroisés ou superposés que l'on vient de décrire. Voilà pour ce qui est de l'effet d'un/multiple qui rend compte de la relation matière/esprit : la matière pour ce qui est de la compacité unitaire, l'esprit pour ce qui est du repérage de sa fragmentation.

Comme dans tous les exemples précédents, l'effet d'ensemble/autonomie utilise les mêmes moyens que l'effet d'un/multiple. Ici, il résulte de la combinaison dans une même forme d'ensemble de registres de formes très autonomes les uns des autres, chacun de ces registres étant lui-même l'effet d'ensemble que produisent des formes semblables bien repérables individuellement, et donc bien autonomes les unes des autres.

L'apparence de ce bâtiment est complètement conditionnée, saturée, par cette lutte entre des registres de formes très différents les uns des autres, concurrents entre eux, voire contradictoires, puisque l'horizontalité des niveaux médians est contredite par la verticalité des autres niveaux.

C'était bien sûr l'intention de l'architecte que notre esprit ne puisse échapper à ces conflits visuels qui correspondent tous à des effets de relié/détaché : la lame horizontale du bas relie le pourtour du bâtiment, elle se détache visuellement et elle se détache même du sol à l'endroit de l'entrée ; les horizontales des dalles de plancher relient tout le périmètre du bâtiment en s'arrondissant à leurs angles, et elles sont détachées les unes des autres ; les blocs maçonnés parallélépipédiques qui s'intercalent entre ces dalles y sont nécessairement reliés, et ils sont également reliés les uns aux autres par l'effet de damier irrégulier qu'ils font ensemble, cela tout en étant bien détachés visuellement les uns des autres ; les hautes formes verticales du niveau supérieur se relient ensemble par leur participation à un même groupe compact de formes similaires, cela aussi tout en étant bien détachées les unes des autres. Comme on l'a déjà dit, ces divers registres de formes se combattent mutuellement : l'horizontalité faite par la fine lame inférieure est aussitôt défaite par la plus ou moins grande verticalité des poteaux gris qui en sortent, une verticalité qui est elle-même défaite par l'horizontalité affirmée des dalles de plancher du massif médian, lequel effet de lignes horizontales est simultanément défait par l'effet de surface en damier irrégulier des blocs maçonnés encastrés entre elles, et cet effet d'horizontales est également défait par la verticalité prononcée des formes de la toiture. C'est donc le fait/défait qui est ici associé au relié/détaché pour affirmer la capacité autonome de l'intention de l'architecte de saturer l'apparence matérielle de son bâtiment par des jeux de formes qui captivent l'esprit et qui sont basés sur des effets de contraste et de fragmentation qui sont spécialement lus par l'esprit.

Il s'agit d'une expression synthétique, car on ne peut pas considérer que la compacité globale du bâtiment est faite sans avoir à surmonter les conflits visuels entre ses différents registres de formes et les multiples effets de fragmentation qui tendent à la défaire.

 

 

Option M : confrontation en relié/détaché de l'intention concernant la mise en œuvre matérielle du bâtiment et de l'attente de notre esprit, cela afin de révéler l'autonomie de la notion d'intention matérielle par rapport à la notion d'esprit :

 



 

 

Kengo Kuma & Associates : Musée de Xinjin Zhi (vue d'ensemble et détail de la façade de deux corps de bâtiments)

Source des images : https://www.archdaily.com/220685/xinjin-zhi-museum-kengo-kuma-associates

 

Comme expression synthétique de l'association du relié/détaché et de l'un/multiple dans le cadre de l'option M, le musée de Xinjin Zhi, dans le Hunan en Chine, terminé en 2011 et conçu par l'architecte japonais Kengo Kuma (né en 1954). Les façades de ses divers corps de bâtiments sont revêtues de tuiles arrondies en terre cuite suspendues à des câbles en acier, créant des rideaux ajourés dans lesquels les tuiles sont espacées en largeur et décalées en hauteur.

Ces façades sont produites par la répétition matérielle de tuiles séparées les uns des autres mais que notre esprit lit comme une trame uniforme générant un effet de surface, ce qui correspond à un effet d'un/multiple qui rend compte ici de la relation matière/esprit.

On peut aussi y lire un effet d'ensemble/autonomie puisque cet effet de rideau continu est produit par la répétition alternée de tuiles visuellement très autonomes les unes des autres.

Comme le même effet de rideau est répété sur de multiples façades, l'intention de l'architecte a été de saturer complètement l'apparence matérielle du bâtiment par ce rideau de tuiles fortement écartées les unes des autres qui se substitue à la présence de la paroi matérielle continue et stable à laquelle s'attend notre esprit. Ces tuiles sont matériellement reliées du sol au plafond par des câbles, et elles se relient visuellement par leur commune participation à l'effet de rideau, et comme elles sont également détachées les unes des autres, car écartées les unes des autres, elles produisent ensemble un effet de relié/détaché. Comme c'est un même modèle de tuiles qui est répété une multitude de fois, c'est l'effet d'un/multiple qui est associé au relié/détaché pour saturer l'apparence des façades, cela afin de faire la preuve que l'intention concernant la mise en œuvre matérielle de tuiles très écartées les unes des autres peut produire une façade d'aspect très autonome de ce qu'attend normalement notre esprit en pareille circonstance.

Il s'agit d'une expression synthétique, car on ne peut pas saisir visuellement l'effet de rideau uniforme et continu sans saisir la répétition régulière du motif unique qui le génère.

 

 

 


Neutelings Riedijk Architects : Musée MAS sur l'ancien port d’Anvers (2011)

Source de l'image : https://www.neutelings-riedijk.com/

 

 

Pour une expression synthétique de l'association du relié/détaché et du regroupement réussi/raté dans le cadre de l'option M, nous retrouvons Neutelings Riedijk Architects avec le musée MAS (Museum aan de Stroom, soit Musée sur le cours d'eau), construit au bord d'un bassin de l'ancien port d'Anvers et inauguré en 2011.

Pour rendre compte de la relation matière/esprit, divers effets d'un/multiple concernent la peau du bâtiment et ses ouvertures : un même motif matériel de tuile rougeâtre se répète, mais notre esprit repère que sa couleur est plus ou moins foncée ce qui divise cette surface unie en multiples pixels de couleurs un peu différentes ; sur certaines parties de cette surface matérielle rougeâtre un même motif de fenêtres rectangulaires de teinte sombre attire l'attention de notre esprit par leur apparence géométrique, ailleurs il est attiré par une frise continue uniforme faite de multiples saignées verticales ; quant aux étages vitrés, ils sont fermés par un motif verrier uniforme qui ondule en une multitude de vagues, un motif dont la matérialité transparente surprend notre esprit. Au-delà de ces effets, l'un/multiple concerne évidemment l'aspect d'ensemble de cette tour qui, tout en étant matériellement perçue « une » dans son volume et unifiée dans son apparence matérielle, n'en est pas moins visiblement formée par trois blocs rougeâtres que notre esprit lit comme séparés et bien distincts les uns des autres.

Tout ce que l'on vient de dire sur l'effet d'un/multiple vaut aussi pour celui d'effet d'ensemble/autonomie : l'effet de surface rougeâtre de l'ensemble du bâtiment obtenu par des tuiles aux couleurs différentes, donc autonomes, et les effets produits par les divers percements, mais l'expression principale de cet effet concerne là aussi la forme d'ensemble du bâtiment : plusieurs niveaux aux formes autonomes et aux matériaux autonomes (briques rougeâtres et ondulations en verre) se succèdent pour faire ensemble une tour à la forme globalement parallélépipédique. Sans compter que les différents blocs rougeâtres font ensemble un effet de spirale auquel chacun participe de façon autonome : le premier est partiellement collé au sol, le second flotte en l'air entre deux niveaux de vitrages, et le dernier est comme amputé dans sa partie haute.

La particularité la plus spectaculaire de ce bâtiment est certainement que des niveaux ayant l'aspect de blocs très pesants semblent flotter en l'air, n'étant apparemment soutenus que par des vitrages ondulés trop fragiles pour cela. Cette disposition apparemment contraire aux propriétés de la matière résulte de l'intention des architectes de surprendre notre esprit en donnant l'impression que les lois de la pesanteur sont ici déjouées. L'apparence du bâtiment est complètement soumise à cette impression qui s'impose à notre esprit et qui sature notre perception puisque aucune autre expression de sa matière n'a assez de force pour la faire oublier.

Les trois grands blocs rougeâtres qui se succèdent verticalement sont reliés les uns aux autres par leur participation à une même tour parallélépipédique, et simultanément ils sont complètement détachés les uns des autres par les niveaux vitrés qui les séparent. Ce que l'on peut également décrire en disant que ces trois blocs réussissent à se regrouper visuellement en forme de tour mais que les écarts vitrés qui les séparent les empêchent de se regrouper de façon continue : l'effet de regroupement réussi/raté s'associe donc au relié/détaché pour provoquer cet effet surprenant de matière qui semble flotter en l'air, un effet qui fait ainsi la preuve que l'intention concernant l'organisation matérielle du bâtiment peut être très autonome de ce que notre esprit croit possible.

Il s'agit d'une expression synthétique, car on ne peut pas reconstituer mentalement le volume unique que suggère le regroupement des différents blocs sans avoir à surmonter la force visuelle des écarts qui les séparent et la surprise de la solidité de leur superposition.

 

 


 


 

RCR Arquitectes : Maison rurale dans le Vall de Bianya, Espagne (2000-2007)  Source des images : https://www.archdaily.com/635710/rural-house-rcr-arquitectes

 

Pour un exemple analytique de l'association du relié/détaché et du fait/défait dans le cadre de l'option M, une maison d'habitation construite entre 2000 et 2007 dans le paysage rural du Vall de Bianya, dans la région de Gérone en Espagne. On la doit à RCR Arquitectes, un collectif d'architectes catalans créé par Rafael Aranda, Carme Pigem et Ramon Vilalta (nés de 1960 à 1962). Caché derrière le haut de son talus un cheminement semi-enterré relie toutes les parties de cette habitation, mais notre esprit ne le perçoit pas et il est dérouté par ce qui ne semble de prime abord qu'une collection de corps de bâtiment matériellement autonomes, tous réalisés en acier Corten.

Matériellement il s'agit donc d'une série de multiples parallélépipèdes en acier Corten, mais notre esprit repère qu'ils sont tous de forme identique, tous dressés verticalement, et aussi qu'ils sont tous dans un même alignement : c'est un effet d'un/multiple qui rend compte de la relation matière/esprit.

Cet alignement ainsi que l'uniformité de leur matériau et de leur forme est leur effet d'ensemble, tandis que leur franche séparation ainsi que l'absence de régularité dans leurs écartements et dans le détail de leurs façades affirme leur autonomie, ce qui correspond à un effet d'ensemble/autonomie.

L'intention des architectes a été bien évidemment de procurer un maximum d'indépendance matérielle aux différents volumes de cette habitation, cela afin de déjouer notre esprit qui ne s'attend pas à ce que des volumes aussi isolés les uns des autres forment ensemble un même bâtiment continu, une affirmation de l'indépendance de volumes semblables qui domine notre lecture au point de la saturer. Tous ces volumes parallélépipédiques verticaux en acier Corten sont visuellement détachés les uns des autres, ils sont aussi reliés les uns aux autres par leur participation à un même alignement, et tous reliés aussi au même talus végétal duquel ils émergent. Bien que d'un point de vue fonctionnel la continuité du volume de cette habitation soit faite grâce au cheminement caché derrière le haut du talus, visuellement elle est complètement défaite : c'est donc l'effet de fait/défait qui est ici associé au relié/détaché pour correspondre à l'intention des architectes, une intention qui est ici de déjouer la continuité attendue par notre esprit et qui affirme l'autonomie possible de l'intention concernant l'organisation matérielle du bâtiment par rapport à l'attente de notre esprit.

Il s'agit d'une expression analytique, car nous pouvons considérer séparément que de discrètes circulations semi-enterrées permettent de relier les différents volumes de cette habitation et que l'examen de ses seules façades fait croire qu'il s'agit de volumes complètement indépendants.

 

 

 


Frédéric Borel: immeuble de logements à Béthune

Source de l'image : http://www.fredericborel.fr/fr/logements/projet/bethune

 

 

Nous envisageons maintenant une expression synthétique de l'association du relié/détaché et du fait/défait dans le cadre de l'option M, un autre immeuble de logements conçu par l'architecte Frédéric Borel, construit dans la ville française de Béthune de 2007 à 2011.

Matériellement, cet immeuble apparaît comme un bloc unique, un groupe de formes emboîtées en paquet les unes dans les autres, mais notre esprit lit sa subdivision en deux niveaux principaux par une ligne qui ondule horizontalement et obliquement, et il repère que sa partie haute est elle-même subdivisée en de multiples tranches verticales tandis que sa partie basse est encombrée par de multiples quilles plus ou moins verticales. Autant d'effets d'un/multiple qui rendent compte de la relation matière/esprit.

On peut aussi considérer que ce bâtiment est l'effet d'ensemble que produisent des formes très autonomes les unes des autres : certaines verticales et épaisses, d'autres verticales et très fines, une autre encore zigzaguant horizontalement et obliquement. Un effet d'ensemble/autonomie qui se retrouve également dans chacun de ces trois registres de formes : les formes verticales épaisses sont plus ou moins épaisses et plus ou moins hautes, et même de couleurs différentes puisque celles du bas ne sont pas blanches mais grises ; les quilles fines sont parfois verticales et parfois penchent vers la gauche ou vers la droite ; la forme en zigzag est bien entendu obtenue par des sections qui vont vers des directions différentes et qui ont aussi des longueurs différentes.

Un peu comme il en allait du MAS de Neutelings et Riedijk, le caractère surprenant de ce bâtiment est la façon dont ses dispositions semblent ignorer superbement la logique constructive : il est coupé en deux dans le sens vertical, sa moitié haute flottant en l'air au-dessus d'une bande en zigzag qui ne sert visiblement à rien mais qui est toutefois soutenue par de hautes quilles alors que les volumes habités au-dessus et au-dessous ne disposent d'aucun soutien apparent. Manifestement, l'intention de l'architecte a été de surprendre notre esprit en faisant en sorte que toute la matérialité du bâtiment soit dominée, saturée, par la négation de la logique constructive qui veut qu'un bâtiment repose sur le sol et ne flotte pas en air, et aussi par la négation de la logique fonctionnelle qui veut qu'on ne donne pas une importance essentielle à des éléments qui ne servent à rien, tel qu'il en va pour la bande en zigzag.

Les formes du bâtiment sont reliées/détachées de plusieurs façons : les deux parallélépipèdes qui forment l'angle du premier plan ont leurs faces qui se prolongent et sont donc reliés l'un à l'autre par leur participation à un même volume parallélépipédique, mais ils sont aussi bien détachés l'un de l'autre par les vitrages qui les séparent et par le passage de la bande zigzagante, et la même chose vaut pour les volumes situés en arrière-plan du même côté du bâtiment ; les parallélépipèdes de la partie haute forment des lames qui sont écartées les unes des autres, détachées les unes des autres, ce qui permet à leurs parties supérieures de se poursuivre en escalier de plus en plus haut, mais elles sont toutefois reliées l'une à l'autre par des bandes de plancher, et toutes tracent des verticales qui relient le bas de leur groupe au ciel. Comme l'effet massif des épais volumes verticaux est défait par la finesse des quilles plus ou moins verticales de la partie basse, et puisque la logique verticale prédominante de ces deux registres est défaite par le zigzag horizontal et oblique de la bande qui les sépare, c'est l'effet de fait/défait qui est ici associé à celui de relié/détaché pour affirmer que l'intention concernant l'organisation matérielle du bâtiment peut être très autonome de ce notre esprit considère comme une logique constructive normale et adaptée à l'effet de la pesanteur.

Il s'agit d'une expression synthétique, car on ne peut pas saisir ce qui relie les différentes formes sans devoir surmonter la force visuelle des coupures qui les séparent et la force visuelles de leurs contrastes.

 

 

 

11.2.5.  La 5e et dernière étape de la maturité du couple matière/

esprit dans l'architecture :

 

Comme à l'étape précédente, la notion d'intention va utiliser l'effet de relié/détaché pour faire valoir son incompatibilité avec les notions d'esprit et de matière en s'associant tour à tour avec l'une ou l'autre de ces deux notions. L'approfondissement de cette incompatibilité impliquera que la notion en situation infériorisée sera tellement dégradée que son expression sera maintenant visiblement détachée de son comportement normal, ce qui n'empêchera toutefois pas, comme à l'étape précédente, que l'effet de relié/détaché se manifeste aussi à travers ses effets plastiques produits par les formes de l'architecture.

Puisque, comme pour les arts plastiques, l'architecture de cette étape voit la notion d'intention se montrer totalement incompatible avec celle d'esprit ou de matière, on aura affaire à des dispositions parfois extrêmes. Lorsque l'intention s'associera à la notion d'esprit pour montrer l'incohérence qui en résulte pour la matière de l'architecture, il faudra même parfois s'attendre à des dispositions à la limite du constructible ou de l'habitable.

À cette dernière étape, les deux effets plastiques récurrents seront désormais le centre/à la périphérie et l'ouvert/fermé qui rendront compte de deux aspects distincts de l'énergie atteinte par le couple produit-fabriqué/intention. En combinaison avec l'effet principal de relié/détaché, nous aurons à envisager successivement le regroupement réussi/raté, le fait /défait et le centre/à la périphérie. Quand ce dernier apparaitra deux fois, il devra s'exprimer de deux façons différentes.

 

Option e : confrontation en relié/détaché des intentions voulues par l'architecte pour captiver l'esprit et la disposition matérielle de son architecture, cela afin de révéler l'autonomie des intentions liées à l'esprit par rapport à la notion de matière :

 



 

 

Édouard François : réfection des façades de l'Hôtel Fouquet's Barrière à Paris (2003-2006) - Photographies de l'auteur

 

Expression analytique de l'option e dans laquelle le relié/détaché est associé au regroupement réussi/raté, la rénovation complète de la façade de l'Hôtel Fouquet's Barrière à Paris, près des Champs-Élysées, conçue par l'architecte français Édouard François (né en 1958). Elle est un excellent exemple de la façon dont une intention propre à l'esprit peut rendre complètement caduque la cohérence constructive de la matière de l'architecture.

Cette façade a été obtenue en moulant en béton la façade d'un bâtiment de type haussmannien, de telle sorte que toutes les épaisseurs ont été écrasées, les baies de l'immeuble bouchées, et la transparence des gardes corps en métal remplacée par des reliefs opaques. Par ailleurs, des baies rectangulaires ont été percées sans aucun respect, au rez-de-chaussée de la position des poteaux supposés porteurs de la façade en pierre telle que reconstituée, en étage de la position des parties pleines, des encadrements supposés porteurs, des corniches et des gardes corps, au niveau du comble de la position des lucarnes qui se trouvent ainsi entaillées sans scrupule.

L'effet d'ouvert/fermé correspond aux ouvertures de la façade moulée qui sont bouchées, et donc ostensiblement fermées. Il correspond aussi au contraste très visible entre la masse en béton opaque de l'ensemble du bâtiment et les franches et brillantes ouvertures rectangulaires qui l'affectent.

L'effet de centre/à la périphérie correspond quant à lui à la déstabilisation que nous subissons face à tant d'anomalies constructives, et il a une deuxième expression qui est liée à la distribution des ouvertures rectangulaires vitrées sur l'ensemble de la façade, chaque ouverture apparaissant ainsi comme un centre d'intérêt qui attire notre attention, et chacun de ces centres d'intérêt étant entouré, surtout sa périphérie, par des centres d'intérêt semblables.

L'intention de l'architecte de reproduire en béton une façade haussmannienne s'est donc accompagnée de l'intention de réduire à néant la logique de la construction matérielle d'une telle façade : les ouvertures ne correspondent pas à la position des fenêtres, les jours normalement laissés entre les fers des gardes corps sont bouchés, les parties porteuses sont coupées sans aucun respect pour la transmission du poids du bâtiment d'un étage à l'autre, les lucarnes sont coupées sans aucun respect pour leur logique constructive. À cette étape par conséquent, lorsque l'intention de l'architecte est de capter l'intérêt de notre esprit, cela implique qu'il réduise à néant la cohérence de la matière, de son apparence et de ses nécessités intrinsèques. On est encore dans le cycle matière/esprit puisque ces deux notions sont encore en jeu et en relation, mais on est bien à sa dernière étape, celle où l'association de la notion d'intention avec la volonté de l'esprit provoque suffisamment d'incohérence dans l'organisation et le comportement de la matière pour que l'intention soit désormais reconnue comme une notion bien distincte de celle de matière.

Principalement, c'est la position anormale des baies ouvrantes en relief qui crée l'anomalie de cette façade puisqu'elle ne respecte pas la position des fenêtres, des planchers et des autres parties porteuses telle qu'indiquée par la modénature moulée en béton. Ces baies vitrées incrustées dans la façade en béton y sont nécessairement reliées, mais elles s'en détachent visuellement de façon très forte : c'est un effet de relié/détaché. Par ailleurs, l'ensemble de la façade est regroupé en une continuité très compacte malgré ses anomalies, mais comme celles-ci font rater le regroupement cohérent de ses parties pleines et de ses ouvertures, c'est l'effet de regroupement réussi/raté qui est associé à celui de relié/détaché pour faire valoir l'autonomie de l'intention voulue par l'esprit de l'architecte par rapport à la matérialité suggérée de son bâtiment.

Il s'agit d'une expression analytique, car on peut considérer séparément l'intention de reproduire une façade haussmannienne et les anomalies qui affectent la logique propre à une telle façade.

 

 


 

Diller Scofidio + Renfro : « Blur Building » à l'expo 2002 sur le lac de Neuchâtel en Suisse

Source de l'image : https://www.archdaily.com.br/br/796383/quando-gotas-criam-espacos-um-olhar-sobre-arquitetura-liquida/57daa0b3e58ece9bdd000020-when-droplets-create-space-a-look-at-liquid-architecture-photo

 

Maintenant un exemple d'expression synthétique de l'option e dans laquelle le relié/détaché est associé au regroupement réussi/raté. Plus haut, on a dit qu'il fallait s'attendre à des dispositions parfois à la limite de l'habitable. C'est précisément le cas de ce pavillon d’exposition construit pour l’expo 2002 sur le lac de Neuchâtel à Yverdon-les-Bains en Suisse. Certes, en tant que pavillon d'exposition il n'a pas pour fonction d'être habitable, mais il est tellement peu confortable qu'il faut s'équiper d'un imperméable pour le visiter. Ce « Blur Building » a été conçu par les architectes américains du cabinet Diller Scofidio + Renfro (Élisabeth Diller, d'origine polonaise, est née en 1954, Ricardo Scofidio est né en 1935, Charles Renfro est né en 1964). Blur Building, cela veut dire « bâtiment flou, brouillé », et c'est exactement ce dont il s'agit. Dans l'exemple précédent on a vu que l'intention liée à l'esprit pouvait nier la logique constructive de la matière, ici elle en vient même à nier la consistance solide dont dispose normalement un bâtiment. Dans la pratique, celui-ci est réalisé au moyen d'une armature métallique très ajourée garnie de jets à haute pression qui diffusent une fine bruine obtenue à partir de l'eau du lac qui est pompée, filtrée puis pulvérisée. Rien de solide, tout est vaporeux, comme sans masse, sans aucune forme précise et stable : tout le contraire d'un bâtiment qui se manifeste normalement au moyen d'une matière pesante et à la forme bien déterminée et repérable.

L'effet d'ouvert/fermé est lié à la nature gazeuse du bâtiment : il a une forme opaque et se présente comme une masse vaporeuse fermée, mais il est aussi complètement ouvert puisqu'on peut le traverser.

L'effet de déstabilisation propre au centre/à la périphérie va de soi : on ne peut décider où est la paroi du bâtiment, où il commence, si l'on est encore à son extérieur ou déjà dedans.

L'intention des architectes a consisté à dissoudre le bâtiment pour le transformer en une masse vaporeuse pour surprendre notre esprit. Cette masse vaporeuse se détache visuellement et se dissout progressivement en s'éloignant vers le lointain, de telle sorte que l'on peut dire qu'elle est reliée à ce lointain : c'est un effet de relié/détaché. Cet effet concerne aussi les passerelles d'accès qui relient la terre ferme à cette masse vaporeuse qui se détache visuellement à leur extrémité. Le regroupement en un volume bien visible de cette masse vaporeuse est certainement réussi, mais il échoue à lui procurer une consistance stable dès lors que celle-ci se défait au gré des vents de façon irrégulière et toujours changeante : c'est donc l'effet de regroupement réussi/raté qui est associé à celui de relié/détaché pour faire valoir l'autonomie de l'intention voulue par l'esprit des architectes par rapport à la matérialité solide et stable normalement attendue pour un bâtiment.

Il s'agit d'une expression synthétique, car on ne peut pas percevoir la présence du bâtiment sans faire l'expérience de sa dématérialité.

 

 



 

Ci-dessus, Stefano Boeri : Bosco verticale à Milan (2009-2014)

http://www.agenceimmobiliere.com/immobilier/maison/immobilier-maison-2973/

 

En haut à droite, Vo Trong Nghia : bâtiment administratif de l'université FPT à Hanoï (2017)

https://inhabitat.com/construction-on-prefab-checkerboard-building-with-tree-filled-balconies-begins-in-vietnam/

 

À droite, Édouard François : Flower-Tower à Paris 17e (2004)

http://vgtal3design.blogspot.com/2011/04/flower-tower-immeuble-atypique-paris.html

 

Nota : bien que réalisés, les deux exemples du haut sont donnés en images de synthèse, leur végétation n'ayant pas encore eu le temps de pousser suffisamment pour pleinement correspondre à l'architecture prévue.


 

On passe à l'expression analytique de l'option e où s'associent le relié/détaché et le fait/défait. À cette étape, le matériau végétal apparaît souvent comme substitut à la notion générale de matière, et mettre le végétal en situation anormale, « non naturelle », apparaît comme un moyen efficace pour laisser entendre que la matière est entièrement soumise à l'intention de l'esprit, qu'elle s'en trouve comme dénaturée, c'est-à-dire privée de ses attributs normaux. On donne trois exemples de constructions où le végétal est planté en altitude alors qu'il pousse normalement au sol. Son implantation y est également visiblement soumise au rythme net et régulier de l'architecture alors que la végétation pousse usuellement d'une façon qui nous semble irrégulière et désordonnée.

Le premier est un couple de tours dénommé « Bosco verticale » construit à Milan de 2009 à 2014 par l'architecte italien Stefano Boeri (né en 1956), le deuxième est le bâtiment administratif de l'université FPT dans la banlieue de Hanoï, terminé en 2017, évoquant vaguement la forme d'un « dragon volant » et conçu par l'architecte vietnamien Vo Trong Nghia (né en 1976), le dernier est la « Flower-Tower » livré en 2004 dans le 17e arrondissement de Paris et que l'on doit à l'architecte Édouard François déjà cité.

Dans le premier et dans le dernier cas, le végétal apparaît comme une masse compacte, fermée, d'où sortent des éléments d'architecture blancs et nets correspondant aux jardinières ou aux grands pots dans lesquelles les arbres ou les bambous sont plantés. Dans le second cas, c'est le bâtiment lui-même qui apparaît comme un bloc continu massif percé de trous d'où sortent les végétaux. Ces deux modalités correspondent à l'effet d'ouvert/fermé.

L'effet de déstabilisation propre au centre/à la périphérie correspond à notre incapacité à déterminer la position du sol puisque celui-ci, où poussent normalement les végétaux, se trouve reporté et multiplié à diverses altitudes. Relève aussi d'un effet de centre/à la périphérie le fait que chaque unité architecturale visible, que ce soit une tranche de jardinière, le carré d'une façade ou un pot recevant des bambous, constitue un centre d'intérêt visuel qui est entouré, sur toute sa périphérie, de centres d'intérêt semblables.

À Milan, les tranches des jardinières sont reliées entre elles par la masse végétale et elles s'en détachent visuellement. À Hanoï, les carrés des façades sont reliés les uns aux autres par leurs sommets et ils sont détachés les uns des autres sur le reste de leur périmètre. À Paris, les grands pots sont détachés les uns des autres et ils sont reliés entre eux par les horizontales des tranches des balcons. Chaque fois, l'effet de relié/détaché intervient donc, et chaque fois aussi il se combine au contraste bien visible entre la régularité et la netteté des ouvrages d'architecture et le fouillis irrégulier du végétal qui défait cette régularité et cette netteté : c'est l'effet de fait/défait qui est associé à celui de relié/détaché pour faire valoir l'autonomie de l'intention voulue par l'esprit des architectes par rapport à la matérialité entièrement « construite en dur » normalement attendue pour un bâtiment, et aussi par rapport au matériau végétal qui ne pousse pas normalement en l'air.

Il s'agit chaque fois d'une expression analytique, car on peut considérer séparément le caractère net, régulier des éléments d'architecture blancs, et le caractère irrégulier, vague, de la végétation.

 

 



 

 



 

En haut, Diller Scofidio + Renfro : Institute of Contemporary Art à Boston Massachusetts (2016) – ensemble et vue intérieure de la salle en sous-face    Sources des images : https://archello.com/product/38265/attachments/photos-videos/12 et https://www.pinterest.com.au/pin/104497653831736992/

 

En bas à gauche, Stefano Boeri : Villa Méditerranée à Marseille (2004-2013)   Source de l'image : https://www.youtube.com/watch?v=DmiB4sIuptw

 

En bas à droite, MVRDV : WoZoCo Housing à Amsterdam (1997)Source de l'image : https://misfitsarchitecture.com/2014/01/31/architectural-myths-10-the-daring-cantilever/wozoco-housing-mvrdv-1997/

 

Pour maintenant envisager des expressions synthétiques de la même combinaison de l'effet de relié/détaché avec celui de fait/défait dans le cadre de l'option e, trois exemples d'architecture basés sur un même principe, celui de la prouesse d'un porte-à-faux.

Pour le premier exemple, nous retrouvons l'agence d'architectes Diller Scofidio + Renfro avec l'Institut d'Art Contemporain de Boston, livré en 2016. Sous l'immense porte-à-faux de ce bâtiment une salle plonge dans le vide, et comme le montre la photographie de l'intérieur de cette pièce celle-ci donne véritablement l'impression de tomber lorsqu'on s'approche de son vitrage. Comme deuxième exemple, on retrouve l'architecte Stefano Boeri avec sa Villa Méditerranée construite à Marseille entre 2004 et 2013. Comme dernier exemple, une version « domestique » de porte-à-faux géant, cette fois concernant un bâtiment pour personnes âgées construit à Amsterdam, dénommé WoZoCo Housing et terminé en 1997. Il a été conçu par l'agence MVRDV qui a été fondée par l'architecte néerlandais Winy Maas (né en 1959). Les boîtes en porte-à-faux qui sortent de l'immeuble principal sont elles-mêmes le support de balcons colorés qui s'avancent parfois eux-mêmes en long porte-à-faux au-delà du volume de ces boîtes.

Dans les deux premiers cas, les porte-à-faux gigantesques apparaissent comme des volumes fermés qui génèrent sous eux des lieux très ouverts latéralement. Dans le dernier cas, il semble que ces boîtes fermées sortent de la façade principale de l'immeuble, lequel apparaît donc à la fois fermé, puisque compact, et ouvert, puisque quelque chose en sort. Ce sont là des effets d'ouvert/fermé.

L'effet de déstabilisation propre au centre/à la périphérie correspond évidemment à l'incrédulité où nous sommes quant à la stabilité du bâtiment et à la possibilité que ces porte-à-faux gigantesques puissent tenir ainsi en l'air sans soutien.

Avec ce type de prouesse technique, l'intention des architectes est de montrer que l'esprit humain est capable de concevoir des bâtiments dans lesquels les propriétés de pesanteur propre à la matière semblent annulées, dépossédant ainsi la matière du bâtiment de l'une de ses caractéristiques essentielles. Les porte-à-faux qui réalisent ces exploits sont nécessairement reliés au bâtiment principal dont ils partent, mais ils s'en détachent par leurs avancées spectaculaires, ce qui correspond à un effet de relié/détaché, et puisque ces avancées semblent défaire la réalité de la pesanteur inhérente à la masse du bâtiment, c'est l'effet de fait/défait qui est ici associé à celui de relié/détaché pour faire valoir l'autonomie de l'intention voulue par l'esprit des architectes par rapport aux possibilités habituelles de résistance de la matière.

Il s'agit d'une expression synthétique, car on ne peut pas considérer que le porte-à-faux du bâtiment risque de s'effondrer sans constater qu'il n'en est rien et qu'il tient bien en place.

 

 


Fran Silvestre : maison Hofmann à Valence, Espagne

Source de l'image : https://www10.aeccafe.com/blogs/arch-showcase/2019/03/10/hofmann-house-in-valencia-spain-by-fran-silvestre-arquitectos/

 

 

Rapidement, un dernier exemple de construction défiant apparemment la pesanteur, mais à une échelle plus domestique et en s'y prenant différemment : la maison Hofmann conçue à Valence, en Espagne, par l'architecte espagnol Fran Silvestre (né en 1976).

Contrairement à la réalité normalement pesante de la matière, là aussi l'intention de l'architecte a été de surprendre notre esprit en donnant l'impression que la toiture du bâtiment et son aile latérale tiennent toutes seules en l'air, seulement soutenues par le vitrage qui fait le tour du bâtiment et par ses très fines menuiseries. Deux effets d'ouvert/fermé peuvent s'y lire : d'une part le volume de l'habitation est ouvert sur toute sa périphérie et fermé par le dessus, d'autre part la grande forme en T couché qui sert de toiture est fermée du côté de son aile verticale qui barre l'horizon, mais ouverte sur tous les autres côtés qui glissent sans obstacle vers le lointain. L'effet de centre/à la périphérie nous désarçonne par l'impossibilité apparente que le toit puisse tenir ainsi en lévitation, et il correspond aussi au dialogue visuel entre le centre de l'habitation entouré de vitrage et l'horizon végétal qui s'étend sur toute sa périphérie.

Ce grand T couché est clairement détaché du sol tout en y étant relié par le long parallélisme de leur parcours : c'est un effet de relié/détaché. Il est associé à celui de fait/défait, car si la netteté de la forme de cette architecture est bien faite, le détachement du toit a disloqué la continuité de l'enveloppe de cette habitation.

 

 


 

À gauche, Édouard François : Champigny-sur-Marne, France (2006-2012)
Source de l'image : http://www.edouardfrancois.com/projets/logements/details/article/145/collage-urbain/

 

À droite, MVRDV : projet Peruri 88 pour Jakarta
Source de l'image : https://www.floornature.eu/mvrdv-gratte-ciel-peruri-88-jakarta-8344/


 

Expression synthétique de la combinaison de l'effet de relié/détaché avec celui du centre/à la périphérie dans le cadre de l'option e, l'immeuble de logements sociaux conçu par l'architecte Édouard François et construit à Champigny-sur-Marne de 2006 à 2012. Il superpose trois types de bâtiments : en bas, des maisons de ville plus ou moins accolées, à mi-hauteur, des barres de logements collectifs, tout en haut, des maisons individuelles isolées les unes des autres et à l'orientation pivotée par rapport à celle des barres qui les portent.

L'effet d'ouvert/fermé est procuré par le mélange de types de constructions différents à l'intérieur d'un même immeuble à l'allure compacte : en tant qu'il est compact, ce groupe de constructions est fermé, mais en tant qu'il est hétéroclite, on peut l'éclater en ses diverses

composantes, ce qui défait et donc ouvre sa compacité.

L'effet de déstabilisation propre au centre/à la périphérie est provoqué par l'impossibilité où nous sommes de décider quel est le niveau du sol : est-ce le niveau du rez-de-chaussée qui porte les maisons de ville, est-ce le dessus de leur toiture qui porte les barres de logement, ou est-ce le niveau de la terrasse de ces barres qui portent les pavillons qui s'y installent comme s'il s'agissait du sol naturel ?

L'intention de l'architecte a été de surprendre notre esprit en traitant ces logements sans aucune considération pour la disposition matérielle usuelle qui leur correspond : des maisons de ville ont normalement le ciel au-dessus de leur toiture, des barres de logement sans pilotis ont normalement leur rez-de-chaussée posé sur le sol naturel, et la même chose vaut pour les pavillons individuels qui sont habituellement posés sur le sol et non perchés très haut dans le ciel. Puisqu'ils sont posés les uns sur les autres les différents corps de bâtiments qui participent à cette construction hétéroclite sont reliés les uns aux autres, mais ils se détachent visuellement les uns des autres puisque, au premier coup d'œil, on peut les séparer les uns des autres. À cet effet de relié/détaché c'est celui du centre/à la périphérie qui est associé, puisque nous sommes décontenancés, déstabilisés, par ce collage hétéroclite de types de bâtiments qui ne sont pas normalement empilés les uns sur les autres. L'association de ces deux effets est donc utilisée ici pour faire valoir l'autonomie de l'intention voulue par l'esprit de l'architecte par rapport à l'agencement habituel de la matérialité de tels bâtiments.

Il s'agit d'une expression synthétique, car nous ne pouvons pas considérer que ces différents types de bâtiments forment ensemble un seul bâtiment compact sans avoir à surmonter l'effet produit par leur caractère très hétéroclite.

À titre d'autre illustration de ce procédé, on en donne un exemple plus ambitieux, envisagé cette fois pour construire une véritable ville verticale : le projet Peruri 88 conçu par les architectes de MVRDV pour la ville de Jakarta. Il est inutile de répéter l'explication tant il est évident qu'il s'agit d'une accumulation hétéroclite, les uns au-dessus des autres, de types de bâtiments différents qui devraient normalement être tous posés au sol plutôt que d'être perchés les uns sur les autres.

 

 

Option M : confrontation en relié/détaché de l'intention concernant la mise en œuvre matérielle du bâtiment et de l'attente de notre esprit, cela afin de révéler l'autonomie de la notion d'intention matérielle par rapport à la notion d'esprit :

 

 


Snøhetta : Opéra d'Oslo (2008)

Source de l'image : https://snohetta.com/project/42-norwegian-national-opera-and-ballet

 

 

Comme exemple d'expression synthétique de l'option M avec le relié/détaché associé au regroupement réussi/raté, l'Opéra d'Oslo conçu en 2000 par le cabinet d'architectes Snøhetta (Kjetil Thorsen Traedal, Norvégien né en 1958, et Craig Dykers, d'origine allemande, né en 1961). Il a été terminé en 2008. Sa particularité est que l'on ne peut pas vraiment distinguer le sol extérieur de la toiture du bâtiment, et que la pente de celle-ci s'inverse dans sa partie centrale, comme si le bâtiment « ressortait » de son propre intérieur. Du fait de ces dispositions, lorsqu'on monte la pente qui mène au volume vitré qui se présente comme le corps de bâtiment principal puis qui en fait le tour, bien qu'on soit au-dessus du bâtiment puisqu'on est sur sa toiture, le bâtiment se dresse en face de nous.

Le sol/toiture qui ferme le bâtiment par le dessus s'ouvre donc pour laisser sortir sa partie centrale, ce qui est un premier effet d'ouvert/fermé. Cette partie centrale est tout autant vitrée, c'est-à-dire ouverte, que le sol/toiture est opaque, c'est-à-dire fermé, et la fermeture opaque des diverses pentes qui mènent au bâtiment s'oppose également au vitrage de ses surfaces latérales : autant d'autres effets d'ouvert/fermé. Et puisqu'on ne sait jamais dire si l'on est sur le sol ou sur le toit du bâtiment, il s'ensuit une déstabilisation de notre perception qui est le propre de l'effet du centre/à la périphérie.

L'intention des architectes était de faire en sorte que l'enveloppe matérielle du bâtiment déroute notre esprit qui cherche instinctivement à saisir quelle est la position de l'enveloppe d'un bâtiment en face de lui, et qui s'attend aussi à ce qu'elle soit continue lorsque ce bâtiment apparaît compact. Ici, il est impossible de saisir l'enveloppe du bâtiment dès lors qu'elle n'est ni vraiment continue, ni d'ailleurs vraiment « enveloppante » : si l'on peut en effet percevoir que les différents sols accessibles à notre parcours sont reliés en continu (la petite côte latérale, le sol de la plage, la grande pente centrale, la toiture du corps central qui remonte cette pente en sens inverse), en même temps ils apparaissent nettement détachés les uns des autres, du fait de la présence des diverses surfaces vitrées qui les séparent, et du fait d'un brusque changement de pente pour ce qui concerne les sols de la partie haute. D'un autre point de vue, on peut aussi dire que le volume du bâtiment est regroupé en continuité par la continuité de ses sols/toitures que complètent les façades vitrées qui relient ces sols à l'endroit des trouées qui les séparent, mais que le surgissement du volume vitré central qui ouvre brusquement la toiture fait rater la continuité de cet enveloppement. C'est donc l'effet de regroupement réussi/raté qui est associé au relié/détaché, cela pour faire valoir dans ce bâtiment l'autonomie de l'intention concernant sa mise en œuvre matérielle par rapport à l'enveloppement continu qu'en attend notre esprit.

Il s'agit d'une expression synthétique, car nous ne pouvons pas lire la continuité de l'enveloppement du bâtiment sans devoir surmonter les discontinuités qui le contredisent.

 

 




 

 

 

Édouard François : Éden Bio (photo et maquette)
https://www.archdaily.com/244984/eden-bio-edouard-francois-3/
5018742428ba0d33a8000e2d-eden-bio-edouard-francois-3-image
et https://www.edouardfrancois.com/projects/eden-bio-2

 

François Roche : La Maison dans les arbres
http://oce-space.blogspot.com/2012/01/lagence-r-r-ete-fondee-par-francois.html

 

 

 

 


Duncan Lewis et É. François : Gites ruraux à Jupilles

http://www.duncan-lewis.com/PROJETS/26.JUPILLES/jupilles.html

 

 

On envisage maintenant l'expression analytique de l'association du relié/détaché et du fait défait dans le cadre de l'option M. L'expression analytique du fait/défait dans l'option e utilisait le matériau végétal en contraste avec le bâti qui évoquait l'activité de l'esprit. Ce même contraste est utilisé dans l'option M, toutefois, alors que dans l'option e le végétal se soumettait à l'intention de l'esprit pour se retrouver planté à des altitudes très anormales, cette fois c'est le bâti produit par l'esprit qui est contraint de presque disparaître en se laissant enfouir dans le matériau végétal qui détruit complètement son apparence habituelle.

On donne trois exemples de cette expression :

 - d'abord, l'ensemble de logements du 20e arrondissement de Paris dénommée « Éden Bio », conçu par Édouard François en 2003 et livré en 2009. Dans ce projet la végétation plantée devant les façades les dissimule complètement, ne laissant apparaître que les escaliers qui y mènent.

 - ensuite, un projet de « maison dans les arbres » présenté à la Biennale de Venise de 1996 par l'architecte français François Roche (né en 1961). Il s'agit d'un bâtiment formé de deux parallélépipèdes très verticaux montés sur de hauts pilotis, et entourés d'érables destinés à masquer plus ou moins complètement le bâtiment, n'en laissant transparaître que quelques parties de vitrage.

 - enfin, l'un des gîtes ruraux livrés en 1997 à Jupilles (France), conçus conjointement par l'architecte d'origine britannique Duncan Lewis (né en 1959) et par l'architecte Édouard François. Dans ce cas, les végétaux ont poussé sur une résille métallique passant devant la façade du bâtiment et se prolongeant à chacune de ses extrémités pour former des sortes d'auvents. Comme dans le projet de maison dans les arbres, seules les fenêtres du bâtiment sont visibles et émergent de la continuité végétale qui semble complètement phagocyter le bâtiment.

Dans ces trois cas le végétal forme un ensemble compact, fermé, mais qui est aussi ouvert puisqu'en sortent des escaliers ou que des fenêtres permettent de voir à travers.

Notre déstabilisation liée à l'effet du centre/à la périphérie provient de notre incapacité à décider où se trouve finalement la façade, à évaluer à quelle distance elle est de nous, et même à savoir s'il y a vraiment un bâtiment derrière cette végétation.

À chaque fois, l'intention des architectes a été de donner l'occasion au matériau végétal d'annihiler complètement la perception habituelle que l'on a d'un bâtiment conçu par l'esprit, c'est-à-dire ayant l'apparence d'un édifice construit en matériaux bien visibles et délibérément façonnés. Le peu qui reste de « visiblement façonné par l'esprit » (des escaliers ou des fenêtres) est nécessairement relié à la masse végétale qui dissimule la présence du bâtiment, et il s'en détache visuellement du fait de sa différence d'aspect : c'est un effet de relié/détaché. Comme le matériau végétal défait l'essentiel de l'apparence normale du bâtiment conçu par l'esprit, c'est évidemment le fait/défait qui est associé au relié/détaché, et cela pour faire valoir l'autonomie de l'intention de mettre en œuvre un matériau végétal plutôt qu'un bâtiment construit en dur comme s'y attend notre esprit.

Il s'agit d'une expression analytique, puisque l'on peut considérer séparément la présence d'une construction conçue par l'esprit, révélée par les quelques indices qui nous sont laissés, et le fait que le matériau végétal annihile presque complètement sa vue, et donc son apparence normale.

 

 


 

 

Snøhetta : à gauche, restaurant sous l'eau en Norvège (livré en 2019)

Haut à droite, Wolfe Center for the Arts à Bowling Green, Ohio (2011)

Ci-contre, la ZEB Pilot House près d'Oslo (2014)

Sources des images : https://www.archdaily.com/882130/snohetta-unveils-designs-for-europes-first-underwater-restaurant
http://www.brucedamonte.com/projects/wolfe-center-for-the-arts/
et http://www.journal-du-design.fr/architecture/zeb-pilot-house-par-snohetta-54041/


 

On passe à l'expression cette fois synthétique de la même association du relié/détaché et du fait/défait dans le cadre de l'option M. Tout comme les expressions analytiques du fait/défait se répondaient en s'inversant dans les options e et M, une inversion similaire s'observe dans ses expressions synthétiques. Dans l'option e, l'intention de l'esprit était de montrer qu'il pouvait concevoir des bâtiments qui niaient les propriétés pesantes de la matière, ce qui donnait des bâtiments ou des parties de bâtiment qui semblaient tenir en l'air par lévitation. Dans l'option M, à l'inverse, l'intention des architectes est de montrer que les propriétés pesantes de la matière peuvent conduire à nier l'apparence stable normalement attendue d'un bâtiment conçu par l'esprit. En fait, il s'agit de faire croire que le bâtiment s'enfonce dans le sol, voire dans la mer.

On en donne trois exemples que l'on doit tous aux architectes du cabinet Snøhetta. D'abord, le projet d'un restaurant qui semble s'enfoncer dans l'eau, livré en 2019 dans le village de Båly en Norvège. Ensuite, le Wolfe Center for the Arts terminé en 2011 à Bowling Green dans l'Ohio (US) qui semble s'enfoncer en terre par son arrière, comme veulent notamment nous le faire croire la ligne penchée de ses vitrages latéraux et sa façade d'entrée inclinée. Enfin, une maison individuelle « zéro énergie » construite en 2014 dans la banlieue d'Oslo et dénommée « ZEB Pilot House ». Là aussi, son enveloppe principale noire semble s'enfoncer en terre sur l'arrière, une impression qui est renforcée par l'inclinaison de son vitrage. Ce basculement de l'enveloppe principale laisse comme à découvert le reste de la construction qui, lui, ne semble pas avoir bougé.

Dans ce dernier cas, l'effet d'ouvert/fermé résulte directement de l'illusion que l'enveloppe fermée noire ouvre le reste du bâtiment en basculant sur l'arrière. Dans les autres cas, c'est l'enfoncement même dans le sol ou dans l'eau qui donne l'impression que ce matériau s'ouvre pour recevoir le bâtiment fermé qui y bascule.

L'effet du centre/à la périphérie correspond évidemment à notre déstabilisation face à l'enfoncement du bâtiment : le sol, que l'on croyait solide et stable, se dérobe sous le bâtiment ou le laisse glisser dans la mer.

L'intention des architectes a donc été de faire croire que les propriétés pesantes de la matière pouvaient déjouer et réduire à néant les capacités de l'esprit à concevoir des bâtiments reposant stablement sur le sol. Pendant leur bascule les bâtiments se détachent de leur position normale, cela tout en restant reliés au sol qui semble encore localement les porter ou, dans le cas de la maison individuelle, en restant relié à la partie du bâtiment qui n'est pas affectée par cette bascule. Ce sont là des effets de relié/détaché, et puisqu'en s'enfonçant dans le sol ou dans la mer le bâtiment semble se défaire ou se disloquer, c'est le fait/défait qui est associé au relié/détaché. Le résultat de cette association est que se trouve donc affirmée l'autonomie de l'intention concernant la mise en œuvre du matériau construit par rapport à l'attente de notre esprit, une attente qui n'est certainement pas que le bâtiment semble s'effondrer dans le sol ou s'enfoncer dans la mer.

Il s'agit d'une expression synthétique, car on ne peut pas considérer que ces bâtiments sont « faits » sans constater qu'ils semblent en train de se défaire en s'enfonçant dans le sol ou dans la mer.

 

 



Snøhetta : Bibliothèque d'Alexandrie, Égypte (1989-2001)

Sources des images : https://snohetta.com/project/5-bibliotheca-alexandrina et
https://www.n-3rab.com/%D9%85%D9%83%D8%AA%D8%A8%D8%A9-%D8%A7%D9%84%D8%A7%D8%B3%D9%83%D9%86%D8%AF%D8%B1%D9%8A%D8%A9-%D9%88-%D8%A7%D9%85%D9%87%D8%A7%D8%AA-%D8%A7%D9%84%D9%83%D8%AA%D8%A8/

 

Pour une expression synthétique de l'association du relié/détaché et du centre/à la périphérie dans le cadre de l'option M, une autre œuvre du cabinet Snøhetta, la bibliothèque d'Alexandrie conçue en 1989 et livrée en 2011. Comme dans les exemples précédents le bâtiment semble basculer, mais à leur différence il ne semble pas s'enfoncer mais seulement basculer autour d'un axe, une partie remontant pendant que l'autre descend ainsi que le montre la tranche du bassin qui apparaît à son avant.

L'effet d'ouvert/fermé est une conséquence du soulèvement de la partie arrière du bâtiment : le sol s'ouvre, puisqu'un bâtiment fermé en sort. De l'autre côté, c'est l'enfoncement du bâtiment qui semble ouvrir à l'air libre le mur circulaire fermé qui soutient le bassin bordant la route.

Un premier effet du centre/à la périphérie correspond à la répétition des creux pyramidaux défonçant régulièrement la surface du toit à l'endroit de ses baies : chaque creux y forme un centre d'intérêt visuel entouré sur toute sa périphérie de centres d'intérêt semblables. À l'intérieur, en sous-face de cette toiture, ce sont les poteaux de soutien et leurs hauts chapiteaux qui forment autant de centres d'intérêt visuels entourés sur toute leur périphérie de centres d'intérêt semblables.

Une nouvelle fois, l'intention des architectes a été de faire croire que les propriétés de la matière du bâtiment pouvaient complètement démentir celle que notre esprit lui attribue habituellement, en l'occurrence en faisant croire que la masse très pesante du bâtiment pouvait se comporter comme un léger bouchon qui se balance, comme ballotté par l'eau du bassin qui l'entoure. Cet effet de bascule est également perceptible à l'intérieur du bâtiment, d'où l'on perçoit bien la pente de la toiture et qui est lui-même organisé en niveaux décalés selon la même pente. Le bouchon ballotant sur l'eau que semble former le bâtiment est nécessairement relié à ce qui l'environne, mais il en paraît simultanément détaché puisque, précisément, il parvient à pivoter. Cet effet de relié/détaché occasionné par l'impression de basculement nous déstabilise puisqu'il nous prive de la conviction que le bâtiment est stablement posé sur le sol, et c'est donc l'effet du centre/à la périphérie qui est ici associé au relié/détaché pour faire valoir l'autonomie de l'intention concernant la mise en œuvre du matériau construit par rapport à l'attente de notre esprit, une attente qui n'est certainement pas que le bâtiment semble ballotter de façon instable.

Il s'agit d'une expression synthétique, car nous ne pouvons pas prendre connaissance de l'aspect du bâtiment sans constater son apparent basculement.

 


 

On vient donc de terminer, aussi bien dans les arts plastiques que dans l'architecture, la dernière étape de la dernière phase de l'ontologie matière/esprit.

On peut être surpris que la fin de cette ontologie ne donne pas lieu à une sorte d'apothéose manifestant la maturité parvenue à son comble du couple formé par ces deux notions. Mais il en va du passage d'une ontologie à l'autre comme du passage d'une phase ontologique à l'autre : tout ce que l'on peut espérer voir dans un tel moment c'est que ce qui valait jusqu'ici a désormais fait son temps, et que du nouveau a poussé qui est désormais suffisamment mûr pour remplacer l'ancien. En fait, c'est à la fin de la phase précédente, celle de prématurité, que l'on a vu le couple matière/esprit atteindre le stade suprême de sa maturité, lorsque les deux notions ont fait la preuve qu'elles faisaient désormais partie d'une couple de deux notions parfaitement complémentaires, à la fois liées l'une à l'autre et détachées l'une de l'autre. À la fin de la phase de maturité, très naturellement ce sont cette fois les notions de produit-fabriqué et d'intention qui ont fait la preuve d'une maturité suffisante, celle de leur capacité à maintenant émerger pleinement en qualité de nouvelles notions et à abandonner le statut de simples embryons de notions qu'elles ont eu pendant toute cette phase.

 

> Chapitre 12 – Émergence