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9.2.  Le bouclage final, en architecture :

 

Le chapitre 9.1 précédent a été mis à profit pour bien distinguer les filières 1/x et 1+1 dans la peinture et la sculpture de la phase prémature. On a prévenu qu'il y avait quelque arbitraire à répartir les œuvres entre ces deux filières puisque chacune les combinait, réclamant seulement que les aspects 1/x et 1+1 soient lus de façons séparées. Indépendamment de la volonté de séparer les deux filières pour des raisons pédagogiques, c'est-à-dire pour mieux faire ressortir la spécificité de chacune, il y avait toutefois matière à les séparer car elles sont bien souvent déséquilibrées, penchant davantage vers une expression forte de l'effet principal d'une filière plus que de l'effet principal de l'autre. Ainsi, les voitures compressées de César font plus fortement penser à des voitures « bousillées » (effet de fait/défait) qu'à des objets qui sont seulement différents des voitures (effet de même/différent), de même que les vues impossibles d'Escher, malgré leur apparent réalisme, transpirent davantage l'incommensurable que le relié ou le détaché.

Avec l'architecture, il va falloir renoncer à cette décomposition en deux filières et observer au contraire la combinaison dans chaque œuvre des deux effets principaux de chacune des deux filières. Bien sûr, on doit faire inévitablement avec la circonstance que l'on ne peut pas penser simultanément en 1+1 et en 1/x, mais sa parade est tout simplement de répartir ces deux types sur des expressions analytiques et synthétiques qui, de toute façon, ne peuvent pas non plus être pensées simultanément. Ainsi, si l'effet principal de la filière 1+1 apparaît dans une expression de type analytique, alors l'effet principal de la filière 1/x apparaîtra dans une expression synthétique, et inversement.

Cette différence d'expression entre les arts plastiques et l'architecte s'enracine probablement dans leur différence de nature. En effet, puisque dans la peinture et la sculpture notre esprit est toujours à l'extérieur de la matière représentée, c'est librement qu'il peut y choisir, soit principalement de se projeter imaginairement à l'intérieur de cette matière dans une relation qui est alors un mélange/séparation du type 1/x, soit principalement de conserver à la matière son caractère extérieur et de considérer que son esprit s'y ajoute en 1+1. Par différence, l'esprit d'un architecte est toujours à l'intérieur de la matière de son architecture et il doit nécessairement s'affronter à elle dans une relation du type 1/x qui exprimera comment il se sent pris à l'intérieur de la matière, c'est-à-dire comment il fait à la fois un et deux avec elle. Ce qui a une importance toute particulière pendant la phase prémature puisque celle-ci voit les notions de matière et d'esprit se refermer en un couple de notions complémentaires et que, à la dernière étape, cette relation 1/x impliquera même que les deux notions s’invaginent l'une à l'intérieur de l'autre, ce qui correspond donc à un risque important de fusion entre elles. On peut penser que c'est pour neutraliser ce risque que, pendant cette phase, puisqu'il est fondamentalement obligé d'établir une relation du type 1/x avec la matière, l'architecte éprouve le besoin de mettre concurremment en oeuvre une relation du type 1+1 qui lui permettra d'exprimer comment il se ressent malgré tout bien distinct de la matière, distinct et différent d'elle puisque s'ajoutant à elle en +1, et l'on se souvient que la filière 1+1 ira même jusqu'à la séparation complète des deux notions à sa dernière étape.

 

 


Richard Meier : The Atheneum à New Harmony dans l'Indiana (1975-1979)

Source de l'image : https://meierpartners.com/project/the-atheneum

 

 

Avant d'aller plus loin, on illustre par des exemples ce principe de la complémentarité analytique/synthétique des deux filières, une complémentarité qui permet de les séparer en les répartissant sur les deux modes d'expression, et pour ces premiers exemples on va considérer des architectures relevant de filières différentes qui ont pareillement recours à l'uniformisation de la peau extérieure du bâtiment.

Un architecte qui est bien connu pour cela, au point qu'il en a presque fait une signature, est l'américain Richard Meier (né en 1934) qui relève de la troisième étape de l'ontologie prémature. L'effet principal de la filière 1+1 y est alors le regroupement réussi/raté, et l'effet principal de la filière 1/x le lié/indépendant. Le procédé qu'il utilise presque systématiquement pour réussir le regroupement de toutes les parties de son bâtiment dans un même effet visuel consiste à le revêtir d'un même matériau blanc. Souvent, il s'agit de grands carrés de mosaïque blanche, ainsi qu'il en va pour le centre d'information touristique de la ville de New Harmony dans l'Indiana, dénommé « The Atheneum » et construit de 1975 à 1979.

Si l'on voulait caricaturer le procédé par lequel Richard Meier a créé cette architecture on pourrait dire que, colleté à la matière avec laquelle il était tenu de s'associer pour former le couple complé-mentaire voulu par sa phase ontologique, son esprit a d'abord ressenti le besoin que celle-ci fasse du lié/indépendant, ce qu'il a obtenu en liant par agrégation des formes très autonomes les unes des autres : des ondulations pleines et des ondulations vitrées, des surfaces pleines anguleuses et de profondes loggias vitrées, des baraudages fins pour l'escalier et les terrasses et de larges échelles pour l'arrière-plan, des parties sur pilotis, d'autres parties bien fichées au sol, et d'autres encore en porte-à-faux. Et par ailleurs, comme il a eu aussi besoin de prendre quelque recul par rapport à la matière pour rester bien détaché d'elle comme l'exige sa phase ontologique, il a simultanément souhaité que toutes ces formes très indépendantes les unes des autres puissent réussir à se regrouper, ce qu'il a obtenu en les recouvrant uniformément de blanc, l'indépendance de ces formes suffisant alors pour que ce regroupement réussi soit simultanément raté.

L'effet de lié/indépendant de la filière 1/x correspond ici à une expression analytique, puisque l'on peut considérer séparément que toutes les parties du bâtiment ont des formes très indépendantes les unes des autres, et qu'elles sont aussi toutes liées ensemble puisqu'elles sont attachées les unes aux autres pour former un bâtiment continu.

Quant à l'effet de regroupement réussi/raté de la filière 1+1, il correspond ici à une expression synthétique, car on ne peut pas apprécier comment la couleur blanche recouvre l'ensemble des surfaces sans toutes les parcourir des yeux, et donc sans s'affronter aux différences de formes qui les affectent et qui empêchent leur fusion.

 

 


Frank Gehry : Lou Ruvo Center for Brain Health à Las Vegas, Nevada (2009)

Source de l'image : http://www.travelgumbo.com/blog/where-gumbo-was-16-0-cleveland-clinic-las-vegas-nevada

 

 

L'architecte américano-canadien Frank Gehry (né en 1929) relève de l'étape suivante. L'effet principal de la filière 1+1 y est le fait/défait, celui de la filière 1/x, le même/différent. Son Lou Ruvo Center for Brain Health, ouvert à Las Vegas en 2010, correspond clairement à un effet de fait/défait : le bâtiment est tout de guingois et ses façades semblent se tordre et s'effondrer.

À la différence de l'Atheneum de New Harmony, ce n'est pas un carrelage blanc qui est utilisé pour unifier les surfaces, c'est de l'acier inox gris. Un même matériau, mais dans des configurations différentes qui réfléchissent différemment la lumière et la couleur du ciel ou celle du sol environnant, cela correspond à un effet de même/différent. Comme pour la blancheur uniforme de Richard Meier, l'expérience visuelle que nous devons faire pour lire qu'il s'agit d'un seul matériau d'une seule et même couleur implique de s'affronter à ses différences de luminosité et à la variété de ses reflets, ce qui implique qu'il s'agit également d'une expression synthétique. Cette fois, c'est donc l'effet principal de la filière 1/x qui reçoit l'expression synthétique tandis que celui de la filière 1+1 est analytique : on peut considérer séparément que le bâtiment a des formes complètement déglinguées et que d'autre part il tient parfaitement debout et reste parfaitement compact.

Comme on l'a fait pour Richard Meier, on peut imaginer le processus créatif qui a pu conduire Frank Gehry à ce type de formes : colleté à la matière à laquelle il était tenu de s'associer pour former le couple complémentaire voulu par sa phase ontologique, son esprit a amené la matière de son bâtiment à être systématiquement à la fois même et différente, mais le recul relatif qu'il était également tenu de prendre par rapport à la matière pour rester bien détaché d'elle l'a conduit à souhaiter la voir simultanément faite et défaite.

 

Il reste une généralité à annoncer avant de commencer. Comme pour la peinture et la sculpture de cette phase, l'effet principal d'une filière est toujours associé à un effet secondaire. Dans la peinture et la sculpture, cet effet était l'un des effets secondaires de la filière complémentaire, ce qui permettait d'associer une filière à une forme atténuée de l'autre. Je n'ai pas d'explication certaine pour justifier ce qui se passe en architecture, mais ce que l'on y constate est que chacun des deux effets principaux s'associe à au moins un effet secondaire qui appartient à la même filière que la sienne. Peut-être cela résulte-t-il du fait qu'un effet plastique paradoxal, en lui-même, du fait qu'il s'agit précisément d'un paradoxe, c'est-à-dire de l'union de deux aspects qui sont contradictoires entre eux, présente un caractère insupportable, tandis que son association avec un autre paradoxe permet une vibration entre les deux effets, permet d'être toujours en balance entre les deux, et donc de n'avoir jamais à s'affronter directement, et donc brutalement, à l'un ou à l'autre. Or, dès lors que dans chaque oeuvre les effets principaux des deux filières sont présents, et cela de façon équilibrée, il n'est pas besoin, comme dans la peinture et la sculpture, qu'ils s'associent avec des effets secondaires de l'autre filière : chacun peut s'enrichir plus simplement en recourant aux effets plastiques secondaires de sa propre filière.

Il faut toutefois signaler une différence entre les deux filières. Dans la filière 1/x, puisque son effet principal est, pendant cette phase comme pendant les précédentes, en situation de domination écrasante sur ses effets secondaires, l'association d'un seul effet secondaire à son effet principal suffit pour assurer l'effet de vibration que l'on vient d'évoquer. Par différence, le caractère 1+1 de la filière 1+1 implique que l'on a affaire à une combinaison non limitative de 1+1 effets plastiques. Au chapitre 10 suivant on explorera cet aspect et l'on verra comment chacun des quatre effets de cette filière intervient pleinement et de façon spécifique, mais dans le présent chapitre, sauf quelques exceptions, on se contentera d'évoquer celui des effets secondaires de la filière 1+1 dont l'association avec son effet principal est particulièrement forte.

 

Pour terminer cette introduction, on complète les deux exemples précédents avec la présentation des effets secondaires associés aux effets principaux déjà évoqués.

Dans le cas de l'Atheneum de Richard Meier, le regroupement réussi/raté de toute la surface en blanc est principalement associé à l'un/multiple, puisque l'unité colorée en blanc de la surface est divisée en de multiples parties : il y a les surfaces pleines et les surfaces en baraudages, ce qui est déjà une division, mais les surfaces pleines sont elles-mêmes divisées en multiples carrés de céramique. Quant au lié/indépendant, il est associé au synchronisé/incommensurable : elles sont tellement indépendantes les unes des autres et doivent se lire de tellement de façons différentes que les diverses formes qui composent le bâtiment n'ont aucune relation entre elles. Par exemple, les ondulations de la partie centrale ne peuvent pas se lire de la même façon que les volumes anguleux situés plus à droite, ni de la même façon que les zigzags de l'escalier accompagné de ses baraudages, et pourtant on constate que toutes ces formes se synchronisent en une forme globale équilibrée.

Dans le cas du Lou Ruvo Center de Frank Gehry, le fait/défait est associé à l'intérieur/extérieur : les déformations des surfaces génèrent à leur extérieur de nombreux volumes creux, c'est-à-dire de nombreuses situations intérieures à l'extérieur de leur peau, et une partie de ces surfaces est même réellement ajourée par des creux intérieurs qui sont à l'air libre, et donc en situation extérieure. Pour sa part, le même/différent est associé au continu/coupé : la surface en acier inox se poursuit en continu sur tout le bâtiment, mais elle est coupée de place en place par le passage d'un corps de bâtiment à l'autre, ou par des plis brutaux, ou encore par des débords qui décalent l'une de l'autre deux surfaces qui pourtant se suivent.

 

 

À la première étape de l'ontologie prémature, l'effet principal de la filière 1+1 est le relié/détaché et celui de la filière 1/x est le synchronisé/incommensurable.

 

 


Oscar Niemeyer : Copan à São Paulo (1951-1966)

Source de l'image : https://www.ronenbekerman.com/challenge-entries/converted/challenge-entry-by-user-22431378/

 

 

L'architecte brésilien Oscar Niemeyer (1907-2012) nous suffira pour illustrer cette première étape. Son bâtiment Copan revendique d'être le bâtiment d'habitation qui regroupe la plus grande surface habitable au monde en un seul tenant. Il a été édifié à São Paulo au Brésil, entre 1951 et 1966.

Il va de soi que toutes les larges lames horizontales brise-soleil sont détachées les unes des autres, mais elles sont aussi reliées les unes aux autres par le trajet commun qu'elles accomplissent les unes sur les autres, et elles sont même reliées physiquement par des lames verticales en béton que l'on voit spécialement bien à la traversée des deux niveaux formant des saignées horizontales. Cet effet de relié/détaché est d'expression analytique car nous pouvons considérer séparément que les lames horizontales sont détachées les unes des autres et qu'elles suivent le même trajet. Les deux saignées dans l'empilement des lames interviennent dans l'effet associé qui est le même/différent : un même volume de bâtiment comprend différentes parties, les unes au-dessus des autres et de différentes hauteurs, puisque la plus basse a la plus grande hauteur, vient ensuite celle du haut, puis celle du milieu.

L'effet d'incommensurabilité provient ici des courbes inverses qui se succèdent et qui ne peuvent pas être perçues en même temps car notre perception ne permet pas de lire en même temps une courbe concave et une courbe convexe : nous devons défaire en nous l'impression d'enveloppement produit par un creux concave pour lire le gonflement d'une forme convexe. Mais si la partie concave et la partie convexe de la surface sont impossibles à relier dans notre perception, nous voyons bien que toutes les lames horizontales se synchronisent entre elles pour effectuer les mêmes virages, au même moment et avec la même ampleur. Il s'agit d'une expression synthétique car nous ne pouvons pas percevoir que toutes les lames évoluent de la même façon sans suivre leurs évolutions, et donc sans ressentir l'effet d'incommensurabilité qui résulte de leur lecture. L'effet associé est le continu/coupé : la surface recouverte de lames horizontales est continue, mais elle est aussi décomposée en étapes successives, d'abord rectiligne si on commence par l'extrémité droite, puis convexe, puis concave. On peut également lire que la continuité verticale des lames horizontales est par deux fois coupée par une saignée horizontale.

 

 

 


Oscar Niemeyer : Congrès national du Brésil à Brasilia (1958-1960)

Source de l'image : http://www.globevision.org/features/brasilia/ (auteur :Stephane Herbert)

 

 

Le bâtiment du Congrès national du Brésil, construit par Oscar Niemeyer à Brasilia entre 1958 et 1960, a la particularité de ne pas apparaître comme un bâtiment dont le volume se dresse au-dessus du sol. Fondamentalement, il n'est pas en effet un volume, mais une surface, un vaste plateau qui se raccorde par ses quatre coins à deux voiries, et qui se raccorde par une rampe au sol situé en décaissé entre ces voiries. C'est sous ce plateau que se dissimule le volume du bâtiment, tandis que deux coupoles aux courbures inversées émergent au-dessus de lui, et tandis que les tranches de deux tours administratives se dressent à son arrière.

 


 

Oscar Niemeyer : Congrès national du Brésil à Brasilia  (1958-1960)   source : https://www.margemliteraria.com.br/2019/09/poesia-do-congresso-nacional-samuel.html

Détaché du sol auquel il se relie par une large rampe, également détaché par un retrait du haut des talus auxquels il ne se relie que par des pointes qui prolongent ses quatre angles, ce plateau est l'expression la plus limpide que l'on puisse envisager pour un effet de relié/détaché concernant un bâtiment. À son dessus, la surface de la coupole de gauche est reliée en continu avec le sol du plateau et s'en détache par une cassure de surface qui la fait émerger. La même chose vaut pour la coupole de droite dont la surface est presque tangente à celle du plateau et qui se détache de lui à la façon d'un bol qui repose sur une table. Les deux bâtiments administratifs, parallèles entre eux et très proches l'un de l'autre, sont détachés l'un de l'autre. Ils sont simultanément reliés l'un à l'autre par ce parallélisme qui leur fait suivre le même trajet. Ces expressions de relié/détaché ont un caractère synthétique, car on ne peut pas lire la façon dont les formes se relient si l'on ne prend pas en compte le fait qu'elles sont détachées, ou, pour ce qui concerne les coupoles, si l'on ne s'affronte pas à l'effet produit par leur détachement. Elles sont associées à des effets de continu/coupé : le plateau principal est continu par ses angles avec le haut des talus mais il en est coupé par le retrait de ses bords qui les tient à distance, il est relié au sol du niveau bas par une rampe mais il en est coupé par la hauteur d'un étage, les surfaces des coupoles sont continues avec celle du plateau mais elles en sont coupées, pour ce qui concerne la coupole de gauche par la naissance du bombé de sa surface, pour ce qui concerne celle de droite par un pli net et brutal. Quant aux deux tours administratives, si elles se continuent très longuement dans le sens vertical, elles sont coupées l'une de l'autre dans le sens horizontal.

Ces formes reliées/détachées se devaient aussi d'apparaître synchronisées/incommensurables. C'est effectivement ce qui arrive aux surfaces des coupoles dont les courbes sont inverses : elles sont incommensurables puisque notre perception ne nous permet pas de traiter simultanément des formes concaves et des formes convexes, mais l'équilibre de leurs apparitions permet de ressentir que leurs deux émergences sont synchronisées. C'est aussi ce qui arrive à la relation entre le grand trait horizontal de la tranche du plateau et les deux traits verticaux des immeubles puisque notre perception ne nous permet pas, non plus, de saisir l'évolution relative de trajets qui sont orthogonaux. Mais si ce trajet horizontal et ces trajets verticaux nous apparaissent incommensurables, nous percevons bien aussi qu'ils s'équilibrent, notamment parce qu'ils sont chaque fois très longs. Il s'agit d'expressions analytiques puisque nous pouvons considérer séparément que les formes du bâtiment sont deux à deux incommensurables et que l'ensemble forme un tout globalement équilibré. L'effet associé est le même/différent : un même bâtiment rassemble différente formes, et celles-ci sont en outre très différente les unes des autres.

 

 

 


Oscar Niemeyer : Cathédrale de Brasilia (1959-1970)

Source de l'image :
https://www.mapsofworld.com
/travel/destinations/brazil
/cathedral-of-brasilia

 

 

Autre bâtiment de Niemeyer à Brasilia, sa cathédrale conçue en 1959 et dont l'édification s'étira jusqu'en 1970. Il saute aux yeux que les arcs en béton qui forment sa structure sont détachés les uns des autres au niveau du sol, puis qu'ils se relient en se rapprochant jusqu'à venir se toucher, puis qu'ils se détachent à nouveau les uns des autres en s'écartant en partie haute de leurs courbes. Il s'agit d'une expression analytique du relié/détaché puisque l'on peut considérer séparément les endroits où les arcs sont détachés et l'endroit où ils s'attachent les uns aux autres. L'effet associé est le même/différent : différents arcs en béton, tous de même forme, s'associent pour faire ensemble un seul et même volume conique puis pour faire ensemble une seule et même forme en éventail s'ouvrant vers le ciel.

Impossible pour notre perception de saisir comment tous ces trajets parviennent de façon parfaitement synchronisée à s'élancer obliquement, à s'épaissir avec régularité tout en commençant à se courber, à se rencontrer à l'instant même de leur largeur maximale et de leur courbure maximale, à commencer à s'écarter à l'instant même où ils ont commencé à se toucher, puis enfin à réduire de façon synchronisée leur largeur en même temps que leur courbure. Des évolutions si complexes et s'effectuant simultanément selon des directions si multiples nous apparaissent nécessairement incommensurables malgré leur parfaite synchronisation. Cette expression de synchronisé/incommensurable est synthétique, car nous ne pouvons apprécier le « miracle » de la coordination de tous ces trajets qu'en tentant, et cela vainement, de les lire tous ensemble. L'effet associé est le continu/coupé : l'évolution des arcs en béton est continue, mais elle est aussi décomposée en plusieurs étapes séparées qui forment autant de coupure dans leur trajet, d'abord leur mouvement de rapprochement, puis le moment de leur tangence arrondie, puis le moment de leur écartement mutuel. Dans le sens horizontal, on a aussi affaire à une répétition continue d'arcs qui sont bien détachés les uns des autres, et donc bien coupés les uns des autres.

 

 

 

À la deuxième étape de la phase de prématurité, l'effet principal de la filière 1+1 est l'un/multiple tandis que l'effet principal de la filière 1/x est le continu/coupé. Par différence à la première étape, nous allons envisager plusieurs architectes pour l'illustrer.

 


 

Jørn Utzon : Opéra de Sydney (1957-1973)   source de l'image : https://www.wikiwand.com/fr/Op%C3%A9ra_de_Sydney

 

S'il est un bâtiment qui fait de l'un/multiple et du continu/coupé c'est bien le célèbre Opéra de Sydney, conçu par l'architecte Danois Jørn Utzon (1918-2008) et construit entre 1957 et 1973.

Nous envisageons en premier son aspect un/multiple. On peut remarquer tout d'abord que le bâtiment est nettement coupé en deux parties, l'une étant son socle horizontal de couleur brune et l'autre sa toiture aux multiples coques blanches. Ce sont elles qui forment l'intérêt principal du bâtiment et notre analyse s'y concentrera. Elles se divisent en deux séries côte à côte, et sont accompagnées par une plus petite coque isolée à l'arrière. La forme de ces coques, emboîtées l'une dans l'autre, est répétée à de multiples reprises, et chaque unité de coque est elle-même divisée en plusieurs parties : une portion de coque ouverte vers l'avant de l'édifice, une autre qui s'ouvre du côté opposé, et un volume en ressaut qui relie ces deux portions sur toute la longueur de leur rencontre. Sans oublier que chaque portion de coque est elle-même formée de deux moitiés symétriques qui se rejoignent au faîtage et qui sont nettement coupées l'une de l'autre par l'angle aigu de leur rencontre. Une même forme de coque en plusieurs parties, répétée à de multiples reprises, on a là une expression synthétique de l'effet d'un/multiple puisque l'on ne peut pas constater que ce motif de multi-coques se répète à multiples reprises sans garder à l'esprit ce motif unique et constater que c'est lui qu'on retrouve à chaque répétition. Le principal effet associé est l'intérieur/extérieur :  l'extérieur de chaque  paire de coques opposées peut être visualisé séparément à l'intérieur du groupe que forme l'ensemble des coques, et par ailleurs l'extérieur de certaines portions de coque est profondément enfoncé à l'intérieur de la portion de coque située à son arrière.

Il est évident que toutes ces portions de coque forment une suite qui est à fois continue et coupée à de multiples reprises : elle est d'abord coupée par le volume en ressaut qui sépare deux portions de coque associées dos à dos, puis par l'inversion de la courbure qui va générer la portion de coque en sens inverse, puis par un brusque changement de taille qui va faire démarrer la portion de coque suivante plus haut que la précédente, puis par un nouveau volume en ressaut séparant deux portions de coque associées dos à dos, etc. Cet effet de continu/coupé est une expression analytique car, toutes les parties de la couverture se touchant ou presque, on peut considérer séparément la continuité ainsi formée et les fortes coupures engendrées par l'inversion des sens de courbure et par les rehaussements qui permettent à certaines coques de pénétrer à l'intérieur de la suivante. L'effet associé est le lié/indépendant : dans la suite continue des couples de coque aux sens inverses, chacune forme une unité à la fois indépendante et liée à ses voisines.

 

 

 


Moshe Safdie : Habitat 67 de l'Expo 67 à Montréal

Source des images : http://dzinetrip.com/habitat-67-montreal-prefabricated-city-by-moshe-safdie/

 

 

L'immeuble Habitat 67 a été conçu par l'architecte canadien Moshe Safdie (né en 1938) à l'occasion de l'exposition internationale de Montréal qui s'est tenue en 1967.

Cet immeuble est formé par l'assemblage de multiples « boîtes » préfabriquées. Ce qui en a fait à l'époque une icône de l'architecture du logement est le principe du décrochement de ses volumes qui permettait à chaque logement ou à chaque partie de logement de former une excroissance et de se distinguer ainsi visuellement. Cela permettait aussi à chaque boîte de disposer d'une terrasse individuelle qui la distinguait par un espace vert extérieur qui lui était propre.

L'ensemble a un caractère très unitaire puisqu'il est

généré par la répétition d'une même forme de boîte parallélépipédique surmontée d'une terrasse ceinturée de gardes corps et disposant en façade de plusieurs portes-fenêtres. Il s'ensuit un effet d'un/multiple dans une expression synthétique, puisque nous ne pouvons pas lire l'effet d'unité résultant de la répétition d'un même volume de boîte en excroissance sans faire l'expérience de la similarité de toutes ces boîtes et de la similarité de leur façon d'être en décrochement les unes par rapport aux autres. Les différences dans la façon d'opérer leur décrochement relèvent aussi d'un effet d'un/multiple dans une expression synthétique : on ne peut considérer les multiples façons pour les volumes de se décrocher, selon des directions différentes, selon des ampleurs différentes et selon des configurations différentes dans le détail, sans constater qu'il s'agit toujours d'un même principe de décrochement. Le principal effet associé est l'intérieur/extérieur : à l'intérieur de la masse construite, l'extérieur de chaque partie d'habitation se fait valoir en formant une excroissance bien visible, et par ailleurs chaque terrasse correspond à une partie de l'intérieur d'un logement qui est en situation extérieure et qui est repérable depuis l'extérieur. Les multiples façons différentes dont s'opèrent les décrochements participent également d'un effet de même/différent, celui-ci étant donc lui aussi associé de façon significative à l'un/multiple.

 

 

On considère maintenant la filière 1/x et l'effet de continu/coupé.

Cette construction se présente en effet comme un bâti continu constamment coupé par les excroissances et les décrochements des différentes boîtes qui le composent, une expression qui est analytique puisque nous pouvons considérer séparément que l'ensemble construit est continu et que de multiples décrochements font ressortir de sa masse les volumes individuels des logements. L'effet associé est le lié/indépendant : chaque boîte préfabriquée affirme son indépendance par la saillie de son volume, cela tout en s'accrochant au reste du bâtiment, et donc tout en se liant à la continuité construite par les autres.

 

 

 


Roger Anger, Mario Heymann et Pierre Puccinnelli : 283-285 rue des Pyrénées, Paris 20e (1959-1962)

Source de l'image : https://www.jerevedunemaison.com/blog-immobilier/architecture-paris

 

 

Dans le même esprit que celui d'Habitat 67, mais à partir de formes en triangle plutôt que de formes cubiques, on aurait pu donner l'exemple des divers programmes dit « en étoile » conçus en France par Jean Renaudie (1925-1981) et par Renée Gailhoustet (1929-2023). C'est toutefois une solution plus répétitive et s'en tenant à l'orthogonalité que nous allons maintenant examiner, utilisée dans l'immeuble d'habitation construit entre 1959 et 1962 au 283-285 rue des Pyrénées à Paris (20e), conçu par un groupe d'architectes qui a plusieurs bâtiments semblables à son actif : Roger Anger (1923-2008), Mario Heymann (né en 1930) et Pierre Puccinnelli (1929-1999).

Au premier coup d'œil on saisit que la surface plissée de la façade a le caractère d'une trame obtenue par les multiples répétitions d'un même motif, lequel motif est d'ailleurs difficile à cerner car il n'arrête pas de se retourner pour repartir vers une autre direction après un décalage en hauteur. Nécessairement, la répétition d'un même motif fait que la façade est « une et multiple », et cette expression d'un/multiple est synthétique puisqu'on ne peut pas saisir l'unité de cette trame sans avoir simultanément à l'esprit la multiplicité des répétitions de son motif et son identité constante. L'effet associé est le même/différent, car le module qui génère la trame est fait de deux unités qui sont à la fois semblables et différentes : chacune comprend une face pleine qui se retourne par deux tenons séparés par un vide, mais ces unités ont des orientations perpendiculaires l'une pour l'autre, et donc différentes l'une de l'autre, une différence qui est aggravée par le fait que l'une a une face pleine large et deux tenons courts tandis que l'autre à une face pleine étroite et deux tenons plus allongés. L'effet d'intérieur/extérieur est également associé à l'effet d'un/multiple puisque la trame utilisée dégage à son intérieur de multiples creux qui font pénétrer l'espace extérieur en elle.

Dans son déroulé horizontal la façade forme un plissement continu de tranches verticales, un plissement qui est nécessairement coupé par un brutal changement de direction à l'endroit de chacun de ses plis. Verticalement, la trame est formée par deux unités qui sont perpendiculaires l'une par rapport à l'autre et qui se décalent en hauteur de telle façon que le tenon du haut de l'une se prolonge, par un pli, dans le tenon bas de celle du dessus, une disposition qui permet de suivre en continuité la surface pleine depuis le bas de la façade jusqu'en haut, mais selon une lecture qui est constamment coupée par des plis verticaux. Horizontalement comme verticalement, on a donc constamment à faire à du continu/coupé, et comme les coupures ne correspondent pas à des saignées trouant la paroi mais seulement à des plis qui n'affectent pas la matérialité de la continuité, il s'agit d'une expression analytique permettant de considérer séparément que les surfaces sont continues et qu'elles sont affectées de plis. L'effet associé est le synchronisé/incommensurable : il est très difficile de comprendre comment toutes les unités s'articulent les unes par rapport aux autres, du fait des directions croisées qu'elles empruntent et de leurs décalages verticaux systématiques, et ceci bien que l'on constate qu'elles réussissent à se coordonner pour se raccorder parfaitement et pour toujours garder le même écart entre le module situé au-dessus et le module situé au-dessous.

 

 



 

Louis Kahn : Assemblée nationale du Bangladesh à Dhaka (1962-83)

Sources des images : https://martinyordanov1221889.wordpress.com/2014/11/22/exhibitions-louis-kahn-the-power-of-architecture/ et https://www.archdaily.com/877738/louis-kahn-the-power-of-architecture/599216edb22e38d048000779-louis-kahn-the-power-of-architecture-photo

 

 

Toujours à la deuxième étape de la phase prémature, retour aux formes monumentales et aux bâtiments publics avec le bâtiment de l'Assemblée nationale du Bangladesh, conçu par l'architecte américain Louis Kahn (1901-1974) et construit à Dhaka entre 1962 et 1983. Nous considérerons d'abord sa forme d'ensemble, puis les percements qui creusent sa surface maçonnée.

La vue aérienne rend bien compte de l'aspect un et multiple du bâtiment : sa forme est très compacte dans sa partie centrale et regroupe de multiples parties bien séparées les unes des autres qui s'égrènent à sa périphérie. Il s'agit d'une expression analytique, puisque l'on peut considérer séparément que le noyau central du bâtiment a un caractère très compact et que de multiples corps de bâtiments s'égrènent à sa périphérie. L'effet associé est le lié/indépendant : les divers corps de bâtiments de sa périphérie sont bien séparés les uns des autres, et donc bien indépendants les uns des autres, mais ils sont aussi tous liés au noyau central qui les tient ensemble, ce qui vaut d'ailleurs tout autant pour les formes creuses en couronne au-dessus de ce noyau.

C'est la vue à hauteur d'homme qui rend le mieux compte de l'effet continu/coupé : le périmètre du bâtiment forme une bande continue, toujours de même hauteur et toujours dans le même matériau, mais cette bande est constamment coupée par les étranglements verticaux qui séparent les différents corps de bâtiments et par des rainures verticales qui tronçonnent toute la hauteur du bâtiment. Ces effets de continu/coupé correspondent à une expression synthétique, car on ne peut pas lire la continuité horizontale de la paroi sans se heurter constamment aux saignées verticales qui la découpent en tronçons bien détachés les uns des autres. L'effet associé au continu/coupé est le même/différent : au fur et à mesure que l'on tourne autour, on se rend compte que le même bâtiment est toujours fait d'un même matériau, et en même hauteur, mais qu'il comporte des corps de bâtiments aux aspects différents, parfois cylindriques, parfois cubiques d'un seul tenant, et parfois cubiques en deux parties.

On envisage à nouveau les deux effets principaux, mais cette fois pour les grandes trouées qui échancrent les façades et correspondent à des loggias, car la façade vitrée qui clôture l'espace intérieur du bâtiment se trouve au fond de ces grands percements.

L'uniformité de la maçonnerie et la régularité du rythme alterné des percements font un effet d'unité globale qui est contrebalancé par l'effet de multiple produit par la répétition de ces trouées sombres, cette relation visuelle entre chaque percement et le groupe qu'ils forment globalement étant permis par leur taille gigantesque et par leur nombre restreint. Dans le cas particulier du grand rond au centre de la photographie, celui-ci se lit à la fois comme « un » rond et comme fait de multiples secteurs de rond séparés les uns des autres par les continuités horizontales de la maçonnerie. Ces effets d'un/multiple correspondent à une expression synthétique, car on ne peut pas saisir le caractère à la fois unitaire et multiple des percements sans avoir ces deux aspects simultanément à l'esprit. Le principal effet qui leur est associé est l'intérieur/extérieur, ces trouées faisant pénétrer l'espace extérieur à l'intérieur du bâtiment pour y créer des loggias.

C'est aussi de façon globale que la continuité de la maçonnerie tout autour du bâtiment se confronte aux coupures qu'y génèrent ces grandes trouées. Cet effet de continu/coupé est d'expression analytique, puisque l'on peut considérer séparément la continuité de la maçonnerie dans ses parties inentamées et la présence des percements qui l'affectent localement. L'effet associé est le lié/indépendant, car les percements forment toujours des figures bien indépendantes les unes des autres, bien écartées les unes des autres, tandis qu'elles se regroupent à plusieurs et se relient visuellement, soit parce qu'elles se complètent pour former un rond, soit parce qu'elles ont des côtés qui sont voisins. À moins aussi qu'elles ne soient simplement proches les unes des autres et forment ainsi des groupes de percements bien repérables en tant que groupe. C'est ainsi que les ronds à mi-hauteur des retours latéraux s'associent aux rectangles et triangles voisins, et que le triangle du bas très évasé s'associe au grand rond central.

 

 

Nous abordons maintenant la troisième étape de l'ontologie prémature, étape à laquelle l'effet principal de la filière 1+1 est le regroupement réussi/raté et celui de la filière 1/x le lié/indépendant.

Avec l'Atheneum de Richard Meier, nous avons déjà vu un exemple d'architecture qui relève de cette étape. Les deux effets principaux y étaient très distincts puisque le regroupement réussi/raté correspondait à la couleur blanche uniforme du bâtiment, tandis que le lié/indépendant correspondait à la grande diversité formelle des masses assemblées. Pour cette étape, nous commencerons systématiquement par l'effet principal de la filière 1/x, le lié/indépendant.

 



 

Charles Moore : Moore House, New Haven, Connecticut (1966/1967)

Source de l'image : https://www.pinterest.fr/pin/550705860658992126/

Charles Moore : Jones Laboratory au Cold Spring Harbor Laboratory, Huntington, Long Island Sound, New York (1974)

Source de l'image : https://centerbrook.com/project/cold_spring_harbor_laboratory_jones_laboratory

 

 

Les deux premiers exemples ont été conçus par l'architecte américain Charles Moore (1925-1993). Ils relèvent tous les deux d'un principe que l'on peut définir comme : « la maison dans la maison », c'est-à-dire un espace visiblement autonome dont l'extérieur apparaît distinctement à l'intérieur d'un plus grand volume. Le premier est illustré par une axonométrie de la maison que s'est fait construire Charles Moore en 1966, à New Haven dans le Connecticut, le second est illustré par une photographie du laboratoire Jones au Cold Spring Harbor Laboratory de Huntington, à Long Island Sound, New York (1974).

Dans le premier cas, le volume de chacun des deux étages comporte à son intérieur de petites constructions, comme des alvéoles, lesquelles sont à la fois très ouvertes sur le volume général qui les entoure et bien identifiables en tant que « sous-espaces » clos sur eux-mêmes, de telle sorte que le caractère autonome de chacune de ces alvéoles et leur inclusion à l'intérieur d'un volume bien plus vaste sont ainsi simultanément perceptibles. La même chose vaut pour les laboratoires, chacun correspondant à une cabine en aluminium brillant posé sur le plancher d'un ancien bâtiment réutilisé pour l'occasion. Son très vaste volume englobe cinq cabines similaires tout en laissant entre elles des espaces permettant aux savants de se rencontrer pour discuter ou pour se détendre.

De telles alvéoles ou cabines fermées, bien affirmées en tant que telles et dont l'extérieur est visible à l'intérieur d'un plus grand volume, génèrent un effet de lié/indépendant puisque leurs volumes indépendants sont nécessairement liés au plus grand volume qui les regroupe. Il s'agit d'une expression analytique, car nous pouvons considérer séparément que les alvéoles ou les cabines forment des volumes autonomes et qu'elles sont reliées par le plus grand volume qui les contient. L'effet associé est le continu/coupé : le volume interne des alvéoles et des cabines est continu avec le volume plus grand qui les contient, mais il est en même temps coupé de lui par la présence de parois, des parois qui sont seulement partielles dans le cas de la maison de Charles Moore, mais qui sont complètes dans le cas du laboratoire.

Ces alvéoles et ces cabines sont regroupées de façon réussie à l'intérieur d'un volume plus grand, mais, parce qu'elles n'occupent pas tout ce volume et parce qu'on peut les distinguer individuellement, elles ne sont pas « fusionnées » avec lui comme il en irait s'il s'agissait de simples cloisonnements internes. Puisqu'elles ne sont pas des parties du grand volume qui les regroupe mais quelles sont distinctes de lui, ce grand volume n'a donc pas réussi à les regrouper, et il s'agit là d'une expression synthétique du regroupement réussi/raté car on ne peut pas constater que le regroupement des petits volumes avec celui qui les contient est raté sans tenter de percevoir ce regroupement. De façon évidente, son effet associé est l'intérieur/extérieur : l'extérieur de chaque alvéole ou de chaque cabine est distinctement visible à l'intérieur du grand volume qui les regroupe, ce qui est précisément la raison pour laquelle ce regroupement est raté.

 

 


 


 

Renzo Piano et Richard Rogers: Centre Pompidou à Paris 4e (1971/1977)

Ci-dessus, la toiture et la façade côté rue Beaubourg - ci-contre, la façade côté piazza

Source des images : http://giornodopog.blogspot.fr/2014/01/31-gennaio-1977-inaugurato-il-beaubourg.html et Source de l'image : https://www.wsj.com/articles/the-pompidou-centers-inside-out-architecture-turns-40-1485540495

 

 

Le Centre national d'art et de culture Georges-Pompidou de Paris, inauguré en janvier 1977, a été conçu par deux architectes italiens, Renzo Piano (né en 1937) et Gianfranco Franchini (1938-2009), ainsi que par l'architecte italo/britanni-que Richard Rogers (1933-2021). Seuls Renzo Piano et Richard Rogers assurèrent la mise au point du bâtiment après le concours de 1971.

Par différence avec l'exemple précédent et avec les exemples qui suivront, les effets de lié/indépendant ne s'appuient pas ici sur la forme des lieux mais engagent la technique même de construction du bâtiment ainsi que les divers organes nécessaires à son fonctionnement, il s'agit donc là d'une façon radicale pour l'esprit de s'imposer à la matière qui sert à construire l'édifice et à la matérialité de son fonctionnement. Ainsi en va-t-il d'abord pour la structure porteuse en métal, décomposée en immenses poutres, poteaux, gerberettes et tirants, une structure qui porte de larges plateaux complètement libres de tout point porteur et dont tous les organes sont séparément visibles, y compris ses croix de contreventements. Toutes ces parties de la structure, visuellement distinctes et donc visuellement indépendantes, sont évidemment toutes liées ensemble pour assurer globalement leur fonction porteuse. La même chose vaut pour les circulations obliques et horizontales qui se font dans des tunnels en verre indépendants, accrochés, et donc liés, à la structure côté piazza. Il en va enfin de même pour toutes les tuyauteries, canalisations et gaines utiles au fonctionnement du bâtiment et qui, au lieu d'être dissimulées à l'intérieur de murs ou de cloisonnements, sont ici exhibées séparément, et donc indépendamment les unes des autres, aussi bien en façade qu'en toiture. Chaque type de tuyauterie ou de gaine reçoit par ailleurs une couleur indépendante, le bleu pour l'air de ventilation, le vert pour les conduites d'eau, le jaune pour l’électricité, et le rouge pour les circulations du public, ce code de couleurs permettant de lier visuellement les organes qui ont la même fonction. On peut aussi considérer que les canalisations d'une même couleur mais séparées les unes des autres sont liées ensemble par le parallélisme de leur parcours, et que les canalisations de ventilation bleues sont également liées les unes aux autres par la façon dont elles sont toutes enserrées à l'intérieur de la structure porteuse, prises entre la paroi qui clôt le bâtiment et la trame croisée des contreventements métalliques.

Il s'agit d'expressions analytiques du lié/indépendant, puisqu'on peut considérer séparément que toutes les parties porteuses ou utiles au fonctionnement de l'édifice sont indépendantes les unes des autres et qu'elles sont toutes liées ensemble pour procurer la cohérence globale du bâtiment. L'effet associé est le même/différent, puisque le même bâtiment apparaît fait de différents éléments et de différents organes, et aussi puisqu'un même ensemble d'organes est fait de différents éléments ayant la même couleur.

L'indépendance donnée à toutes les parties du bâtiment ne conduit pas pour autant à le disloquer. Il reste compact, puisque toutes ses tuyauteries, ses gaines, ses coursives et son escalator sont étroitement regroupés sur les faces externes du volume utile qu'elles enveloppent, et souvent à l'intérieur même des contreventements de la structure. Si les organes utiles au fonctionnement sont ainsi bien regroupés avec les lieux qu'ils desservent, leur indépendance visuelle, qui distingue bien les espaces du musée et de la bibliothèque des organes qui les desservent, fait simultanément rater la fusion des espaces desservis avec les organes qui les desservent. Il s'agit d'une expression synthétique du regroupement réussi/raté, puisqu'il faut déjà avoir à l'esprit le fait qu'il y a un regroupement des organes servants avec les espaces qu'ils desservent pour pouvoir considérer que, finalement, ce regroupement est visuellement raté. C'est l'effet d'intérieur/extérieur qui y est associé puisque toutes les canalisations et tous les organes utiles au fonctionnement intérieur du bâtiment, et pour cette raison habituellement camouflés à son intérieur, sont ici projetés à son extérieur. Par ailleurs, c'est le volume extérieur de ces organes et canalisations qui définissent la limite du volume intérieur du bâtiment qu'ils enveloppent.

 

 

 


Norman Foster : Siège social de la Commerzbank à Francfort-sur-le-Main, Allemagne (1994-1997)

Source de l'image : http://www.aq.upm.es
/Departamentos/Estructuras/epa/clases/foster
/edificios_en_altura/commerzbank_frankfurt
/Vistaext.jpg

 

 

Le siège social de la Commerzbank, à Francfort-sur-le-Main en Allemagne, a été conçu par l'architecte britannique Norman Foster (né en 1935), et édifié de 1994 à 1997. Derrière chaque creux en retrait des façades se trouve une terrasse jardin, et les espaces techniques sont logés dans les angles qui montent sur toute la hauteur sans aucun retrait.

Les blocs de bureaux, parce qu'ils sont séparés par les terrasses jardin et décalés en hauteur d'une rangée à l'autre, paraissent visiblement indépendants les uns des autres tout en étant évidemment tous liés aux trois piliers d'angle qui les portent. Il s'agit d'une expression analytique du lié/indépendant, puisqu'on peut considérer séparément l'indépendance mutuelle des blocs de bureaux et le fait qu'ils sont reliés aux piliers situés dans les angles du bâtiment. L'effet associé est le continu/coupé : les piliers porteurs sont continus alors que les blocs de bureaux qu'ils portent sont coupés les uns des autres.

Le plan triangulaire du bâtiment est très compact et les angles porteurs sont parfaitement regroupés avec les volumes qu'ils portent. Malgré la réussite du regroupement compact de toutes ces formes, il n'en demeure pas moins que la séparation entre parties porteuses et volumes portés est bien visible, ce qui fait rater leur fusion dans un bâtiment aux formes parfaitement regroupées. Le vide situé en partie haute, là où les angles porteurs dépassent largement le volume des bureaux, participe d'ailleurs fortement à la perception de l'autonomie entre les parties portantes et les parties portées. Il s'agit d'une expression synthétique du regroupement réussi/raté, car on ne peut pas considérer que le regroupement des parties porteuses et des parties portées est raté si l'on ne fait pas l'expérience de tenter de les regrouper de façon compacte. L'effet associé est le même/différent : un même bâtiment comporte des parties aux fonctions différentes, les unes servant de piliers porteurs et les autres étant les volumes qui sont portés.

 

 

 

Christian de Portzamparc : Cité des Arts à Rio de Janeiro, Brésil (2002-2013)   Source de l'image : http://www.christiandeportzamparc.com/fr/projects/cidade-das-artes/

 

Christian de Portzamparc (né en 1944) est l'auteur du monumental bâtiment de la Cité des Arts construit à Rio de Janeiro entre 2002 et 2013. À proprement parler ce bâtiment n'a pas de façade : ses salles sont dissimulées derrière d'énormes voiles courbes en béton, vaguement triangulaires et liés à la dalle du plancher surélevé et à celle qui sert de plafond. De façon évidente, ces grands voiles sont autant de formes indépendantes, bien distinctes et bien détachées les unes des autres, et de façon tout aussi évidente ils sont reliés entre eux par les deux dalles horizontales qui recouvrent en continu toute la surface du bâtiment. Cet effet de lié/indépendant est d'expression analytique puisqu'on peut considérer séparément que chaque voile correspond à une forme autonome et le fait qu'ils sont reliés par deux planchers horizontaux. Cet effet est associé à un effet de continu/coupé : les surfaces des deux planchers forment deux liens continus et leurs tranches forment deux lignes continues, tandis que les voiles sont coupés les uns des autres et que leurs formes mêmes, parce qu'elles ne montent pas du sol au plafond, semblent nettement avoir été tranchées, découpées par des lignes obliques et légèrement courbes.

En matière de lié/indépendant, on peut aussi évoquer les petites boîtes vitrées accrochées aux voiles, liées donc à ces voiles et indépendantes les unes des autres, et évoquer également les poteaux plus ou moins verticaux qui relient çà et là les deux dalles bien indépendantes l'une de l'autre. Globalement, le bâtiment forme d'ailleurs par lui-même une entité indépendante qui est reliée au sol par diverses rampes.

Parce qu'ils sont bien enserrés entre les planchers et bien reliés entre eux par ces planchers, le regroupement des différents voiles dans un même bâtiment est visiblement réussi. Pourtant, parce qu'ils sont bien indépendants les uns des autres et parce qu'ils ne génèrent pas un volume fermé en se combinant avec le plancher bas et le plafond, ces voiles, ces planchers, ces quelques poteaux et ces quelques boîtes vitrées accrochées aux voiles restent des organes autonomes qui ne fusionnent pas ensemble dans un même volume ou dans une forme globalement lisible, si bien que se trouve raté le regroupement de toutes ces formes dans un bâtiment au volume clos et continu. Il s'agit d'une expression synthétique du regroupement réussi/raté, car on ne peut pas reconnaître que les différentes parties du bâtiment ne sont pas visuellement fondues ensemble sans prendre en compte qu'elles forment ensemble un bâtiment. L'effet associé est l'intérieur/extérieur : comme ils sont entourés par de larges vides qui font pénétrer largement l'extérieur à l'intérieur du bâtiment, les contours extérieurs de chacun des voiles se lisent clairement à l'intérieur de l'ensemble du bâtiment, et la même chose vaut pour chacun des poteaux et pour chacune des boîtes vitrées accrochées sur les voiles.

 

 

 

Nous passons à la quatrième et avant-dernière étape de l'ontologie prémature. À cette étape, l'effet principal de la filière 1+1 est le fait/effet et celui de la filière 1/x est le même/différent. Nous en avons déjà vu un exemple avec le bâtiment que Franck Guéry a construit à Las Vegas pour le Lou Ruvo Center. Pour cette étape, nous commencerons par l'effet principal de la filière 1+1, car le caractère « défait » qu'il impose aux bâtiments saute évidemment aux yeux.

 

 


Franck Guéry : Disney Concert Hall à Los Angeles, Californie (1991-2003)

Source de l'image :
https://fr.wikipedia.org/wiki
/Walt_Disney_Concert_Hall

 

 

D'abord, un nouvel exemple de Franck Guéry : le Disney Concert Hall de Los Angeles, conçu en 1991 mais seulement inauguré en 2003.

Par différence avec le bâtiment du Lou Ruvo Center, celui-ci ne semble pas s'effondrer sur lui-même, il semble plutôt désarticulé, disloqué, comme déliques-cent. Malgré cet aspect « défait », on constate qu'il ne s'éparpille pas en morceaux, que ces diverses parties ne se dispersent pas en s'écartant les unes des autres, bref, qu'il reste parfaitement fait. Il s'agit d'une expression analytique de fait/défait puisque l'on peut considérer séparément l'impression de dislocation générale du bâtiment et le fait que, dans la pratique, il ne se disloque pas. L'effet associé est l'intérieur/extérieur : le bâtiment comporte des parties qui semblent autonomes, posées les unes à côté des autres, leur extérieur se repérant donc aisément à l'intérieur de la globalité du volume du bâtiment. Cet effet se manifeste aussi par l'opposition entre les formes en creux concaves et celles en arrondis convexes, car les formes creuses sont des espaces intérieurs en situation extérieure tandis que celles en arrondi suggèrent depuis leur extérieur le volume intérieur creux qu'elles abritent.

Un même matériau, l'acier inoxydable, recouvre l'ensemble des surfaces extérieures. Toutefois, les surfaces ainsi recouvertes ont des courbures très différentes, de telle sorte que leur luminosité et leurs reflets varient sans cesse d'un endroit à l'autre. Ainsi, dans le cas de deux zones très proches, l'une peut être très lumineuse et l'autre très sombre selon leurs orientations à la lumière et selon la teinte de la paroi voisine qu'elles reflètent. Il s'agit d'une expression synthétique du même/différent, car on ne peut pas conclure que le matériau utilisé en façade est toujours le même et toujours de même couleur sans faire l'expérience de ses aspects différents selon les endroits. Cet effet est associé au synchronisé/incommensurable : la grande variété des reflets lumineux de la surface d'acier inoxydable est obtenue par la combinaison de formes très complexes et très étrangères les unes des autres, certaines convexes, d'autres concaves, certaines ayant une courbure régulière, d'autres se cornant brutalement ou changeant brusquement son type de courbure, d'autres encore se tortillant alternativement dans les deux sens, bref, toutes ces surfaces ont des formes qui sont incommensurables les unes pour les autres, et pourtant on constate que l'ensemble est parfaitement équilibré et que l'évolution de ces surfaces est donc, d'une façon ou d'une autre, globalement synchronisée.

 

 

 


Michael Graves : Services Municipaux de Portland, Oregon (1982)

Source de l'image :
https://www.alstonarchitects.com/blognews
/2017/7/10/graves-portland-public-service-
building-embroiled-in-preservation-controversy

 

 

Le bâtiment des Services Municipaux de Portland (Oregon, USA), inauguré en 1982, est fréquemment considéré comme l'un des premiers exemples importants d'architecture « post-moderniste », c'est-à-dire rompant avec l'architecture aux formes nettes et lisses des Gropius, Le Corbusier, etc. Il a été conçu par l'architecte américain Michael Graves (1934-2015) qui, par ailleurs, a beaucoup construit pour la société Walt Disney.

De fait, c'est un peu une architecture « à la Disney » que ce bâtiment qui semble fait en carton et ressemble à une maquette qui aurait été agrandie à une échelle colossale. Son socle est fait de niveaux en retrait d'un bleu-vert criard, les motifs principaux des façades semblent de faux pilastres rouges ayant perdu leur relief, sauf à l'endroit des chapiteaux trapézoïdaux de la façade principale, ceux des façades latérales ayant pour leur part la forme de rubans décoratifs schématiques. Ces chapiteaux trapézoïdaux semblent porter une forme également trapézoïdale, mais on voit bien que cette forme est factice et correspond seulement à un changement du matériau apparent en façade. Tout paraît d'ailleurs factice dans l'apparence de ce bâtiment : les gradins du socle ressemblent à une maquette, les pilastres n'en sont pas et ne correspondent qu'à une alternance de bandes verticales plates diversement colorées, les chapiteaux ne portent rien et l'on se demande ce qu'ils font à cet endroit-là, les rubans des façades latérales ne sont que des ersatz de rubans et l'on se demande aussi ce que font de tels rubans sur une façade d'immeuble.

Bien qu'il soit réellement fait puisqu'il est là, son aspect factice donne l'impression que le bâtiment n'est pas fait de façon sérieuse, qu'il est seulement une caricature de bâtiment ou, comme on l'a déjà dit, seulement une maquette simplifiée mais de taille colossale. En somme, il ne semble pas vraiment fait bien qu'il soit réellement fait. Il s'agit d'une expression analytique du fait/défait car on peut considérer séparément que le bâtiment est bien là, qu'il est donc bien fait, et d'autre part qu'il a une allure factice. L'effet associé est le regroupement réussi/raté, puisque le bâtiment regroupe des éléments qui devraient lui donner une allure de vrai bâtiment mais qu'il a pourtant l'apparence d'un bâtiment factice. Une autre expression de fait/défait peut se lire dans le contraste entre la diversité des formes « en rouge » qui est faite alors que toute variété ou diversité est défaite sur la surface beige qui ne montre que des alignements monotones de fenêtres carrées accompagnés de la répétition monotone de traits horizontaux. Il s'agit aussi d'une expression analytique puisque l'on peut considérer séparément la relative variété des formes rouges et la monotonie répétitive des surfaces beiges.

L'effet de même/différent de la filière 1/x apparaît ici dans son aspect « un seul et même bâtiment fait de différentes parties ». En effet, assemblés dans le même bâtiment, on a là un socle bleu/vert en gradins, un corps principal beige régulièrement percé de fenêtres carrées, des pilastres rouges séparés par des bandes de vitrages verticaux, de faux chapiteaux en relief et de faux rubans en léger relief, une bizarre forme pyramidale inversée rouge échancrée dans le centre de sa partie haute, et, pour finir, un couronnement bleu clair en léger recul. Cette expression de même/différent est synthétique car on ne peut pas considérer que les diverses parties du bâtiment concourent à faire ensemble ce bâtiment sans avoir simultanément à l'esprit le fait qu'elles n'en sont que des parties. Son effet associé est le continu/coupé : les différents gradins du socle forment une suite continue de reculs coupés les uns des autres, le dernier a sa surface qui est continue avec la surface des façades du bâtiment principal mais est brutalement coupée d'elle par un net changement de couleur ; les façades du bâtiment principal ont des surfaces continues qui sont aussi coupées par de brusques changements de couleur, à moins qu'elles ne soient coupées par des bandes vitrées ou des carrés vitrés ; les chapiteaux trapézoïdaux rouges s'inscrivent en continuité du dessin des formes en rouge de la façade mais ils en sont coupés puisque leur relief les fait sortir du plan de cette façade ; même chose pour les rubans bleu ciel qui participent de la continuité du motif de leur façade, mais qui en sont coupés puisqu'ils sont en relief et ne sont donc pas physiquement continus avec elle. Quant au couronnement bleuté, il continue le haut de la façade mais en est coupé par un retrait.

 

 

 


Rem Koolhaas : immeuble « De Rotterdam » à Rotterdam, Pays-Bas (2013)

Source de l'image : https://www.archdaily.com/774864/20-of-the-worlds-best-building-images-shortlisted-for-arcaid-awards-2015/5613e453e58ece449e0000b3-20-of-the-worlds-best-building-images-shortlisted-for-arcaid-awards-2015-image

 

 

« De Rotterdam » est un immeuble gigantesque conçu par le cabinet OMA de l'architecte néerlandais Rem Koolhaas (né en 1944). Il est une sorte de ville verticale qui a été construite dans le port de Rotterdam entre 2009 et 2013.

L'effet qui domine au premier abord est celui d'une masse à la fois compacte et disloquée, disloquée par les jours qui s'ouvrent entre ses divers parallélépipèdes, par les décalages qui rompent leurs alignements, et aussi par les porte-à-faux qui donnent l'impression que certains volumes menacent de basculer. Cette compacité de l'immeuble ne semble toutefois défaite qu'en partie haute, le socle horizontal apparaissant quant à lui parfaitement stable. Il s'agit d'une expression analytique du fait/défait, puisque nous pouvons considérer séparément le volume du socle dont la compacité est bien faite et les volumes de la partie haute qui forment un ensemble disloqué. L'effet d'intérieur/extérieur est certainement associé ici au fait/défait, car on lit bien l'extérieur de chacun des volumes parallélépipédiques à l'intérieur de la forme d'ensemble, et l'air extérieur traverse d'ailleurs de part en part l'intérieur du volume de l'immeuble. Il faut aussi prendre en compte l'effet d'un/multiple, car l'uniformité du traitement des façades ne permet pas de savoir s'il s'agit d'un bâtiment unique ou d'un empilement de multiples tours parallélépipédiques semblables hissées sur un socle horizontal commun.

Comme avec le bâtiment de Portland, l'effet de même/différent implique qu'un seul et même bâtiment comprend différentes parties, ici un socle horizontal et différentes tours parallélépipédiques entassées au-dessus de ce socle. Il s'agit d'une expression synthétique, car on ne peut pas considérer que les divers volumes font ensemble un même bâtiment sans avoir à l'esprit qu'il s'agit de différents volumes. L'effet associé est le lié/indépendant : les parallélépipèdes de la partie haute sont des volumes indépendants qui sont directement liés ensemble, ou qui sont liés à leur socle horizontal commun.

 

 



 

 



Thom Mayne : Hypo Alpe- siège social Adria Bank à Udine, Italie (2004-2006)

Source des images : https://www.flickr.com/photos
/98022925@N00/1350015786/in/gallery-
 43355952@N06-72157622980777633/
auteur : duineser ,  https://www.morphosis.com
/architecture/8/

et : https://community.simtropolis.com/forums/topic
/64240-buildings-many-people-didnt-even-know
-they-were-existing/?page=32

 

 

Pour finir cette étape, le siège social de l'Adria Bank à Udine en Italie, édifié entre 2004 et 2006 par l'architecte américain Thom Mayne (né en 1944), habituellement qualifié de « déconstructiviste » et plus connu sous le nom de son agence, Morphosis.

Il s'agit d'un bâtiment qui semble clairement s'effondrer, et donc se défaire, s'inclinant et se chiffonnant du côté de son effondrement apparent. De ce côté-là s'ouvre même une large faille verticale qui le brise en deux. Il s'agit d'une expression analytique de fait/défait puisque l'on peut considérer séparément que le bâtiment semble s'effondrer et qu'il tient pourtant bien en place. Malgré son effondrement apparent, le bâtiment reste donc bien en place, ce qui permet d'associer à l'effet de fait/défait celui de regroupement réussi/raté : le regroupement compact du bâtiment est certainement réussi, mais il est raté du fait de la dislocation apparente de l'une de ses façades.

Pour l'expression de la filière 1/x il faut prendre en compte qu'il y a des parties du bâtiment qui sont brisées, pliées, chiffonnées par l'effondrement, et d'autres parties dont la surface est normalement plate et régulière, comme il en va pour la façade opposée au côté de l'effondrement, même si elle est en pente, car ce n'est pas inhabituel pour des façades vitrées. Il y a donc des parties qui semblent rester les mêmes malgré l'inclinaison et d'autres qui deviennent différentes car cette inclinaison semble les briser : il s'agit d'une expression synthétique de même/différent car, pour comparer le sort différent des différentes surfaces que l'effondrement apparent a inclinées, il faut les avoir simultanément à l'esprit. L'effet associé est celui de synchronisé/incommensurable : ces formes qui partent dans tous les sens vont dans des directions qui sont incommensurables entre elles, d'autant plus incommensurables que l'inclinaison générale du bâtiment nous fait perdre nos références habituelles d'horizontalité et de verticalité, et pourtant on voit bien que toutes ces formes se débrouillent pour se synchroniser en faisant ensemble un bâtiment qui tient correctement debout.

 

 

 

Nous arrivons à la cinquième et dernière étape de l'ontologie prémature. L'effet principal de la filière 1+1 y est le relié/détaché et celui de la filière 1/x est l'intérieur/extérieur.

 




 

 

James Wines : deux exemples de supermarchés Best, à Sacramento, Californie (à gauche - 1977) et à Richmond, Virginie (1972), USA

Source des images : https://www.archdaily.com/783491/interview-with-james-wines-the-point-is-to-attack-architecture/56e02e2ce58ece865a0000dc-interview-with-james-wines-the-point-is-to-attack-architecture-photo et http://www.laboiteverte.fr/larchitecte-james-wines/  y compris pour les images du bâtiment/forêt plus loin

 

C'est de façon humoristique que l'architecte américain James Wines (né en 1932 et fondateur du groupe Site) a traité les bâtiments de la chaîne de supermarchés Best.

Dans le magasin de Sacramento, la façade est complètement aveugle pendant les heures de fermeture et un coin se déplace sur des rails pour donner accès aux clients. Une fois ouvert ce coin est nécessairement détaché du bâtiment, mais il y reste visuellement relié puisqu'il est évident que sa forme est ce qui manque au bâtiment principal pour être complet. Il s'agit d'une expression synthétique du relié/détaché, car on ne peut pas considérer que le coin déplacé est relié au bâtiment principal sans s'affronter au fait qu'il en est matériellement détaché. Cet effet est associé de façon évidente au fait/défait puisque le bâtiment semble ainsi cassé dans son angle.

Quand il est écarté du bâtiment, ce coin forme un creux intérieur en situation extérieure, et l'on peut aussi en dire qu'il fait partie du bâtiment, donc de son intérieur, mais qu'il en est à distance, et donc extérieur à lui. Enfin, on peut considérer que le détachement du coin permet à l'espace extérieur de pénétrer dans le volume intérieur du bâtiment, et que l'ouverture ainsi pratiquée dans son angle y crée une zone qui est à la fois à l'intérieur de son volume et en situation extérieure. Il s'agit chaque fois d'une expression analytique de l'effet d'intérieur/extérieur, car on peut considérer séparément que le coin est physiquement extérieur au bâtiment et qu'il a la forme d'un creux et en fait partie du fait de son aspect similaire, et considérer séparément que l'auvent creusé dans le coin du bâtiment est dans son volume parallélépipédique mais en situation extérieure puisqu'il n'est pas fermé. L'effet associé est le continu/coupé : le volume du bâtiment se continue visuellement jusque dans le coin qui s'est détaché, mais ce volume et ce coin sont coupés l'un de l'autre.

 

Dans le bâtiment de Richmond, la surface en briques semble se décoller et s'enrouler comme le fait un papier peint mal adhérent. Du côté gauche, c'est tout un rouleau vertical qui est en train de se détacher, dans le coin du haut à droite c'est juste l'angle qui semble peler. La surface en briques est bien reliée à son support sur la partie principale de la façade alors qu'elle s'en détache à ses extrémités : il s'agit d'une expression analytique du relié/détaché, car on peut considérer séparément les endroits où la surface en briques est toujours bien reliée à son support et les endroits où elle s'en est détachée. Évidemment, l'effet associé est aussi le fait/défait : le collage est bien fait sur une partie de la surface, il est défait ailleurs.

Dans les parties décollées, la surface qui reçoit l'habillage en briques est apparente à l'extérieur alors qu'elle est normalement cachée à l'intérieur de cet habillage, ce qui vaut aussi pour l'arrière de l'habillage qui devrait normalement être dissimulé à son intérieur et qui se retrouve ainsi exposé à l'extérieur. Il s'agit d'une expression synthétique, car on ne peut pas considérer qu'une surface normalement à l'intérieur se retrouve en situation extérieure sans avoir simultanément ces deux aspects à l'esprit. L'effet associé est le même/différent : le décollement de certaines parties de l'habillage fait apparaître que la même façade comporte deux parties différentes, d'une part le support en béton, d'autre part son habillage en briques qui se détache partiellement.

 



 

 

James Wines : bâtiment/forêt à Richmond pour la chaîne de magasins Best

 

À gauche, le bâtiment réel, à droite, une vue de la maquette (1979)

 

 

On donne un dernier exemple de magasin Best, une fois encore à Richmond en Virginie, construit en 1979 à l'emplacement d'une ancienne forêt. Une rangée d'arbres a été laissée en place, elle semble maintenant couper le bâtiment principal de sa façade. Les effets principaux de relié/détaché et d'intérieur/extérieur y sont tellement évidents que l'on peut envisager directement leur caractère analytique ou synthétique. L'effet de relié/détaché est synthétique car on ne peut pas considérer que la façade n'est pas un bâtiment autonome mais une partie qui devrait être reliée au bâtiment principal si l'on ne prend pas simultanément en compte le fait que, précisément, elle en est détachée, et quant à l'effet d'intérieur/extérieur il est analytique puisqu'on peut considérer séparément que la haie d'arbres est située à l'intérieur du bâtiment et que les arbres sont normalement des éléments de l'espace extérieur, d'autant plus qu'ici leur haie est prolongée par des arbres tout à fait extérieurs au bâtiment.

Comme dans toute cette série de magasins pour la firme Best, l'effet associé au relié/détaché est le fait/défait : le bâtiment est comme dégradé par la pousse des arbres qui semble en avoir détaché la façade en ouvrant une brèche derrière elle.

L'effet associé à l'intérieur/extérieur est le continu/coupé : le volume du magasin se poursuit jusque dans sa façade, mais il est coupé par la présence de la haie d'arbres qui introduit brutalement la nature extérieure à l'intérieur de son volume.

 

 

 


Mario Botta : bâtiment de la banque BRI à Bâle (1986-1995)

Source de l'image :
https://www.mimoa.eu/projects/
Switzerland/Basel/Bank%20BIS/

 

 

Construit de 1986 à 1995 à Bâle, en Suisse, ce bâtiment était initialement destiné à la banque UBS, laquelle est maintenant remplacée par la BRI (Banque des Règlements Internationaux). Il est très caractéristique de la production de son architecte, le Suisse Mario Botta (né en 1943).

Comme souvent chez Mario Botta, l'épiderme du bâtiment est strié de rayures bicolores parallèles qui font évidemment un effet de relié/détaché : les rayures relient un point à l'autre de la surface en étant d'ailleurs reliées les unes aux autres par le trajet commun qu'elles effectuent, et du fait du contraste de leurs couleurs elles sont visuellement bien détachées les unes des autres. On peut dire que ce système de rayures bicolores permet à Mario Botta de faire systématiquement du relié/détaché tout comme la couleur blanche uniforme permet à Richard Meier de faire systématiquement du regroupement réussi/raté. Ces rayures correspondent à une expression synthétique, car on ne peut pas considérer qu'elles font des effets de relié sans les penser en tant que lignes, or des lignes parallèles sont nécessairement détachées les unes des autres. L'effet associé est l'un/multiple puisqu'il s'agit d'un traitement uniforme obtenu au moyen de multiples rayures.

Ce motif de bandes alternées a aussi l'avantage de faire systématiquement de l'intérieur/extérieur, puisque l'extérieur de chaque bande grise est à l'intérieur d'une surface blanche, et inversement. Il s'agit d'une expression analytique : on peut considérer séparément que l'extérieur de chaque bande est apparent et que la couleur des deux bandes qui l'entourent est la même, formant ainsi une surface monocolore cernant une bande d'une autre couleur. L'effet associé est le même/différent puisqu'un seul et même système de rayures est fait de l'imbrication de rayures aux couleurs différentes.

Les bandes d'étroites fenêtres très resserrées font aussi partie du vocabulaire architectural habituel de Mario Botta : ces fentes verticales sont bien entendu reliées ensemble sur des alignements continus tout en étant clairement détachées les unes des autres. Il s'agit d'une expression analytique du relié/détaché puisque l'on peut considérer séparément que ces fentes sont séparées les unes des autres et qu'elles sont strictement alignées. L'effet associé est encore l'un/multiple puisqu'il s'agit encore d'un motif unitaire obtenu par de la répétition de multiples fenêtres bien alignées les unes avec les autres.

Du fait de leur étroitesse, on est aussi très sensible au creux qui est ouvert dans la maçonnerie à l'endroit de chacune. Ce creux est perçu comme une fraction d'extérieur introduite à l'intérieur de la paroi, et cet effet d'intérieur/extérieur correspond à une expression synthétique, car on ne peut penser à la pénétration de l'espace extérieur à l'intérieur du mur sans avoir simultanément ces deux aspects à l'esprit. L'effet associé est le lié/indépendant : chaque trou de fenêtre est un percement indépendant qui est nécessairement lié à la maçonnerie qu'il affecte. Les mêmes raisonnements valent pour les percements ronds qui forment des alignements en plusieurs endroits de la façade.

 

Intéressons-nous maintenant à la forme d'ensemble cylindrique du bâtiment.

On a déjà envisagé les rayures blanches et grises, mais c'était en tant que thème plastique valant aussi bien pour la surface extérieure courbe que pour les surfaces planes. Cette fois on ne considère pas seulement qu'il s'agit de rayures, on prend aussi en compte le fait qu'il s'agit de rayures courbes, c'est-à-dire d'anneaux superposés dont la couleur alterne régulièrement et qui génèrent ensemble une forme cylindrique qui se détache visuellement : il s'agit d'une expression analytique du relié/détaché puisqu'on peut considérer séparément l'effet de relié provoqué par les rayures et la forme cylindrique qui se détache. L'effet associé est l'un/multiple : « une » forme cylindrique est rayée par de multiples bandes diversement colorées.

Comme toute forme cylindrique, depuis son extérieur concave on peut ressentir le volume creux situé à son intérieur : il s'agit d'une expression synthétique de l'effet d'intérieur/extérieur, car on ne peut pas imaginer le creux intérieur situé de l'autre côté de la paroi sans prendre en compte la forme extérieure concave du bâtiment. L'effet associé est ici assez discret puisqu'il s'appuie sur la bande verticale qui marque l'axe du bâtiment en se signalant par une inversion systématique de la couleur des bandes horizontales à son endroit. Cela ne se repère pas sur cette photographie prise un jour de pluie, mais en réalité la façade subit un léger pli vertical en creux qui amplifie la coupure produite par cette bande d'inversion des couleurs. Cette coupure verticale dans l'axe du bâtiment permet d'associer un effet de continu/coupé à la perception du volume cylindrique extérieur : la surface de ce cylindre se continue, mais elle est visuellement coupée à l'endroit de l'axe de symétrie du bâtiment.

 

Pour finir, les deux grandes failles symétriques qui s'ouvrent de chaque côté de l'axe du bâtiment.

Tandis que la surface cylindrique extérieure se relie en continuité dans le haut du bâtiment, la présence de ces failles a pour conséquence de détacher l'une de l'autre les surfaces qu'elles séparent. Il s'agit d'une expression analytique du relié/détaché, puisque l'on peut considérer séparément les endroits où la surface est reliée en continu dans la forme d'un cylindre parfait et les endroits où la présence des failles détache l'une de l'autre des parties de cette surface cylindrique. L'effet associé est le regroupement réussi/raté : la surface extérieure réussit à se regrouper dans une forme cylindrique que l'on décèle bien, mais cette forme est ratée du fait de la présence de ces failles.

Les failles génèrent évidemment des volumes en creux qui sont à la fois en situation extérieure et à l'intérieur du volume cylindrique du bâtiment, mais l'effet d'intérieur/extérieur provoqué par la forme même de leur découpe est plus intéressant à observer : ces failles n'ont pas une forme de creux commodément lisible comme il en irait d'une saignée verticale ou horizontale, et de plus leur contour ne forme pas une figure continue que l'on pourrait lire par elle-même, si bien que l'on ne peut lire le creux de ces failles que depuis les formes qui sont à leur extérieur. Ainsi, en plafond d'un creux, on a une forme « en dessous d'escalier » qui vaut à la fois pour le volume cylindrique rayé et pour l'avancée de la façade vitrée située au fond des failles : on lit nécessairement ces plafonds « par en-dessous », c'est-à-dire comme étant la limite inférieure du volume plein situé au-dessus du creux des failles, et donc seulement incidemment comme la limite supérieure de ce creux. La même chose vaut pour la forme en marche d'escalier que génère la grande surface en équerre qui ferme le dessous de la faille : son profil en escalier ne permet pas de lire commodément le creux qu'elle referme, on le lit plutôt en tant que périmètre de la surface cylindrique de la partie centrale du bâtiment. En résumé donc, le creux intérieur des failles, parce qu'il n'est pas commodément lisible à cause des découpes en escalier de son périmètre, est lu depuis les surfaces qui lui sont extérieures et qui viennent s'arrêter sur ces découpes : il s'agit par conséquent d'une lecture de l'intérieur des failles depuis leur extérieur, et cela dans une expression synthétique puisque l'on ne peut pas lire leur creux intérieur sans prendre en considération les surfaces qui leur sont extérieures. L'effet associé est le continu/coupé : la lecture de l'intérieur des failles depuis leur extérieur s'appuie sur la continuité de la surface cylindrique du bâtiment et sur les brutales coupures en escalier qui interrompent cette continuité pour laisser place au creux de ces failles.

 

 



 

Santiago Calatrava : gare TGV à Lyon (1989-1994)

Source des images : https://thefullcalatrava.wordpress.com/2013/09/04/gare-tgv-saint-exupery-lyon-fr/ et http://www.bridgeofweek.com/2017/04/bridges-of-lyon-france-ponts-du-gare-du.html

 

Encore plus fréquemment que l'usage d'une surface en maçonnerie rayée par Mario Botta pour faire du relié/détaché, pour le même effet l'architecte espagnol Santiago Calatrava (né en 1951) utilise des trames métalliques très ajourées. Ces trames génèrent en même temps un effet d'intérieur/extérieur, puisque leur transparence met en communication l'intérieur avec l'extérieur tout en générant entre eux une frontière suffisamment présente pour que l'espace intérieur garde son autonomie. On trouve notamment une telle trame en parois du hall principal de la gare TGV de Lyon Saint-Exupéry, en France, gare qui a été construite entre 1989 et 1994.

La couverture opaque de ce hall a la forme d'une grande aile deux fois plissée, attachée au sol par l'une de ses extrémités, et donc reliée au sol à cet endroit tandis que le reste de sa surface qui s'élargit progressivement semble flotter en l'air, complètement détachée du sol et des bâtiments adjacents. Il s'agit d'une expression analytique du relié/détaché puisqu'on peut considérer séparément l'endroit où la couverture se relie au sol et sa partie qui semble flotter dans l'air sans soutien. L'effet associé est le fait/défait : le soutien et l'attache solide de la couverture au sol sont bien faits d'un côté, mais complètement défaits de l'autre contrairement à ce que l'on pourrait attendre d'une arche d'une si grande portée. Dans la pratique, on peut supposer que c'est la résille métallique qui porte la couverture en béton du hall, mais cela n'est pas affirmé ni même suggéré visuellement, d'autant que cette résille semble plutôt se dérober en se poursuivant au-delà des rives de la couverture.

La couverture bombée des quais, perpendiculaire au hall, s'interrompt à son endroit. La couverture du hall est reliée à la couverture voutée des quais par une résille métallique noire en forme d'éventail, et elle est simultanément très détachée de cette couverture des quais puisqu'elle est projetée très loin au-dessus d'elle. Il s'agit d'une expression analytique du relié/détaché, car on peut considérer séparément que la couverture du hall est très détachée de la voûte qui recouvre les quais et qu'une résille noire en éventail relie la voûte bombée des quais au débord de la couverture du hall. L'effet associé est le fait/défait : la continuité entre ces deux voûtes très écartées est nécessairement défaite, mais elle est pourtant faite grâce à leur raccordement au moyen d'une résille métallique en éventail.

Au-delà de sa partie verticale, la résille se retourne brutalement en sous-face du débord de la couverture du hall, épousant alors la dissymétrie de ce débord qui s'élargit vers le côté opposé à l'entrée. Puisqu'elles sont collées l'une à l'autre, cette partie de la voûte en béton et la résille en métal sont nécessairement liées l'une à l'autre, mais dans sa partie terminale la résille se détache de la voûte en béton pour se prolonger plus longuement : encore une expression analytique puisqu'on peut considérer séparément la surface où la voûte et la résille sont accolées et la surface du débord de la résille. L'effet associé est le regroupement réussi/raté : la résille métallique est regroupée avec la surface en béton du débord de la couverture du hall, mais elle échoue à s'y regrouper correctement puisqu'elle se poursuit trop loin.

Depuis l'intérieur du hall, les parois vitrées qui le cernent apparaissent tenues en place par une série ininterrompue de poteaux métalliques noirs, alignés en éventail vertical du côté des quais et penchés vers l'extérieur sur les deux autres côtés. Par elle-même cette résille de poteaux fait un effet de relié puisqu'elle relie ses appuis bas au plafond, mais par ailleurs elle se détache visuellement du fait de sa couleur noire qui tranche fortement sur la transparence des vitrages qui l'accompagnent. Ces deux aspects peuvent être considérés séparément, il s'agit donc d'une expression analytique du relié/détaché. L'effet associé est l'un/multiple : un même poteau est répété de multiples fois ou, dit autrement, la trame unitaire des poteaux est obtenue au moyen de multiples poteaux semblables.

 

 


Santiago Calatrava : intérieur du hall de la gare TGV à Lyon

Source de l'image : https://www.pinterest.com.au/pin/116108496619740374/

 

 

On a vu successivement plusieurs effets analytiques de relié/détaché, on envisage maintenant plusieurs expressions synthétiques de l'intérieur/extérieur.

Pendant son parcours en arcade, le large débord latéral oblique de la couverture génère un espace creux qui est à la fois intérieur, puisque sous la couverture, et extérieur, puisque complètement à l'air libre et extérieur au hall : il s'agit d'une expression synthétique, car on ne peut pas ressentir le caractère d'intériorité de l'espace situé sous les débords de couverture sans s'affronter au fait qu'il est « happé » par le reste de l'espace extérieur, qu'il est largement envahi par lui. L'effet associé est le lié/indépendant : le creux situé de chaque côté entre la façade latérale du hall et le débord de la couverture forme un volume indépendant qui est complètement relié à l'espace extérieur plus lointain.

À l'intérieur du hall, le plafond forme deux plis convexes qui contrarient l'effet d'enveloppement creux que l'on attend normalement d'un plafond, d'autant que le pli concave central qu'ils forment entre eux est largement vitré et donc peu enveloppant. La prolongation de ces plis dans les larges débords latéraux extérieurs de la couverture et leur longue prolongation au-dessus du vide du côté de l'entrée conduisent à repérer que cette couverture ne retombe pas latéralement et ne génère donc pas, avec les parois latérales, un volume creux intérieur. L'impression qui domine est que cette couverture est une paroi principalement destinée à abriter un vaste volume extérieur qui se retrouve localement, et comme incidemment, à recouvrir le volume intérieur du hall auquel elle reste fondamentalement étrangère. Cet effet d'intérieur/extérieur est synthétique : il faut constamment lutter contre l'impression que les voûtes inversées du plafond sont des parois extérieures au hall et qui couvrent un volume principalement extérieur au hall pour ressentir qu'elles couvrent aussi l'intérieur du hall. L'effet associé est le lié/indépendant : les coques inversées du plafond forment une structure qui semble autonome par rapport au volume du hall, mais simultanément liée à la résille métallique qui marque la limite de l'intérieur du hall.

La finesse de l'ossature métallique des vitrages permet à la lumière extérieure de pénétrer abondamment à l'intérieur du hall, de telle sorte que, à son intérieur, on peut se ressentir comme si on était à l'extérieur : il s'agit d'une expression synthétique de l'intérieur/extérieur, car il faut lutter contre le sentiment d'intériorité pour ressentir celui d'extériorité, et inversement. Son effet associé est le continu/coupé : si du fait de la transparence des parois l'espace extérieur semble se continuer à l'intérieur du hall, la présence des deux résilles de poteaux métalliques rend toutefois bien visible la frontière qui coupe l'intérieur de l'extérieur.

 

 



 

 

Tadao Ando : maison Koshino à Kobe, Japon (1981 et 1984)

 

Source des images : http://arqusach1-2011.blogspot.fr/2011/05/   et http://arquiscopio.com/archivo/2012/10/03/casa-koshino/?lang=fr

 

 

Dernier exemple d'architecture pour la dernière étape de l'ontologie prémature, un exemple qui montrera comment un effet d'intérieur/extérieur peut être procuré en ne considérant que l'intérieur d'une pièce, sans même que l'extérieur n'y soit directement visible.

Les photographies que je donne font probablement partie de celles qui ont fait le plus pour la réputation de l'architecte japonais Tadao Ando (né en 1941). Elles montrent des vues intérieures du séjour et de la chambre principale de la maison Koshino, construite à Kobe au Japon, en 1981 pour ce qui concerne le séjour et en 1984 pour ce qui concerne la chambre à la paroi courbe. Si j'en crois des photographies plus récentes disponibles sur Internet, les murs du séjour ont depuis été rénovés pour être égalisés, mais je préfère cette vieille photographie ou les irrégularités de surface du béton lui donnent bien plus de chaleur.

Le procédé est simple : en rive haute du mur, le plafond en est légèrement détaché pour laisser place à une faille par laquelle pénètre la lumière du ciel. Cette rive du plafond est détachée du mur, mais elle y est aussi reliée par une poutraison dont la présence est d'autant plus sensible qu'elle génère sur le mur une ombre qui suit la course du soleil. Cet effet de relié/détaché est analytique, car on peut considérer séparément que la rive du plafond est détachée du mur et qu'elle y est localement reliée par une poutre. L'effet associé est le regroupement réussi/raté : la fermeture du volume de la pièce est réussie puisqu'elle dispose d'un plafond et de parois latérales, mais elle est aussi ratée puisque le plafond ne parvient pas à rejoindre le mur du côté de la faille.

La lumière rasante sur les murs et la lumière directe sur le bord du plancher et sur les parois latérales met en relation l'intérieur de la pièce avec son extérieur, notamment en permettant que l'espace intérieur soit animé par les variations lumineuses de l'espace extérieur. D'une certaine façon, l'extérieur pénètre donc à l'intérieur de la pièce qui se trouve ainsi dotée, inséparablement, de qualités intérieures et de qualités extérieures. Il s'agit d'une expression synthétique, car l'interaction entre l'extérieur et l'intérieur ne peut pas être saisie sans que ces deux aspects ne soient simultanément présents à l'esprit. L'effet associé est le continu/coupé : l'intérieur est continu avec l'espace extérieur situé au-dessus de la toiture, il en est coupé par la forte présence du plafond et par le vitrage horizontal qui sépare l'ambiance intérieure de l'extérieur.

Comme souvent chez Tadao Ando, les murs sont en béton banché brut de coffrage et les lignes horizontales et verticales correspondant à la limite des panneaux de coffrage sont laissées apparentes, tout comme les trous des cales du coffrage. La trame croisée des tracés horizontaux et verticaux relie toute la surface en y détachant visuellement des rectangles, elle fait donc du relié/détaché, cela dans une expression analytique puisque l'on peut considérer séparément la continuité de ces tracés et le caractère rectangulaire des formes qui résultent de leurs croisements. La régularité de la trame croisée de ces lignes implique que c'est l'effet d'un/multiple qui est associé à celui de relié/détaché.

Cette trame fait aussi de l'intérieur/extérieur puisque le périmètre extérieur de chacun des rectangles est à l'intérieur de la trame, et il s'agit cette fois d'une expression synthétique car, pour saisir isolément le périmètre d'un rectangle, il faut faire l'effort visuel de le séparer du reste de la trame. C'est l'effet de lié/indépendant qui est ici associé puisque les rectangles dont on saisit le périmètre extérieur sont évidemment liés à la trame qui prolonge tous leurs côtés.

Les petits trous se relient aussi selon des trames horizontales et verticales tout en se détachant visuellement de la surface des murs, et ce faisant ils constituent autant de petits creux intérieurs qui affectent la surface extérieure des murs. Dans le cas de l'effet de relié/détaché il s'agit d'une expression synthétique, car on ne peut pas considérer la trame qu'ils forment ensemble sans prendre en compte le fait qu'il s'agit de trous détachés les uns des autres. L'effet associé est l'un/multiple du fait de la régularité unitaire de leur trame faite de multiples trous séparés. Dans le cas de l'effet d'intérieur/extérieur l'expression est analytique, car leur très petite taille permet de considérer séparément leurs creux et la continuité de la surface extérieure du mur très peu affectée par leur présence. L'effet associé est le lié/indépendant puisqu'il s'agit de trous indépendants, mais tous liés au mur dans lequel ils sont creusés.

 

 

> Chapitre 10 – Une seconde lecture, cette fois en 1+1