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11.1.4.  La 4e et avant-dernière étape de la maturité :

 

À l'étape précédente, l'alliance de la notion d'intention avec celle de matière ou avec celle de l'esprit amenait ces deux dernières à se combattre, chacune défaisant alors ce que faisait l'autre. Elles se combattaient, certes, mais au moins elles étaient toutes les deux présentes pour engager ce combat. À la prochaine étape, comme on l'a vu avec l'Homme-bougie d'Urs Fischer envisagé au début de ce chapitre, l'alliance de l'intention avec la notion de matière, sous la forme d'une bougie matériellement fabriquée, rendra impossible de conserver ce qui relevait de la notion d'esprit, en l’occurrence la forme humaine de cette bougie. La quatrième étape est donc encadrée par deux étapes remarquables : dans la précédente, les notions de matière et d'esprit se détruisaient mutuellement mais elles étaient encore simultanément présentes, et dans la suivante cette coprésence ne sera même plus possible.

Que doit-on attendre de cette étape située entre le moment où la cohabitation des notions de matière et d'esprit est encore possible et le moment où cette cohabitation ne l'est plus ? On doit bien sûr penser que le conflit entre les deux notions sera plus intense qu'à l'étape précédente tout en restant en deçà de ce qui oblige les deux notions à ne plus se supporter du tout, ce qui revient à dire que l'on est au moment où la goutte n'a pas encore fait déborder le vase mais où il ne faut désormais plus grand-chose pour qu'elle le fasse car celui-ci est déjà « plus que plein ». En pratique, pour correspondre à cette situation, on verra que chacune des deux notions cherchera à saturer la situation, de telle sorte que la notion complémentaire ne sera pas encore évacuée mais complètement envahie par l'autre, complètement noyée, transfigurée par l'autre. Envahir complètement est en effet un moyen de vaincre l'autre notion, de la dominer de façon absolue, mais sans toutefois l'éliminer.

Naturellement, comme on est toujours dans le cycle matière/esprit, deux situations pourront toujours se présenter selon que l'artiste aura choisi de rendre dominante la notion d'esprit (option e) ou la notion de matière (option M) :

 - dans l'option e, l'intention de l'esprit de l'artiste saturera l'expression matérielle par un procédé systématique ou par un procédé engageant simultanément l'ensemble de la matérialité de l'œuvre fabriquée par l'artiste ;

 - dans l'option M, l'intention matérielle saturera la lecture que fera notre esprit de l'œuvre fabriquée par l'artiste en l'obligeant à y lire systématiquement le même type de chose ou le même type de procédé plastique.

À l'étape précédente, c'était le fait/défait qui résumait la situation, ce sera maintenant l'effet un cran plus intense, et il se trouve qu'il s'agit de l'effet qui a la plus forte énergie, le relié/détaché : puisque l'une des notions saturera l'autre, elles seront nécessairement toujours en relation l'une avec l'autre, toujours reliées l'une à l'autre, mais comme cette saturation rendra omniprésente la notion dominante, il faudra nécessairement s'abstraire de ce que l'on voit pour saisir la présence sous-jacente de la notion dominée, et donc toujours se détacher de ce que l'on voit. Une situation qui justifie par conséquent la fonction du relié/détaché à cette étape.

Les trois sous-options correspondront à l'association du relié/détaché avec ses trois effets subordonnés, l'un/multiple, le regroupement réussi/raté et le fait/défait. Nous les envisagerons toujours dans cet ordre.

Les deux effets que l'on va systématiquement retrouver dans toutes les œuvres ont changé eux aussi. Celui qui résume l'état de la relation entre la matière et l'esprit n'est plus le relié/détaché mais l'un/multiple, tandis que celui qui résume l'énergie de la relation embryonnaire entre intention et produit-fabriqué n'est plus l'entraîné/retenu mais l'effet d'ensemble/autonomie.

 

 

Option e : l'intention de l'esprit sature l'expression matérielle de l'œuvre par un procédé systématique ou qui engage simultanément l'ensemble de sa matérialité de telle sorte que celle-ci, entièrement reliée à l'intention de l'esprit, ne peut apparaître distinctement qu'en se détachant de l'intention de l'esprit, révélant ainsi l'autonomie des intentions liées à l'esprit par rapport à leur mise en œuvre matérielle :

 

IMAGE ÉVOQUÉE : Damien Hirst, requin préservé dans le formol

Elle est en principe accessible à l'adresse https://hypebeast.com/2017/11/damien-hirst-visual-candy-and-natural-history-gagosian-gallery-hong-kong

Sinon, faites une recherche sur un moteur de recherche de votre choix avec la requête : Damien Hirst shark preserved in formaldehyde in 3 separated vitrines

 

Pour illustrer l'option e dans le cas où le relié/détaché s'allie avec l'un/multiple dans une expression analytique, ce requin coupé en trois morceaux et conservé dans le formol par l'artiste britannique Damien Hirst (né en 1965).

Matériellement, il s'agit de trois morceaux séparés, et donc de multiples morceaux de requin, mais notre esprit comprend immédiatement que ces trois morceaux font ensemble un seul requin. C'est donc un effet d'un/multiple qui rend compte ici de la relation matière/esprit.

Ces trois morceaux de requins sont bien séparés et bien autonomes les uns des autres, et tous ensemble ils forment un requin tronçonné : effet d'ensemble/autonomie.

L'intention de Damien Hirst a été de fabriquer la mise en scène spectaculaire d'un requin en situation figée et plus ou moins pérenne. Dans le but de satisfaire cette intention, toute la matérialité de l'animal a été transformée par son immersion dans le formol et par la saturation de formol qu'elle implique, ce qui est une façon très littérale de saturer la matérialité de l'œuvre par la volonté intentionnelle de l'esprit. S'il s'agit d'un animal non sectionné plongé dans le formol, l'effet de relié/détaché provient de la séparation/détachement de sa situation ainsi immergée avec l'animal réel auquel son apparence physique le relie encore. Dans le cas de ce requin coupé en trois, s'y ajoute le fait que les trois cuves de formol sont bien détachées les unes des autres tout en étant reliées ensemble par leur alignement, et parce que chacune contient un morceau de l'animal entier. De multiples cuves dans un même alignement et pour donner à voir un seul et même animal, c'est l'un/multiple qui est associé au relié/détaché, ici en sa qualité d'effet secondaire. Il s'agit d'une expression analytique car nous pouvons constater séparément que l'œuvre est constituée de plusieurs cuves et que l'addition de leurs contenus permet de reconstituer un requin entier.

 

 

 


Damián Ortega : Cosmic Thing (2002)

Source de l'image : https://www.sortiraparis.com/arts-culture/exposition/agenda/30628-gabriel-orozco

 

 

 

Comme expression synthétique de l'association du relié/détaché avec l'un/multiple dans l'option e, cet exemple dû à l'artiste mexicain Damián Ortega (né en 1967) qui consiste en une reconstitution des divers éléments d'une automobile Coccinelle, ceux-ci étant laissés écartés les uns des autres.

Cette intention de l'esprit de l'artiste est omniprésente car elle conditionne l'ensemble de la disposition de son œuvre, aussi bien la décision de morceler la voiture que la position relative de ses diverses parties pour faire en sorte d'évoquer au mieux la forme de la voiture entière.

Matériellement il y a là une multitude de morceaux séparés, mais notre esprit les utilise pour reconstituer par l'imagination une seule et même voiture : l'effet d'un/multiple rend compte de l'état de la relation matière/esprit.

L'effet d'ensemble/autonomie va de soi.

Les multiples morceaux détachés sont liés entre eux par le fait qu'ils appartiennent à une seule et même voiture, mais pour avoir à l'esprit la voiture entière que l'on pourrait reconstituer en les assemblant il faut se détacher complètement de son aspect présent de voiture fragmentée. Et comme il n'est pas possible de reconstituer par la pensée la voiture entière sans partir de sa division en une multitude de morceaux, il s'agit d'une expression synthétique.

 

 

 


Gabriel Orozco : La DS 1993 (DS Citroën modifiée)

Source de l'image : https://blog-espritdesign.com/actus/reportage/reportage-exposition-lart-et-la-machine-36529

 

 

Association du relié/détaché avec le regroupement réussi/raté dans une expression analytique, la DS 1993 du mexicain Gabriel Orozco (né en 1962). Il s'agit d'une version extrêmement étroite de la DS Citroën puisqu'il y a la place pour un conducteur mais pas pour un passager. Gabriel Orozco n'a pas cherché à masquer que sa DS a été fabriquée à l'aide de morceaux d'une vraie DS, la trace du sciage du pare-choc étant bien visible en son milieu ainsi qu'un trait de coupure au milieu du pare-brise et dans la partie haute de son encadrement.

Au moyen de multiples pièces matérielles prélevées sur une véritable DS, il a fabriqué une œuvre que notre esprit lit comme étant un seul et même véhicule : c'est un effet d'un/multiple qui rend compte de l'état de la relation matière/esprit.

Les défauts d'assemblage visibles entre les différents morceaux préservent leur autonomie et l'effet que chacun produit est également très autonome de celui qu'ils produisent lorsqu'ils sont assemblés dans une vraie DS. Toutefois, leur assemblage a l'aspect d'une véritable voiture, laquelle est donc leur effet d'ensemble : effet d'ensemble/autonomie.

Il ne fait pas de doute que l'intention de Gabriel Orozco a été de fabriquer une DS étroite, cette intention saturant cette réalisation au point qu'elle transparaît à la fois dans ses aspects « normaux » (apparence normale des vrais morceaux de DS utilisés) et dans ses aspects bizarres liés à son apparence spécialement étroite (pare-brise fortement ceintré, angle entre phares devenu très aigu, capot étonnamment triangulaire, etc.). Toutefois, si toute la matière que l'on voit est reliée à l'apparence matérielle d'une véritable DS, il faut se détacher de ce qui nous est montré pour faire le lien entre la voiture qui nous est montrée et l'apparence d'une véritable DS.

Le regroupement de l'œuvre fabriquée par Gabriel Orozco avec une DS est réussi puisque l'on pense à la DS lorsqu'on voit cette fabrication, mais il est en même temps raté puisqu'on voit bien qu'il ne s'agit pas d'une vraie DS, laquelle est beaucoup plus large : c'est le regroupement réussi/raté qui est associé au relié/détaché, et dans une expression analytique puisque nous pouvons considérer séparément que cette voiture a été fabriquée par l'assemblage un peu bricolé de diverses parties de voiture et que son résultat ressemble à une DS.

 

 

 


Bharti Kher : Muffins au chocolat (2004)

Source de l'image : https://cgdartist.wordpress.com/2015/05/04/p-ic-artist-research/

 

 

AUTRES IMAGES ÉVOQUÉES : Thomas Grünfeld, cochon/oiseau et Stephan Balkenhol, trois hybrides (2014 – Lion, Vache, Rhinocéros)

Elles sont en principe accessible aux adresses https://www.designboom.com/art/misfits-by-thomas-grunfeld/

et https://chimerism.wordpress.com/2016/03/31/introduction/

Sinon, faites une recherche sur un moteur de recherche de votre choix avec les requêtes :

Thomas Grünfeld misfit pig/bird 2001 cochon/oiseau

Stephan Balkenhol trois hybrides Lion Vache Rhinocéros 2014

 

Pour illustrer l'option e dans le cas où le relié/détaché s'allie avec le regroupement réussi/raté dans une expression synthétique, on donne l'exemple de trois oeuvres d'artistes qui ont fait usage, occasionnellement ou plus systématiquement, de la représentation de chimères : Bharti Kher, une artiste indienne (née en 1969) avec ses Muffins au chocolat de 2004, Thomas Grünfeld, un artiste allemand (né en 1956) avec son cochon/oiseau de 2001, extrait de l'une de ses séries de chimères dans lesquelles il s'est plus ou moins spécialisé, et enfin un autre artiste allemand, Stephan Balkenhol (né en 1957) avec son groupe de trois hybrides de 2014, Lion, Vache, Rhinocéros. On se concentrera sur l'analyse de l'œuvre de Bharti Kher qui semble la plus forte. Elle rassemble une partie de corps de femme, une jambe de cheval et un visage de singe. L'un de ses seins est poilu, peut-être une extension du métissage avec le singe.

Matériellement, cet être hybride est « un », car il se présente matériellement comme une unité entière et autonome, capable de tenir debout tout seul en portant un plateau de pâtisseries, mais pour notre esprit il est aussi « multiple » puisqu'on distingue en lui des morceaux d'au moins trois espèces différentes : l'effet d'un/multiple rend compte de l'état de la relation matière/esprit.

Cet effet d'un/multiple est étroitement associé à celui d'effet d'ensemble/autonomie dès lors que les trois espèces qui concourent à la fabrication de cet hybride sont clairement autonomes les unes des autres, tandis que l'hybride apparemment viable qu'ils fabriquent ensemble est leur effet d'ensemble.

L'intention de l'esprit de Bharti Kher était de fabriquer un hybride. Cette intention a été pleinement réalisée et elle sature l'œuvre puisque tous ses aspects y contribuent. Comme c'est grâce à la matérialité de ses différents morceaux (un grand morceau de femme, une jambe de cheval, un visage de singe) que l'intention se manifeste, la matérialité de ces morceaux est complètement reliée à l'intention de son esprit. Toutefois, comme nous n'avons en face de nous ni une femme complète, ni un cheval complet, ni un singe complet, nous devons nous détacher de ce qui nous est montré pour imaginer l'aspect réel d'une femme, d'un cheval et d'un singe, afin de reconnaître que les morceaux de l'être hybride fabriqué par l'artiste sont des morceaux de ces espèces-là. Cet être hybride réussit à regrouper en lui trois espèces différentes, mais comme l'hétérogénéité de ces trois espèces n'est pas gommée, la perfection de ce regroupement s'en trouve ratée. Il s'agit d'une expression synthétique puisqu'on peut pas considérer que cet être hybride unifie en lui trois espèces différentes sans prendre en compte l'hétérogénéité très apparente des espèces qu'il regroupe.

 

 

IMAGE ÉVOQUÉE : Marc Desgrandchamps, Sans titre (2001)

Elle est en principe accessible à l'adresse Source de l'image : https://www.pinterest.ch/pin/395331673514086896/  ou http://www.graphiste-webdesigner.fr/blog/2015/10/marc-desgrandchamps/

Sinon, faites une recherche sur un moteur de recherche de votre choix avec la requête : Marc Desgrandchamps Sans titre 2001

 

Avec le peintre français Marc Desgrandchamps (né en 1960), un exemple synthétique d'association du relié/détaché avec le fait/défait. Le personnage et le paysage semblent, dans cette peinture « Sans titre » de 2001, deux réalités distinctes qui n'interagissent pas l'une sur l'autre, dès lors que la vue du paysage n'est pas masquée par le personnage et qu'elle passe à travers lui.

Matériellement, il y a un seul tableau, mais notre esprit considère qu'il y a en fait deux vues distinctes qui sont anormalement superposées : c'est un effet d'un/multiple qui rend compte de l'état de la relation matière/esprit.

Ces deux vues autonomes font ensemble un effet de superposition : effet d'ensemble/autonomie.

L'intention de Marc Desgrandchamp était de fabriquer un tableau dont le paysage représenté et le personnage qui s'y trouve seraient mutuellement indépendants, et toute la matérialité suggérée dans ce tableau répond à cette intention qui sature sa mise en œuvre au point que la matière du personnage a été rendue partiellement transparente. L'apparence de ce que l'on voit est bien reliée à l'apparence qu'aurait une véritable femme sur une plage, mais il faut se détacher de ce qui est montré pour envisager qu'il s'agisse d'une femme car une véritable femme n'est pas ainsi transparente.  Cet effet de relié/détaché est associé au fait/défait, puisqu'on voit bien qu'il y a une femme qui est faite, mais son apparence est défaite par cette transparence. À cela s'ajoutent les coulures de peinture, bleues, rouges et blanches qui se détachent de la surface de ses pieds et de sa jupe tout en y étant reliées, et qui contribuent aussi à défaire son apparence. Il s'agit d'une expression synthétique car on ne peut pas conclure qu'il s'agit d'une femme sans surmonter l'anomalie de sa transparence partielle.

 

 

Option M : l'intention matérielle qui relie toutes les parties de l'œuvre fabriquée sature la lecture qu'en fait notre esprit en l'obligeant à y lire systématiquement le même type de chose ou de procédé plastique, de telle sorte que pour que notre esprit en fasse une lecture indépendante il devra se détacher de la lecture imposée par la disposition matérielle, révélant ainsi l'autonomie des intentions matérielles par rapport à la volonté ou l'activité de l'esprit :

 

 


Jean-Michel Othoniel : Kiosque des Noctambules, entrée de la station de métro Palais Royal - Musée du Louvre à Paris (2000)

Source de l'image : https://www.parisladouce.com/2013/03/paris-le-kiosque-des-noctambules-de.html

 

 

Comme exemple analytique d'association de l'effet de relié/détaché avec l'un/multiple dans l'option M, l'entrée de métro de la station Palais Royal-Musée du Louvre à Paris, une œuvre de 2000 de l'artiste français Jean-Michel Othoniel (né en 1964), aussi appelée « Kiosque des Noctambules ».

Matériellement, il s'agit d'une unique construction qui, bien que très aérée, peut être qualifiée de compacte puisque toutes ses parties sont continues. Toutefois, notre esprit ne peut s'empêcher de relever que la surface de ses garde-corps est faite de multiples ronds assemblés les uns contre les autres et que ses lignes sont faites de l'assemblage de multiples boules de verre ou de métal : c'est un effet d'un/multiple qui rend compte de l'état de la relation matière/esprit.

Ses surfaces sont donc l'effet d'ensemble que produisent de multiples ronds autonomes, tout comme ses lignes sont l'effet d'ensemble que produisent de multiples boules autonomes, d'autant plus autonomes d'ailleurs qu'elles sont en différents matériaux (verre ou métal), de différentes couleurs (pour les boules en verre) ou de différentes grosseurs (pour les boules en métal) : autant d'effets d'ensemble/autonomie.

L'intention de Jean-Michel Othoniel a été de saturer la mise en œuvre matérielle par des formes rondes, que ce soient les ronds qui s'assemblent en surfaces de garde-corps, que ce soient les boules métalliques des poteaux, que ce soient les boules en verre de la couverture, que ce soient les formes en arceaux sur lesquelles s'assemblent ces boules en verre, ou que ce soient les grandes et petites armatures sur lesquelles sont fixés ces arceaux. Notre lecture de l'édifice est nécessairement conditionnée par cette omniprésence de formes rondes reliées les unes aux autres, de telle sorte que pour repérer la forme de cet édifice nous devons nous détacher de cette seule lecture « par ronds » pour décomposer sa forme d'ensemble et lire comment elle se divise en plusieurs registres, celui des surfaces en partie basse, celui des poteaux en boules de métal, celui des boules de verre en toiture, la division de celle-ci en une moitié à tonalité principale rouge et une autre moitié à tonalité principale bleue, et enfin celui des grandes bandes d'armatures qui soutiennent les arceaux de la toiture. L'effet d'un/multiple se retrouve ainsi une seconde fois dans cette œuvre, cette fois en association avec celui de relié/détaché. Il s'agit d'une expression analytique puisqu'on peut considérer séparément l'omniprésence des formes en rond et sa division en multiples registres de formes, de couleurs et de matériaux différents.

 

 

 


Shepard Fairey : le Poster « Hope » d'Obama

Source de l'image : https://hypebeast.com/2012/9/25000-fine-2-years-probation-for-shepard-faireys-hope-obama-posters

 

 

Le poster « HOPE » conçu pour la campagne présidentielle de 2008 de Barack Obama a rendu son auteur, l'artiste américain Shepard Fairey (né en 1970), immédiatement célèbre.

Son intention était de faire apparaître la matérialité du visage de Barack Obama sous l'aspect d'un mélange d'aplats de couleurs brutalement contrastées le long de lignes de démarcation bien nettes. Aucun aspect de la matérialité du visage n'échappe à cette intention, et notre esprit ne peut reconnaître le visage de Barack Obama sans s'affronter à la saturation de cette image par l'effet visuel produit par ces aplats de couleurs violemment contrastées. Matériellement, il s'agit de multiples aplats bien distincts et bien tranchés les uns des autres, mais notre esprit parvient à passer outre à leur division pour y reconnaître un visage unique et unifié : c'est un effet d'un/multiple qui rend compte de la relation matière/esprit.

Dit autrement, ce visage de Barack Obama est l'effet d'ensemble que produisent des aplats aux formes et aux couleurs très autonomes les unes des autres : c'est un effet d'ensemble/autonomie.

La matérialité du portrait proposé est évidemment reliée à celle du « vrai » Barack Obama, mais c'est seulement en se détachant globalement de sa lecture par aplats de couleurs que notre esprit peut reconstituer son apparence, car seul un coup d'œil global et synthétique permet de reconstituer visuellement les volumes de son visage, des volumes qui disparaissent dès qu'on ne regarde ces aplats que dans le détail de leurs séparations linéaires. Comme on ne peut lire la présence volumique unifiée de son visage qu'en s'affrontant à la division de la surface en multiples couleurs très contrastées, c'est l'effet d'un/multiple qui est ici associé au relié/détaché. Il s'agit d'une expression analytique puisqu'on peut considérer séparément la présence d'un visage et la division de la surface en multiples couleurs différentes.

 

 

IMAGE ÉVOQUÉE : Stephan Balkenhol, Ballerine (bois peint de 2013 )

Elle est en principe accessible à l'adresse Source de l'image : https://www.boumbang.com/stephan-balkenhol/ (image de son détail)

Sinon, faites une recherche sur un moteur de recherche de votre choix avec la requête : Stephan Balkenhol Ballerine bois peint 2013

 

Nous retrouvons Stephan Balkenhol avec une ballerine en bois peint datant de 2013. Sa surface est systématiquement marquée par des coups de façonnage que l'artiste a volontairement laissés bien lisibles pour que l'on n'ignore pas, malgré son réalisme, qu'il ne s'agit pas d'un véritable personnage mais d'une sculpture en bois façonnée à la hachette ou au ciseau à bois.

Toutes les multiples entailles matérielles bien visibles séparément sont lues par notre esprit comme formant ensemble une seule et même surface sculptée représentant un seul et même personnage : c'est un effet d'un/multiple qui rend compte de la relation matière/esprit.

Ce personnage de ballerine est l'effet d'ensemble que produisent ces entailles autonomes quant à leur forme exacte, quant à leur orientation dans l'espace et quant à la couleur qu'elles reçoivent ou qu'elles ne reçoivent pas après la sculpture (effet d'ensemble/autonomie).

L'intention de Stephan Balkenhol était de fabriquer une représentation de ballerine dont l'apparence matérielle serait entièrement conditionnée par des marques visuelles signalant qu'il s'agissait d'une statue réalisée en bois. De fait, notre esprit ne peut pas lire cette forme sans être constamment assailli par la perception des éclats qui ont été laissés dans le bois pour la façonner, et qui saturent l'œuvre au point que pas une de ses parties n'y échappe. La forme toute « hachée » que nous voyons nous apparaît certainement reliée à l'apparence qu'aurait une véritable ballerine, mais notre esprit doit se détacher de ce qui nous est montré pour imaginer quelle serait sa véritable forme, nécessairement exempte de ces entailles : effet de relié/détaché. Sur une seule et même forme se regroupent deux ballerines bien distinctes, celle en bois entaillé d'éclats qui nous est montrée et celle que nous imaginons lorsque nous essayons de neutraliser cet aspect « bois », c'est donc l'un/multiple qui est associé ici au relié/détaché. Il s'agit d'une expression synthétique, car nous ne pouvons pas imaginer la ballerine qu'évoque cette statue sans nous affronter constamment à la présence des éclats de bois. Cette fois l'effet d'un/multiple est pris en qualité d'effet secondaire du relié/détaché.

 

 

IMAGE ÉVOQUÉE : Bernard Frize, Rassemblement, acrylique et résine sur toile (2003) ou Trapu (2001)

Elle est en principe accessible à l'adresse Source de l'image : https://www.tttmagazine.com/art-idee/dora-maar-et-bernard-frize-au-centre-georges-pompidou-pour-cet-ete-2019/ ou http://www.lacritique.org/article-frize-bernard-peintre-aux-procedures-paradoxales ou https://www.connaissancedesarts.com/musees/centre-pompidou/flash-expo-bernard-frize-sans-repentir-au-centre-pompidou-11122105/ ou https://www.invaluable.com/auction-lot/bernard-frize-ne-en-1949-trapu-acrylique-et-resin-102-c-3994919ba9 

Sinon, faites une recherche sur un moteur de recherche de votre choix avec la requête : Bernard Frize rassemblement 2003

 

Pour un exemple d'expression analytique de l'association entre le relié/détaché et le regroupement réussi/raté dans l'option M, une œuvre du peintre français Bernard Frize (né en 1954). Comme la plupart de ses œuvres, elle est réalisée en résine colorée à la peinture acrylique.

Il s'agit d'une trame régulière de barreaux obliques qui sont matériellement répétés à de multiples reprises, tandis que notre esprit repère que cette répétition s'opère toujours d'une seule et même façon : c'est un effet d'un/multiple qui rend compte de la relation matière/esprit.

Cette trame est l'effet d'ensemble de ces multiples barreaux aux couleurs autonomes et chacun visible de façon autonome : effet d'ensemble/autonomie.

Un examen attentif montre que les barreaux n'ont pas été peints individuellement mais sous forme d'escaliers descendant vers la droite, chaque « hauteur de marche » correspondant à un écart de trois barreaux, la superposition des différentes couleurs se lisant d’ailleurs dans les barreaux verticaux. L'intention de Bernard Frize a donc été de mettre en œuvre de façon systématique un graphisme en escaliers avec changements de couleur. L'apparence du résultat est entièrement conditionnée par cette intention de mise en œuvre matérielle, au point qu'il n'y a rien d'autre à voir ici que des tracés en escalier obliques réalisés en résine colorée, et imbriqués les uns avec les autres de telle sorte qu'un changement de couleur intervient à chaque tiers de la hauteur des marches de chacun. La configuration de la grille implique par elle-même un effet de relié/détaché : chaque barreau d'une colonne est matériellement détaché des autres par un grand blanc, et il est aussi relié aux autres par le tracé des « contremarches » presque verticales qui permettent de passer d'une colonne à l'autre. Cet effet est cependant renforcé par l'attitude que nous devons adopter pour lire cette grille : si nous la lisons comme elle a été tracée, c'est-à-dire en suivant chaque trait de couleur, nous voyons que chacun relie en continu le haut et le bas du tableau, et aussi qu'il se relie à tous les autres tracés au moment où il passe sur les contremarches, mais, pour lire l'effet de détachement qui résulte des surfaces blanches laissées entre barreaux, il faut se détacher de la lecture de ces tracés qui ne font que des effets de relié et prendre du recul par rapport à leur dessin continu en escalier. Prenant ce recul qui permet de lire que les tracés reliés et qui relient sont aussi détachés les uns des autres, on remarque alors que tous les barreaux sont regroupés en une trame oblique régulière et que des différences de couleur font rater l'uniformité de ce regroupement. C'est donc le regroupement réussi/raté qui est associé au relié/détaché, et il s'agit d'une expression analytique puisqu'on peut considérer séparément la régularité géométrique de la trame et la variété des couleurs des différents barreaux qui la constituent.

 

 

 


Keith Haring : All the World, Pise, Italie (1989)

Source de l'image : https://foundationblog.haring.com/topics/tuttomondo

 

 

Autre exemple d'expression analytique de l'association entre le relié/détaché et le regroupement réussi/raté dans l'option M, la fresque murale réalisée en 1989 sur un mur de l'église Sant'Antonio Abate de Pise par l'artiste américain Keith Haring (1958-1990). Elle est intitulée « All the World » et, du fait de sa mort précoce, ce fut sa dernière œuvre réalisée dans un espace public.

À l'échelle de son ensemble cette fresque forme matériellement une continuité compacte et au style parfaitement unifié, tandis que notre esprit ne peut manquer de percevoir qu'elle est décomposée en une multitude de personnages bien distincts et de petits tracés bien distincts. À l'échelle de chacun de ces personnages, l'unicité de sa forme est matériellement affirmée par une couleur uniforme et un cerne noir global sans aucun détail interne, tandis que notre esprit ne peut manquer de percevoir sa division en multiples parties, chacun de ses membres étant bien individualisé et chaque partie de son corps ayant une forme bien autonome, d'ailleurs souvent caricaturale, tel qu'il en va des emboitements impossibles ou des déformations locales en soufflet d'accordéon. À toutes les échelles donc, c'est un effet d'un/multiple qui rend compte de la relation matière/esprit.

L'effet d'ensemble/autonomie est également très évident et il s'exprime de façon très similaire à celle de l'un/multiple.

De façon tout aussi évidente, l'intention de mise en œuvre plastique sature l'œuvre par son systématisme : toutes les figures sont réalisées de façon schématique, remplies par un aplat de couleur uniforme que cerne un tracé noir d'épaisseur uniforme, toutes ces figures sont écartées les unes des autres par un écart régulier et l'espace blanc qui les sépare est rempli de hachures réalisées en un même tracé noir de même épaisseur et écartées d'une même distance.

L'effet de relié/détaché est très présent dans ce graphisme : toutes les figures sont réalisées au moyen d'un tracé noir qui fait un effet de relié tout en se détachant visuellement sur les surfaces blanches ou colorées, et elles sont toutes reliées dans la trame de densité régulière qu'elles génèrent ensemble, cela tout en étant bien détachées les unes des autres par les surfaces blanches qui les séparent. Comme pour la grille de Bernard Frize, pour percevoir ce relié/détaché intrinsèque au style graphique il faut se détacher de la lecture du détail des formes : certes, à petite échelle, l'effet produit par les tracés noirs qui relient tout en se détachant visuellement sur leur fond peut être perçu sans les quitter des yeux, mais il faut s'en détacher et prendre du recul pour lire la façon dont les traits de contour relient chaque figure à l'extérieur de son aplat coloré et la détache du fond blanc du mur, et surtout pour lire la façon dont toutes ces figures sont à la fois bien détachées les unes des autres et reliées les unes aux autres dans une trame de densité uniforme. C'est ce recul qui permet de voir que toutes les figures colorées et toutes les hachures noires isolées se regroupent dans une trame de densité uniforme occupant toute la surface du mur, et c'est également ce recul qui permet de lire que l'uniformité de ce regroupement est ratée puisque chaque figure se singularise par une forme, une attitude et une couleur différentes, et aussi parce que les hachures noires se refusent absolument à fusionner avec les surfaces en aplats colorés. C'est donc encore un effet de regroupement réussi/raté qui est ici associé au relié/détaché, et encore dans une expression analytique puisque l'on peut considérer séparément la densité uniforme de la trame dessinée et l'autonomie très grande de chacune des figures qu'elle contient.

 

 

 


Guy Limone installant ses figurines sur une table

Source de l'image : https://www.facebook.com/GuyLimone/

 

 

Pour un exemple d'expression cette fois synthétique de l'association entre le relié/détaché et le regroupement réussi/raté dans l'option M, on envisage l'un des procédés récurrents de l'artiste français Guy Limone (né en 1958) qui consiste à installer des groupes de tout petits personnages en plastique coloré, ainsi qu'on le voit faire ici sur une table.

Matériellement, il s'agit de multiples personnages, mais notre esprit repère qu'ils forment un groupe de personnages similaires : c'est un effet d'un/multiple qui rend compte de la relation matière/esprit.

Ce groupe qu'ils forment est leur effet d'ensemble tandis que l'autonomie de couleur et d'attitude de chacune des figurines est bien discernable : effet d'ensemble/autonomie.

L'intention de Guy Limone consiste à fabriquer un groupe de personnages dont la matérialité est inévitablement perçue comme monocolore et de taille infiniment petite. Dans ces conditions, notre esprit ne peut pas lire ces figures et y reconnaître une femme faisant un grand geste, ou un enfant portant un cartable, etc., sans être confronté à la fois à la particularité de leur taille si petite qu'elle rend difficile leur examen et à l'uniformité de leur couleur qui rend leurs détails difficilement cernables. L'intention de matérialiser des personnages monocolores et minuscules est donc omniprésente et elle conditionne totalement leur perception.

Étant des reproductions miniatures de personnages qui pourraient être réels, la matérialité de ces figurines est entièrement reliée à celle qu'auraient des personnages de taille réelle et d'aspect normal, mais il faut complètement se détacher de leur échelle miniature et de leur couleur uniforme pour penser à ce que seraient ces personnages réels : c'est un effet de relié/détaché. Leur forme se regroupe parfaitement avec celle de personnages de grandeur réelle, mais leur taille miniature et leur couleur criarde font échouer ce regroupement : association du regroupement réussi/raté et du relié/détaché. Il s'agit d'une expression synthétique puisque nous ne pouvons pas nous rendre compte que ces tout petits objets ont l'apparence de personnages réels sans constater qu'ils sont de taille minuscule et de couleur bizarrement uniforme.

 

 

IMAGE ÉVOQUÉE : Stephan Balkenhol, Homme à la chemise verte (2013 - bois peint)

Elle est en principe accessible à l'adresse Source de l'image : https://www.boumbang.com/stephan-balkenhol/ (2e image)

Sinon, faites une recherche sur un moteur de recherche de votre choix avec la requête : Stephan Balkenhol Homme à la chemise verte bois peint 2013

 

Pour une expression analytique dans laquelle le relié/détaché s'associe au fait/défait dans le cadre de l'option M, nous retrouvons Stephan Balkenhol, cette fois pour son « Homme à chemise verte » de 2013. À de multiples occasions il a utilisé ce principe qui consiste à tailler son personnage dans une poutre en bois dont une partie est laissée intacte afin de lui servir de socle, un socle tellement haut qu'il fait visiblement partie de la statue qui se lit alors comme un homme en bois juché en haut d'un parallélépipède en bois.

Matériellement, il s'agit d'un seul morceau de bois puisque le personnage n'a jamais été détaché du tronc dans lequel il a été sculpté, mais notre esprit considère que cette œuvre est en deux parties, celle qui sert de socle et la statue juchée sur ce socle. Il s'agit donc d'un effet d'un/multiple qui rend compte de la relation matière/esprit. Cet effet peut également lire dans ce même rôle mais d'une autre façon : le socle ne montre qu'un matériau uniforme, la surface de chacune de ses faces étant donc « une », tandis que le personnage qui représente un humain doté d'un esprit a un volume complexe fait de multiples parties bien distinctes utilisant de multiples couleurs.

Cette statue montée sur un socle est l'effet d'ensemble que génèrent deux parties aux aspects et aux fonctions très autonomes, le socle et le personnage : effet d'ensemble/autonomie.

L'intention de Stephan Balkenhol était de fabriquer une statue dont on n'ignore pas qu'elle était matériellement extraite d'une poutre en bois. Cette intention sature l'apparence matérielle de son oeuvre : la surface du personnage est marquée par des coups de hachette ou de ciseau à bois, tout comme celle de la ballerine précédemment analysée, et surtout elle reste solidaire d'une partie de la poutre en bois dans laquelle elle a été taillée. Cette partie non taillée de la poutre est d'ailleurs tellement plus haute que le personnage que nous ne pouvons l'ignorer.

Ainsi juché sur son socle, le personnage en chemise verte est entièrement relié à lui, relié parce qu'il est dans son prolongement, mais aussi physiquement relié puisque le bois utilisé est continu lorsqu'on passe du socle au personnage. Toutefois, le personnage se détache visuellement de son socle du fait de son aspect modelé et coloré très différent de celui-ci du socle laissé brut : c'est un effet de relié/détaché. Comme il en allait pour la ballerine, il faut aussi se détacher complètement de l'apparence tailladée du personnage pour imaginer à sa place une personne réelle, et accepter que le personnage juché sur le socle soit relié à l'apparence d'une personne réelle implique également de se détacher de sa situation très haut perchée totalement incompatible avec celle d'une personne réelle dont on se demande bien, d'ailleurs, comment elle aurait pu monter là-haut. Pour finir, on remarquera qu'autant la forme de la partie haute peut être considérée comme bien faite puisqu'elle est sculptée de façon détaillée et colorée, autant on peut dire que toute sculpture et couleur sont défaites dans le socle puisqu'il est laissé brut : c'est le fait/défait qui est ici associé au relié/détaché. Il s'agit d'une expression analytique puisqu'on peut considérer séparément la partie de la poutre en bois laissé brut pour servir de socle et la partie sculptée et peinte en forme de personnage.

 

 

IMAGE ÉVOQUÉE : Xavier Veilhan, Le Carrosse au château de Versailles, France (2009 - photomontage avant installation de la sculpture en tôle pliée et soudée dans la cour d'honneur)

Elle est en principe accessible à l'adresse Source de l'image : http://palagret.eklablog.com/xavier-veilhan-bientot-un-carrosse-d-acier-plie-a-versailles-dans-la-c-a114822520 (1re image)

Sinon, faites une recherche sur un moteur de recherche de votre choix avec la requête : Xavier Veilhan Le Carrosse au château de Versailles 2009 sculpture en tôle pliée et soudée dans la cour d'honneur

 

Pour une expression synthétique dans laquelle le relié/détaché s'associe au fait/défait dans le cadre de l'option M, le « Carrosse » en tôle de 2009 du sculpteur français Xavier Veilhan (né en 1963), tel qu'il était initialement installé dans la cour du château de Versailles. Davantage que le carrosse, ce sont les chevaux qui retiendront notre attention. D'une uniforme couleur violette et décomposés en facettes agencées de façon à suggérer la dynamique de la course, ils font certainement penser à des chevaux, mais ils s'éloignent cependant très fortement de l'apparence de véritables chevaux. En particulier, le cou en zigzag des chevaux de l'arrière fait davantage penser à un diable à ressort sortant d'une boîte qu'à l'apparence d'un cheval.

Matériellement, chacun dispose d'une forme compacte, mais notre esprit repère surtout sa division en une multitude de facettes. Par ailleurs, si leur ensemble est matériellement rassemblé dans une même couleur, notre esprit ne peut s'empêcher de séparer visuellement les multiples chevaux qui composent cette continuité violette. Ce sont là deux effets d'un/multiple qui rendent compte tous les deux de la relation matière/esprit.

L'apparence d'un cheval est l'effet d'ensemble produit par toutes les facettes qui le composent, des facettes qui sont très autonomes les unes des autres par leur forme et par leur orientation dans l'espace. De la même façon, l'apparence d'un attelage tirant un carrosse est l'effet d'ensemble produit par un groupe de formes très autonomes les unes des autres. Ce sont là deux expressions de l'effet d'ensemble/autonomie.

L'intention de Xavier Veilhan a été de fabriquer une œuvre dont la matérialité est entièrement conditionnée par une décomposition en facettes monocolores. Il en résulte que notre esprit ne peut y reconnaître des chevaux et un carrosse sans être entièrement soumis à cet effet matériel de décomposition en facettes qui sature leur apparence, l'uniformité de la couleur nous empêchant en outre de nous en laisser divertir. Les chevaux que nous avons à l'esprit lorsque nous examinons cette œuvre sont nécessairement reliés à l'apparence de ce jeu de facettes, mais nous devons nous en détacher pour penser à ce que serait l'aspect réel de ces animaux : c'est un effet de relié/détaché. Par un aspect, il y a là des chevaux qui sont faits puisque nous y reconnaissons vaguement leur forme, mais cette forme est tellement éloignée de celle de véritables chevaux que nous pouvons tout aussi bien dire que leur forme est défaite, « massacrée » même pour certains. C'est donc encore le fait/défait qui est associé au relié/détaché, mais il s'agit cette fois d'une expression synthétique car nous ne pouvons pas envisager les chevaux réels sans être confrontés à ce jeu de facettes qui ne les évoque que très vaguement.

 

 


Kara Walker : Slavery! Slavery! (1997, papier découpé sur mur)

Source de l'image :
https://awarewomen
artists.com/artiste
/kara-walker/

 

 

Pour finir cette étape, un autre exemple très similaire dans lequel la saturation par un effet de décomposition en facettes monocolores est remplacée par la saturation par un effet d'aplat noir sans aucun relief. Il s'agit d'une fresque en papier découpé réalisée par l'artiste afro-américaine Kara Walker (née en 1997). Comme beaucoup de ses œuvres, celle-ci traite de l'esclavage des noirs aux États-Unis et s'appelle d'ailleurs « Slavery! Slavery! ».

On ne répètera pas l'analyse du Carrosse de Xavier Veilhan car elle vaut ici de la même façon.

 

De façon générale, il y a lieu de ne pas confondre l'effet de saturation correspondant à cette option M et l'effet lié au style personnel de chaque artiste qui existe depuis longtemps dans l'art.

Certes, il est difficile de distinguer ces deux effets dans la mesure où le choix d'un système de saturation particulier est un moyen pour un artiste de forger son style propre et que, à l'inverse, tout style personnel, de quelque époque qu'il relève, implique une façon systématique de s'exprimer. Pour toutefois les différencier, on peut souligner que l'effet de saturation tue presque complètement le sujet représenté en ne permettant pas de le percevoir sans passer par son prisme visuel, tandis que la notion de style implique plutôt que l'on a affaire à une interprétation du sujet de l'œuvre à travers le filtre du style de l'artiste, et aussi qu'il y a dans ce cas un dialogue entre le sujet qui garde une part d'existence autonome et les modifications de son apparence qui lui sont apportées par l'artiste.

 

 

 

11.1.5.  La 5e et dernière étape de la phase de maturité du couple matière/esprit :

 

On est arrivé à la dernière étape du cycle ontologique matière/esprit. La fin de ce cycle n'implique pas que ces notions vont disparaître, mais au contraire que leur pérennité est désormais acquise et que l'on va pouvoir passer à autre chose. Autre chose, c'est-à-dire commencer l'édification d'un nouveau couple de notions contraires.

On a déjà prévenu que l'une de ces nouvelles notions serait celle de produit-fabriqué qui résulte très simplement de la combinaison des deux notions acquises au cycle précédent, dès lors qu'un produit fabriqué est inévitablement une matière qui a été transformée avec l'intervention de l'esprit qui l'a conçu. De l'autre notion, celle d'intention, les quatre étapes précédentes ont vu l'apparition et l'embryogenèse, il reste cette dernière étape pour la voire naître pleinement.

Dans la réalité, il est certain que les notions de produit-fabriqué et d'intention ont toujours été présentes : depuis les grottes préhistoriques et dans toutes les périodes de l'art qui ont suivi, les artistes ont toujours eu des intentions et leurs œuvres ont toujours été des produits qu'ils ont fabriqués pour correspondre à ces intentions. Toutefois, si les artistes ont toujours eu des intentions et fabriqué des œuvres pour y correspondre, c'était de façon seulement implicite, désormais les notions de produit-fabriqué et d'intention vont devenir le sujet même de leurs œuvres, le thème de leurs recherches.

 

La notion de produit-fabriqué étant déjà contenue dans le couple matière/esprit, sa cristallisation n'a pas donné lieu à des effets spécifiques lors des quatre dernières étapes, ce qui ne sera pas davantage le cas dans la dernière. Il n'en va pas même pour la notion d'intention que l'on a vue handicaper de plus en plus violemment, soit la notion de matière, soit la notion d'esprit, et dont le « pouvoir de nuisance » va atteindre son maximum lors de cette dernière étape puisqu'elle ira jusqu'à interdire la cohabitation des notions de matière et d'esprit. La raison du développement de ce pouvoir de nuisance ? Elle est toute simple : si la notion de matière ou celle d'esprit est expulsée en présence de la notion d'intention, cela prouve que la notion d'intention a une réalité autonome et distincte des notions de matière et d'esprit puisqu'elle apparaît capable de les influencer. C'est tout, mais c'est suffisant, puisque la phase de maturité matière/esprit, outre son rôle de soudage définitif de ce couple, avait seulement pour but de faire émerger l'existence propre de la notion d'intention.

Signe que le changement de cycle implique un effort particulier, l'effet plastique principal ne pourra pas gagner un nouveau cran d'énergie. Tout comme à l'étape précédente, c'est donc l'effet de relié/détaché qui va servir à confronter la notion d'intention embryonnaire avec les notions de matière ou d'esprit. S'il faudra encore se détacher de l'œuvre pour saisir les relations qu'elle implique, cet effet ne sera toutefois pas vraiment le même qu'à l'étape précédente car ses trois effets secondaires associés se seront décalés d'un cran : l'un/multiple disparaît, il est remplacé par le centre/à la périphérie qui, étant le moins énergétique de tous les effets, doit être considéré comme représentant le nouveau cycle en préparation dans son état énergétique minimal. Les autres effets donnant lieu à des sous-options seront le regroupement réussi/raté et le fait/défait.

Cette fois encore, on retrouvera systématiquement dans chaque œuvre un même couple d'effets, mais plus aucun ne correspondra à l'énergie du couple matière/esprit, ce qui signale d'une autre façon que, d'un certain point de vue, on est déjà passé dans le cycle ontologique suivant. Celui qui succède à l'effet d'ensemble/autonomie pour correspondre à l'énergie atteinte par le couple produit-fabriqué/intention est très normalement celui qui dispose d'une énergie un cran plus élevé : l'ouvert/fermé. Quant à celui qui succède à l'un/multiple et qui correspondra à un autre aspect du couple naissant produit-fabriqué/intention, c'est encore le centre/à la périphérie que l'on retrouve donc deux fois à cette étape.

Comme on est toujours dans le cycle matière/esprit, le fonctionnement des étapes précédentes va perdurer, ce qui implique qu'il y aura deux grandes options selon que, dans le cadre d'une relation de type relié/détaché, l'intention va s'associer à la notion d'esprit ou à la notion de matière :

         dans l'option e, l'association de l'intention avec la notion d'esprit ne permettra plus un fonctionnement normal de la matière qu'en se détachant complètement de la situation mise en scène par l'œuvre ;

         dans l'option M, l'association de l'intention avec la notion de matière ne permettra plus une présence normale de ce qui relève de la notion d'esprit qu'en se détachant complètement de la mise en œuvre matérielle de l'œuvre.

 

Option e : l'association de l'intention avec l'esprit ne permet plus un fonctionnement normal de la matière qu'en se détachant de la situation que nous propose l'œuvre fabriquée par l'artiste, révélant ainsi l'autonomie des intentions liées à l'esprit par rapport au résultat de leur mise en œuvre matérielle :

 

 


Urs Fischer : Téodor (2013)

Source de l'image : http://www.ursfischer.com/images/191411

 

 

On commence avec la sous-option qui associe le relié/détaché avec le regroupement réussi/raté dans une expression analytique.

L'artiste suisse Urs Fischer (né en 1973), que l'on retrouvera plusieurs fois pour illustrer cette étape, a réalisé une série d'œuvres dans lesquelles un même objet est photographié sous toutes ses faces (avant, arrière, dessus, gauche, droite), ces photographies étant ensuite reportées sur les faces d'un parallélépipède recouvert de miroirs. Ainsi en va-t-il de cet ensemble de photographies d'une banane qui date de 2013 et que Fischer a baptisé « Théodore ». Les surfaces en miroir laissent juste apparaître les surfaces occupées par la banane photographiée, et comme elles renvoient l'image de ce qui les environne, la banane semble flotter dans son environnement sans que les parois du parallélépipède qui reçoit les miroirs ne soient visibles. Grâce à ce procédé la banane fait seule ombre sur le sol, et elle peut être observée en entier en tournant tout autour du parallélépipède. Si elle peut donc être observée en entier, c'est toutefois au prix de son éclatement en différentes vues qui ne sont pas continues les unes avec les autres.

Le parallélépipède qui reçoit les photographies de la banane forme un volume fermé, tandis que les effets de miroir qui renvoient les vues de l'environnement donnent l'impression qu'il est transparent, c'est un effet d'ouvert/fermé.

Si l'on regarde depuis le dessus, la vue montrée par la photographie est centrée sur la banane vue de dessus. Autour de ce centre visuel, on peut ensuite constater la présence d'une vue centrée sur la vue de gauche, d'une vue centrée sur une extrémité, d'une vue centrée sur l'autre extrémité et d'une vue centrée sur la vue de droite. Bref, sur toute la périphérie de ce centre visuel vertical nous trouvons d'autres centres visuels, et la même chose vaut si l'on commence, par exemple, par la vue de gauche. Il s'agit d'un effet de centre/à la périphérie puisque l'on trouve des centres visuels sur toute la périphérie de chaque centre visuel.

Après avoir envisagé les deux effets que nous retrouverons dans toutes les œuvres de cette étape pour rendre compte de deux aspects distincts de l'énergie de la relation produit-fabriqué/intention encore embryonnaire, voyons maintenant ce qui relève spécifiquement de l'option e. Il ne fait pas de doute que l'intention d'Urs Fischer a été de photographier une banane sous toutes ses faces et de reporter les photographies sur un parallélépipède recouvert de miroirs. Son intention et son esprit sont donc parfaitement satisfaits de l'œuvre qu'il a fabriquée, mais cela provoque un malaise du côté de la matérialité de la banane dont tous les aspects de l'apparence ne peuvent plus être perçus en continuité alors que, pourtant, elle est représentée dans sa totalité.

Toutes les vues de la banane sont reliées à sa matérialité puisqu'il s'agit de photographies de son aspect réel, mais ce n'est qu'en se détachant de ce qui nous est montré que l'on peut reconstituer mentalement la banane qui a servi aux prises de vues : c'est un effet de relié/détaché. Par ailleurs, l'ensemble de l'apparence de la banane est bien regroupé dans l'œuvre, mais ce regroupement est raté puisque nous ne pouvons pas la voir de façon globale, seulement de façon discontinue, ce qui implique que c'est l'effet de regroupement réussi/raté qui est associé au relié/détaché. Il s'agit d'une expression analytique puisque l'on peut considérer séparément qu'il y a là une banane entière mais que nous ne pouvons pas voir son apparence par une lecture continue.

 

 



 

Jeff Koons : à gauche, Rabbit (1986)

à droite, Puppy (1992) au Arolsen Castle de Bad Arolsen en Allemagne

Source des images : https://www.pinterest.fr/pin/514325219919695499/  et https://www.pinterest.fr/pin/496592296388545477/

 

 

De l'artiste américain Jeff Koons (né en 1955), deux œuvres emblématiques qu'il a répétées et déclinées à l'envi : un lapin gigantesque en acier inoxydable imitant dans tous ses détails un lapin gonflable en baudruche, datant de 1986, et un chiot encore plus gigantesque fabriqué au moyen d'innombrables pots de fleurs, dans sa version installée devant le château d'Arolsen en 1992.

Le lapin a une forme fermée, mais le brillant parfait de sa surface renvoie la lumière et la vue alentour. Le chiot a une forme très compacte, fermée donc, mais sa surface est remplie de fleurs qui éclosent, qui s'épanouissent, qui s'ouvrent. Chaque fois il s'agit d'un effet d'ouvert/fermé.

L'effet de miroir courbe rend insaisissable la surface du lapin dont, en conséquence, on ne peut commodément apprécier les limites. Cette déstabilisation de notre perception des limites de son volume est typique d'un effet du centre/à la périphérie, et par ailleurs son volume étant fait de multiples miroirs courbes assemblés les uns sur les autres, de tels centres miroitants entourés sur toute leur périphérie de centres miroitants semblables correspondent à un autre aspect du centre/à la périphérie. Cet aspect se retrouve dans le chiot dont chaque fleur ou chaque nappe de fleurs est un centre d'intérêt visuel qui cherche à attirer notre attention, notamment par son coloris particulier, et chacun de ces centres visuels est entouré, sur toute sa périphérie, de centres visuels semblables.

L'artiste a certainement eu l'intention de fabriquer un lapin gonflable en acier inoxydable et un chiot en pots de fleurs, mais on voit bien que la réalisation de cette intention de son esprit a impliqué des anomalies matérielles « colossales ». Outre l'anomalie de la dimension, c'est surtout le matériau qui pose problème : quoi de plus anormal pour un lapin en baudruche censé être souple et très léger que d'être fabriqué en acier inoxydable rigide et très pesant ? Et quoi de plus anormal pour un chiot que d'être fabriqué en pots de fleurs ? L'apparence de ces deux réalisations est complètement reliée à l'apparence réelle de ce qu'elles évoquent, mais il faut se détacher complètement de ce qui nous est présenté pour se mettre à l'esprit l'apparence réelle du jouet et de l'animal qui leur ont servi de prétexte. D'un certain point de vue, on peut dire que la présence d'un ballon en baudruche et celle d'un petit chiot sont bien rassemblées dans ces œuvres mais, du fait de l'anomalie de leurs matériaux, on peut tout aussi bien dire que ces rassemblements sont ratés. C'est donc le rassemblement réussi/raté qui est associé ici au relié/détaché, et il s'agit dans les deux cas d'une expression synthétique car nous ne pouvons pas reconstituer l'apparence normale de ce ballon en baudruche et de cet animal domestique sans prendre en compte leur aspect métamorphosé qui seul nous est donné pour nous en faire une idée.

 

 

 


 

Doris Salcedo : Shibboleth dans le Hall des Turbines du Tate Modern de Londres (2007)

Source des images : https://www.flickr.com/photos/blahflowers/1554257290 auteur Loz Pycock et https://dailydesignidea.wordpress.com/tag/void/

 


 

 

Doris Salcedo est une artiste colombienne (née en 1958) qui a obtenu en 2007 de fracturer fortement la dalle en béton du Hall des Turbines de la Tate Modern de Londres.

Sauf à l'endroit de la faille, cette dalle est restée compacte, sa surface est restée fermée, tandis qu'elle s'est très largement ouverte à cet endroit : effet d'ouvert/fermé.

L'effet du centre/à la périphérie joue ici sur la déstabilisation que nous ressentons en percevant cette ouverture du sol : si le sol se fracture c'est qu'il n'est plus l'appui solide et stable sur lequel nous comptons pour tenir debout, nous pouvons donc craindre que la faille ne s'étende sous nos pieds.

L'intention de l'esprit de Doris Salcedo était de fabriquer une large et profonde fracture dans ce sol, ce qui a compromis la perception de sa solidité matérielle. Pour ne pas en être effrayé au point de craindre que cette fracture ne s'étende ou ne s'élargisse en nous mettant en péril, il faut se détacher de sa perception « brute » et prendre en compte le fait qu'il ne s'agit que d'une installation artistique volontaire, non le résultat de quelque séisme naturel bien que son apparence soit liée à ce que serait le résultat d'un tel séisme. Cet effet de relié/détaché s'associe évidemment à celui de fait/défait puisque la crevasse défait la solidité apparente du sol. Cette expression est analytique puisqu'on peut considérer séparément les zones du sol dont l'apparence solide est encore bien faite et l'endroit de la fracture où elle est complètement défaite.

 

 

 


Jeff Koons : Trois Ballons en Équilibre Total (1985)

Source de l'image : http://www.tate.org.uk/art/artworks/koons-three-ball-total-equilibrium-tank-two-dr-j-silver-series-spalding-nba-tip-off-t06991

 

 

Jeff Koons raconte que c'est le Dr. Richard Feynman, prix Nobel de physique, qui lui a donné la solution technique permettant de faire tenir ces trois ballons de basket fixement en suspension dans de l'eau déminéralisée et à peu près régulièrement écartés les uns des autres (Three Ball Total Equilibrium, 1985).

Ces ballons sont trois formes fermées et enfermées dans un aquarium complètement ouvert à la vue : effet d'ouvert/fermé.

Chaque ballon est une forme centrée et le ballon du centre dispose d'une telle forme centrée sur chaque côté de sa périphérie : effet de centre/à la périphérie.

L'intention de Jeff Koons, assisté donc de l'esprit scientifique du Dr. Richard Feynman, était de faire flotter trois ballons de basket dans de l'eau sans qu'ils ne coulent jusqu'à toucher le fond, et sans qu'ils ne remontent pour émerger de l'eau. Défi apparent au comportement normal de ballons supposés gonflés à l'air : soit le poids de leur enveloppe est trop lourd et ils coulent, soit ils remontent à la surface et ils sortent alors partiellement de l'eau. Encore une fois l'intention de l'esprit débouche donc sur une anomalie du comportement de la matière. Nous sommes déstabilisés par son comportement apparemment anormal, ce qui correspond à un autre aspect de l'effet du centre/à la périphérie que celui envisagé plus haut puisqu'il est cette fois associé au relié/détaché : par leur apparence, les trois ballons sont parfaitement reliés à la réalité de ce que sont des ballons de basket, mais il faut se détacher de cette réalité pour admettre la matérialité de leur comportement apparemment incompréhensible. Il s'agit d'une expression analytique puisqu'on peut considérer séparément la conformité de leur aspect à celui de véritables ballons et la non-conformité de leur comportement à celui de véritables ballons.

 

 

Option M : l'association de l'intention avec la matière ne permet à l'esprit de s'adapter à l'œuvre fabriquée par l'artiste ou de la comprendre qu'en se détachant complètement de sa mise en œuvre matérielle, révélant ainsi l'autonomie des intentions matérielles par rapport à la notion d'esprit :

 

 


Simon Schubert : Sans titre (grand escalier du Château municipal de Berlin, 2010)

Source de l'image : https://creativesafari.com/creased-art/

 

 

La spécialité de l'artiste allemand Simon Schubert (né en 1976) consiste à représenter des architectures sans laisser la moindre trace d'encre, de crayon ou de peinture sur la feuille. Son procédé consiste à la plier de telle façon que l'architecture représentée apparaît grâce aux ombres de ses plis lorsqu'on les éclaire en lumière rasante. Hors ces conditions d'éclairage, il n'y a apparemment rien. Ainsi en va-t-il de cette représentation du grand escalier du Château municipal de Berlin dont il a donné diverses vues entre 2010 et 2012.

Sa feuille blanche renvoie la lumière, elle est ouverte à la lumière, mais dès qu'on l'éclaire en lumière rasante on est face à une architecture qui nous bouche la vue, qui nous la ferme. Il s'agit d'un effet d'ouvert/fermé.

Quant à la déstabilisation qui nous assaille lorsqu'on ne parvient pas à décider s'il y a ou non quelque chose de représenté sur la feuille, elle correspond à une expression de l'effet du centre/à la périphérie.

L'intention de Simon Schubert a été d'utiliser la matérialité de la feuille froissée pour fabriquer une représentation qui est à la fois là et pas là. Pour celui qui cherche à la regarder, cette circonstance est quelque peu anormale car notre esprit s'attend, soit à ce que quelque chose soit montré, soit à ce qu'il n'y ait rien à voir. La vue fantomatique qui nous est montrée est certainement reliée à la vue véritable que l'on pourrait avoir de l'architecture représentée, mais il faut se détacher de cet aspect blanc et évanescent pour se faire une idée de l'architecture stable et solide qui en est à l'origine : c'est là un effet de relié/détaché. L'artiste a réussi à rassembler l'apparence de cette architecture sur la feuille de papier, mais ce rassemblement est raté puisqu'il suffit que les conditions d'éclairage se modifient pour qu'elle tende à disparaître : le regroupement réussi/raté est associé au relié/détaché, cela dans une expression analytique car on peut considérer séparément la réalité de l'architecture représentée et « l'irréalité » de sa représentation.

 

 

 


Rachel Whiteread : négatif en béton d'une maison victorienne au 193 Grove Road à Londres (1993-1994)

Source de l'image : http://www.atelierone.com/house-rachel-whiteread/ Photograph ©Edward Woodman

 

 

Autant Simon Schubert est le spécialiste des représentations évanescentes en papier plié, autant l'artiste anglaise Rachel Whiteread (née en 1963) est la spécialiste de l'inversion des volumes. Au 193 Grove Road à Londres, en 1993, alors qu'une maison victorienne allait être démolie elle a projeté 12 cm de béton sur l'ensemble de ses surfaces intérieures, de telle sorte que l'ancien volume creux de cette maison est apparu sous la forme d'une massive construction en béton lorsque son ancienne enveloppe a été démolie. Ce qui était creux est devenu plein, et les pleins du volume des châssis des fenêtres et des planchers sont devenus des creux à la surface du volume plein ainsi généré.

Si l'on s'en tient à ce qui nous est montré, on a affaire à un volume fermé, mais ce plein montre le volume creux qui était initialement enfermé dans le bâtiment et qui est maintenant exposé à l'air libre, donc ouvert sur l'extérieur : c'est un effet d'ouvert/fermé.

Ce plein en béton prend son sens par toutes les formes et détails qui étaient à sa périphérie et qui constituaient alors la maison démolie. Le dialogue entre ce plein actuel occupant le centre de l'ancien volume et les traces fantomatiques de celui-ci apparaissant sur toute sa périphérie est un effet de centre/à la périphérie. Un effet qui agit aussi par la déstabilisation qu'occasionne en nous le fait de percevoir un volume creux au moyen d'un volume plein.

L'intention de Rachel Whiteread était de révéler le volume intérieur de cette maison avant qu'elle ne soit démolie, mais le procédé matériel qu'elle a utilisé détruit complètement l'aspect creux qui lui correspondait, et elle détruit également toute possibilité, pour un humain doté d'un esprit, de circuler à l'intérieur de son volume. Ce volume en béton est relié à l'aspect du volume de l'ancienne maison, mais il faut se détacher complètement de ce qui nous est montré pour reconstituer mentalement ce qu'était ce volume : effet de relié/détaché. Le volume creux de l'ancienne maison est regroupé devant nous, mais ce regroupement est raté puisque ce n'est pas lui qui est là mais son négatif : c'est donc le regroupement réussi/raté qui est ici associé au relié/détaché. Il s'agit d'une expression synthétique car on ne peut reconstituer mentalement le volume creux évoqué qu'en s'appuyant sur l'analyse des volumes pleins qui nous sont montrés.

 

 

 


Urs Fischer : Homme-bougie partiellement fondu à la biennale de Venise de 2011

Source de l'image:
http://nezumi.dumousseaux.free.fr/wiki/index.php?title=Urs_Fischer

 

 

On a déjà envisagé plusieurs fois cet Homme-bougie d'Urs Fisher. Un peu trop rapidement on a dit que l'on ne pouvait pas avoir la représentation d'un homme lue par l'esprit si l'on prenait au sérieux sa matérialité de bougie prête à fondre, et inversement que l'on ne pouvait pas profiter de sa matérialité de bougie si l'on voulait conserver cette représentation destinée à l'esprit. En réalité, ces deux options ne sont pas vraiment symétriques et équivalentes, car c'est en tant que bougie que l'artiste l'a utilisé, faisant progressivement disparaître l'image du personnage que notre esprit perd ainsi progressivement la capacité de contempler. L'intention s'est donc faite ici la complice de la matérialité au détriment de l'esprit et de sa capacité à examiner le personnage.

L'effet d'ouvert/fermé réside dans la propriété même de la bougie : c'est une forme qui est d'abord fermée, mais dont l'intérieur s'ouvre progressivement au fur et à mesure qu'elle fond et se délite.

La déstabilisation que provoque en nous la disparition progressive d'une forme humaine que son apparence nous faisait croire stable et pérenne correspond quant à elle à une expression de l'effet du centre/à la périphérie.

L'apparence de cette bougie est liée à l'apparence d'un homme réel. Toutefois, dès que la bougie a commencé à fondre, il faut se détacher de ce qui nous est montré pour imaginer l'apparence du personnage qui a servi de modèle – en l'occurrence, il s'agissait d'Urs Fisher lui-même. L'apparence humaine était bien faite au départ mais la fonte de la bougie la défait : c'est le fait/défait qui est associé au relié/détaché. Il s'agit d'une expression analytique puisqu'on peut envisager séparément qu'il y avait là une apparence humaine et qu'en réalité il s'agit d'une bougie.

 

 

 


Yukinori Yanagi : Ferme de fourmis au BankART Studio NYK (2016)

Source de l'image : https://tokyocheapo.com/events/exhibition-yukinori-yanagi-wandering-position/

 

 

L'exemple que l'on examine maintenant relève du même principe. Il s'agit de boîtes en plastique transparent à l'intérieur desquelles l'artiste japonais Yukinori Yanagi (né en 1959) a dessiné des drapeaux à l'aide de sables colorés. Il a relié ces différentes boîtes par de petits tubes et installé une colonie de fourmis à l'intérieur de ce dispositif. Les drapeaux se sont défaits à mesure que les fourmis ont créé des galeries dans le sable, devenant progressivement méconnaissables.

Chaque drapeau est une forme fermée, mais aussi ouverte puisque les fourmis la traversent : effet d'ouvert/fermé.

Chaque drapeau forme une entité visuelle, un centre d'intérêt visuel, et chacun de ces centres visuels est entouré sur toute sa périphérie de centres visuels semblables : effet de centre à la périphérie.

L'intention de Yukinori Yanagi était d'installer des fourmis dans un dispositif matériel ayant l'apparence matérielle de divers drapeaux nationaux, et la conséquence de cette fabrication a été que l'esprit est devenu progressivement incapable de percevoir ces drapeaux. Ils sont reliés entre eux et détachés les uns des autres, mais on peut surtout en dire que leur apparence est reliée à celle de véritables drapeaux et qu'elle s'en détache lorsque les fourmis ont suffisamment avancé dans leur travail de sape. Comme l'image des drapeaux était faite au départ mais qu'elle s'est progressivement défaite, c'est encore le fait/défait qui est associé au relié/détaché. Comme pour l'Homme-bougie il s'agit d'une expression analytique, puisqu'on peut considérer séparément qu'il y avait là des représentations de drapeaux et qu'il s'agit de boîtes remplies de sable dans lesquelles les fourmis se sont mises à créer des tunnels.

 

 

 


Per Barclay : Chambre d'huile Visconti 13 (2010)

Source de l'image :
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L'artiste norvégien Per Barclay (né en 1955) dénomme « Chambre d'Huile » les cuves qu'il installe dans divers lieux et qu'il remplit d'huile de vidange, le plus souvent colorée en noir, de telle sorte que sa surface génère un effet de miroir dans lequel on peut voir l'image inversée du volume situé au-dessus. L'exemple donné ici date de 2010 et concerne une pièce de la librairie Flammarion, rue Visconti à Paris. Comme la plupart de ses Chambres d'huile, celle-ci occupe l'ensemble du sol de la pièce de telle sorte qu'il n'est plus possible d'y pénétrer et de l'utiliser. Impossible, par exemple, de descendre au-delà des marches que l'on voit sur la photographie pour aller atteindre les livres qui sont stockées en périphérie de la pièce.

La surface noire de l'huile a l'aspect d'une pellicule fermée qui bouche la vue, mais simultanément elle reflète la lumière des fenêtres, elle renvoie cette lumière : c'est un effet d'ouvert/fermé. On peut aussi considérer cet effet par l’ambiguïté de cette surface qui est fermée mais semble ouvrir sous elle un étage entier grâce à sa propriété d'être un miroir reflétant le volume au-dessus.

Cet effet de miroir nous déstabilise, car on ne sait pas où est le sol et quelles sont les limites de cette pièce qui semble s'enfoncer sous l'huile aussi profond qu'est haut le plafond. Une telle déstabilisation est une expression caractéristique de l'effet du centre/à la périphérie.

L'intention de Per Barclay était d'utiliser la matérialité d'une cuve remplie d'huile noire de telle sorte que, complètement noyée dans l'huile, cette bibliothèque nous apparaît inutile puisque sans raison d'être pour les humains dotés d'un esprit qui ne peuvent plus accéder aux rayonnages. La pièce que l'on voit est complètement reliée à l'aspect et à l'usage de la bibliothèque telle qu'elle était avant l'installation de la cuve, mais il faut se détacher complètement de son aspect actuel pour imaginer ce qu'elle était auparavant : effet de relié/détaché. Puisque la présence de la cuve d'huile défait complètement l'usage de la bibliothèque, c'est le fait/défait qui est associé au relié/détaché. Il s'agit d'une expression synthétique car on ne peut pas deviner quel est l'aspect normal de cette pièce sans avoir à l'estimer en s'appuyant sur son aspect transformé.

 

 

 


Urs Fischer : trou dans la galerie d'art Gavin Brown's Entreprise de NY (2007)

Source de l'image : http://search.it.online.fr/covers/?m=1969

 

 

On retrouve le même principe d'une pièce rendue inutilisable, cette fois, en y créant un trou gigantesque qui fait disparaître la quasi-totalité de son sol horizontal. Il s'agit d'une installation d'Urs Fischer, réalisée en 2007 dans la galerie d'art Gavin Brown's Entreprise de New York.

C'était une pièce fermée et un sol fermé, il est maintenant éventré, donc ouvert : effet d'ouvert/fermé.

Comme pour la chambre d'huile, on est désarçonné, déstabilisé, par cette dérobade du sol : effet du centre/à la périphérie. De cet effet relève aussi le dialogue visuel entre le centre de la pièce complètement creusé et la mince bande de sol horizontal circulable subsistant sur toute sa périphérie.

L'intention d'Urs Fischer était de creuser un trou profond au centre de cette pièce, ce qui a eu pour conséquence de rendre son usage matériellement impossible pour une quelconque activité liée à l'esprit. Son trou a été fait, mais l'usage de la pièce est complètement défait (effet de fait/défait). L'aspect actuel de la pièce est lié à son aspect normal, tel du moins qu'il subsiste dans ses parties hautes, mais il faut se détacher complètement de son apparence actuelle pour imaginer cet aspect normal (effet de relié/détaché associé au fait/défait). Il s'agit encore d'une expression synthétique car on ne peut pas imaginer l'aspect normal de la pièce sans s'appuyer sur les informations que nous en donne son aspect ruiné actuel.

 

 

 


Jeppe Heine : Labyrinthe installé au Brooklyn Bridge Park de New-York (2015)

Source de l'image : https://www.archdaily.com/634327/please-touch-the-art-jeppe-heine-s-labyrinth-ny-installed-in-brooklyn

 

 

On en vient à ce qui sera le dernier exemple du cycle matière/esprit. Son occasion est un labyrinthe de miroirs réalisé en 2015 par l'artiste danois Jeppe Heine (né en 1974) au Brooklyn Bridge Park de New York. Comme tout labyrinthe, celui-ci est fait pour que le promeneur se perde à l'intérieur, mais l'utilisation de miroirs le rend encore plus déroutant, même pour une personne qui n'y pénètre pas car elle ne sait pas comment lire ce qu'elle a en face d'elle, notamment parce que les miroirs lui renvoient l'image de la végétation derrière elle.

L'ensemble apparaît compact du fait de la forte densité des colonnes miroitantes, mais en restant complètement transparent il fait aussi un effet d'ouverture : effet d'ouvert/fermé.

Chaque miroir vertical forme un centre de vision qui détache ce qu'il renvoie de ce qui est visible à côté de lui, et chacun de ces centres est entouré, sur toute sa périphérie, de centres de vision analogues : c'est un effet de centre/à la périphérie

L'intention de Jeppe Heine était de créer un labyrinthe en utilisant des miroirs pour en matérialiser les parois. La conséquence de cette intention est que l'esprit de qui s'y aventure est complètement désorienté du fait de la multiplicité des images renvoyées et de leurs orientations variables rendant impossible de s'y retrouver. Une telle déstabilisation, liée ici à la dérobade constante du paysage en face de soi, est une autre expression propre à l'effet de centre/à la périphérie qui est ici associé au relié/détaché : tous les morceaux de paysages que l'on a face à soi sont reliés à la réalité qui nous entoure et qui est renvoyée par les miroirs, mais ces miroirs nous renvoient cette réalité sous forme de tranches verticales détachées les unes des autres et que l'on ne parvient pas à relier dans une vision continue. Il s'agit d'une expression synthétique, car on ne peut pas tenter de comprendre la disposition de cette installation sans s'affronter à l'effet de déstabilisation qu'elle implique.

 

> Suite du chapitre 11 – Embryogenèse de l'intention dans l'architecture