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8.2.  Disloquer la frontière, en architecture :

 

À l'issue du 1er super-naturalisme, la limite entre les notions de matière et d'esprit avait perdu son flou initial et était devenue bien tranchée. C'est cette frontière bien établie que les peintres du 2d super-naturalisme ont eu à disloquer pour donner le maximum d'autonomie relative aux deux notions. Ce que l'on vient de voir en peinture il nous reste à le voir dans l'évolution de l'architecture qui va de la deuxième moitié du XVIIIe siècle à la deuxième moitié du XXe siècle ([1]). En peinture, on était dans un domaine où l'esprit du peintre et ses capacités d'imagination dominait tout, avec l'architecture cette fois on est dans un domaine dominé par la réalité matérielle et par les matériaux de construction qui ont leurs propriétés propres, des propriétés qui sont indépendantes de la volonté de l'esprit de l'architecte qui ne peut au mieux que les exploiter, ou que les mettre en valeur, ce qui nous obligera à envisager un peu différemment les trois options possibles pour mettre en relation la matière et l'esprit.

Comme pour la peinture, nous commencerons par l'examen des deux fois trois versions possibles à la dernière étape du 2d super-naturalisme, c'est-à-dire au moment où l'évolution de cette phase est la plus mûre, et alors que les effets plastiques principaux sont le fait/défait et le rassemblé/séparé. À l'occasion de la version analytique de l'option M/e nous ferons un retour historique pour esquisser l'évolution qui a mené jusqu'à cette étape la plus mûre. Par différence avec ce que l'on a fait pour la peinture, et afin d'aller à l'essentiel, les effets plastiques secondaires qui enrichissent les effets principaux ne seront pas analysés.

 

 

On commence par la version analytique de l'option e lors de la 4e étape du 2d super-naturalisme.

Comme pour la peinture, l'option e consiste à obtenir de l'esprit qu'il fasse preuve d'une autonomie de plus en plus grande par rapport à la matière, en l'occurrence par rapport à la masse matérielle que représente nécessairement toute architecture construite.

L'une des fonctions essentielles de l'architecture est d'envelopper les personnes pour les protéger de façon continue au moyen d'une paroi matérielle. Pour cette raison, l'autonomie que prendra l'esprit pourra consister à procurer artificiellement le même effet d'enveloppement, c'est-à-dire sans que celui-ci ne résulte d'un enveloppement réellement continu par la matière et en utilisant pour cela des procédés qui seront visiblement spécifiques d'un esprit quant à la façon de manipuler la matière pour recomposer cet effet d'enveloppement. Ce procédé correspondra à une expression analytique car on pourra toujours considérer séparément l'enveloppement matériel obtenu et les moyens artificiels utilisés par l'esprit pour y parvenir.

 


Frank Lloyd Wright : bureaux de la Sté Johnson Wax à Racine – Wisconsin (1936-1939)

Source de l'image : https://chroniques-architecture.com/cab-chicago-architectural-biennial/

 

 

Un parfait exemple d'enveloppement obtenu sans enveloppement continu par la matière est le plafond de l'immeuble de bureaux de la société Johnson Wax à Racine, dans le Wisconsin, l'ensemble de cet établissement ayant été conçu entre 1936 et 1939 par Frank Lloyd Wright (1867-1959). Ce plafond, en effet, n'est pas obtenu par un matériau que l'on peut suivre en continu d'un mur à l'autre, mais par la juxtaposition d'espèces de corolles de champignons bien écartées les unes des autres qui poussent depuis sol.

On lit facilement comment ces morceaux de plafond ronds sont « rassemblés dans une même surface/séparés les uns des autres », tandis que l'effet de fait/défait correspond à la continuité de la surface opaque de ce plafond, laquelle est certainement faite (par la participation du dessous de toutes les parties rondes à un même plan horizontal et par le moyen des bandes orthogonales qui les relient), mais qui est aussi défaite du fait de son constant recoupement par des surfaces translucides.

 

 

Frank Lloyd Wright : maison D.D. Martin à Buffalo – NY (1903/05)

Source de l'image :
http://ithacan-
alwaysintrepid.blogspot.fr
/2012/10/the-darwin-
martin-house-complex
-by-alec_30.html


 

 

Toujours de Frank Lloyd Wright, la maison Darwin D. Martin à Buffalo (NY) qui date de 1903-1905 et que l'on a déjà envisagée dans le chapitre consacré à l'art des jardins.

La notion d'enveloppement par un abri y est très présente, notamment du fait des toits à plusieurs pentes largement débordants, mais les fortes coupures horizontales qui interrompent la continuité des façades génèrent un effet d'enveloppement qui est obtenu par la répétition de bandes horizontales en briques séparées les unes des autres et de versants de toiture en tuiles séparés les uns des autres, pas par le moyen d'un mur continu abrité sous une toiture refermant l'enveloppement procuré par ce mur. D'une autre façon, dans la partie droite de la photographie, on voit que le mur n'est pas généré par la continuité d'une surface murale mais par le croisement de trajets verticaux saillants et de bandes horizontales décalées en retrait dans la profondeur. Bien entendu, il faut se reporter à la façon dont les maisons étaient usuellement construites au début du XXe siècle, une époque où cette décomposition de la paroi d'un bâtiment était encore une nouveauté, ce qu'elle n'est plus du tout au début du XXIe siècle.

 

 

 


Le Corbusier : Villa Shodan à Ahmedabad - Inde (1956)

Source de l'image : http://www.fondationlecorbusier.fr

 

 

Relevant de la même expression, on peut aussi citer la Villa Shodan, conçue en 1956 par Le Corbusier (1887-1965) à Ahmedabad, dans l'État du Gujarat en Inde.

Le toit et les murs n'y ont aucune continuité puisque le toit est largement décollé des murs et visiblement non porté par eux, comme il en allait dans les bureaux de la Johnson Wax. Le mur lui-même, à droite, n'a aucune continuité verticale, au point que sa partie supérieure porte sur le vide.

 

Le croquis suivant schématise cette version analytique de l'option e, il vaut pour les quatre étapes du 2d super-naturalisme : la matière y est symbolisée par des pointillés et l'esprit par une flèche qui suggère sa capacité à utiliser la matière de l'architecture pour réaliser un enveloppement à sa façon.

 

 


 

schéma de principe de la version analytique de l'option e en architecture, celle qui privilégie le rôle de l'esprit : l'esprit enrôle la matière pour réaliser un abri à l'enveloppant très différent de la continuité normalement permise par la matière

 

 

Avec la version synthétique de l'option e, l'intervention de l'esprit impose son apparence à la matière, c'est-à-dire qu'elle s'efforce de faire oublier ses aspects de masse matérielle et de surface matérielle pour leur substituer un effet dans lequel l'aspect de la matière semble entièrement conditionné par l'intervention de l'esprit. Il s'agit d'une expression synthétique car, dans une telle disposition, il est impossible de considérer l'aspect de la matière sans prendre en compte sa mise en forme par l'esprit.

Le croquis suivant schématise cette version synthétique, il vaut pour les quatre étapes du 2d super-naturalisme : la matière y est symbolisée par des pointillés et ceux-ci se transforment en une flèche qui symbolise la façon dont l'esprit prend en charge l'apparence de la matière et la conditionne à sa façon.

 

 


 

schéma de principe de la version synthétique de l'option e, celle qui privilégie le rôle de l'esprit : l'esprit prend complètement en charge l'apparence de la matière et l'enrôle pour mettre en œuvre ses intentions

 

À la dernière étape que nous envisageons ici, plus que la matière de l'architecture prise de façon globale, c'est le matériau de construction lui-même et ses potentialités plastiques propres qui sont exploitées par les architectes afin de captiver notre esprit par le traitement des surfaces ou des textures du bâtiment. Ce stade de l'évolution ontologique où l'esprit se montre capable de dompter jusqu'à la structure ou jusqu'au grain de surface du matériau signale d'ailleurs que l'on est arrivé au bout de ce type de démarche et que l'on est donc sur le point de changer de phase ontologique.

En matière de texture, on donne l'exemple de la résille inventée par Auguste Perret (1874-1954), une résille réalisée à base d'éléments préfabriqués en béton qui, par le seul jeu de leurs assemblages, produisent un effet décoratif en même temps qu'ils constituent la paroi de la façade. Par ce moyen, la mise en œuvre structurelle du matériau de la paroi devient elle-même l'occasion d'une texture qui captive notre esprit. Lorsque ce procédé a été utilisé pour réaliser des parois d'église, comme celle de Notre-Dame du Raincy (1922-1923), il s'est trouvé hissé au rang de véritable vitrail.

 


Auguste et Gustave Perret : vue intérieure de l'église Notre-Dame du Raincy (1922-1923)  Source de l'image : http://www.urbanarchnow.com/2012/03/notre-dame-du-raincy.html

 

 

 


Le Corbusier : pilotis de la Cité Radieuse de Marseille (1947-1952)

Source : https://archhistdaily.wordpress.com/2012/05/24/may-24-would-its-pr-be-better-if-we-still-called-it-antislick/

 

 

Comme les façades de la Villa Shodan citée précédemment, les pilotis de la Cité Radieuse de Marseille, conçue par Le Corbusier en 1947, utilisent l'empreinte des coffrages en bois pour animer leur surface, mais ici avec beaucoup plus de force plastique. Dans cet exemple, ce sont les traces du procédé de mise en œuvre de la matière qui sont utilisées pour capter l'attention de l'esprit. Ces traces de la mise en œuvre conçue par un esprit humain nous amènent à longuement examiner les effets plastiques produits par la surface du béton, nous empêchant ainsi de n'y voir qu'une pure surface matérielle.

 

À côté de la transformation de la surface du matériau en décor expressif lu par l'esprit, la complète nudité de surface peut être également un moyen utilisé pour faire irradier la surface matérielle, celle-ci devenant alors une pure surface lumineuse, qu'elle soit d'ailleurs blanche ou colorée. C'est ainsi que bien des architectures modernes fondent leur aspect extérieur sur la nudité complète qui valorise la surface du matériau, voire sa simple courbure comme il en va pour l'aile de la maison La Roche à Paris conçue par Le Corbusier en 1923.

Rapidement, nous envisageons comment s'expriment les deux effets plastiques principaux dans ces architectures.

Dans le cas des claustras de Perret l'effet de rassemblé/séparé va de soi puisqu'il s'agit d'une grille qui n'est faite que du rassemblement de modules indépendants les uns des autres. Le fait/défait correspond à la nature de la paroi qui est ainsi faite, mais qui est aussi défaite puisqu'à la massivité opaque usuelle des murs réalisés en maçonnerie continue est substituée une paroi très ajourée qui, finalement, est pleine de vide, de telle sorte que sa massivité et sa continuité matérielle sont clairement défaites.

Dans le cas des fonds de coffrage apparents de Le Corbusier, c'est l'aspect « brut » de la surface, que l'on peut croire non terminée, qui se charge de faire un effet de « défait », tandis que les multiples traces de planches bien différenciées les unes des autres sont à la fois rassemblées côte à côte en continu tout en étant visuellement séparées les unes des autres.

À l'inverse, c'est par l'absence de tout décor, de toute modénature et de tout détail que les surfaces modernes nues apparaissent défaites, car elles négligent ainsi les encadrements des baies, leurs appuis saillants ou leurs linteaux apparents, les bandeaux d'étages, et même les corniches qui « terminaient » habituellement le haut du bâtiment. Par ailleurs, en unifiant les divers corps de bâtiment par une même peau lisse et continue, cette solution de nudité les rassemble dans une même continuité, une même unité d'aspect, sans modifier aucunement leurs séparations volumétriques, donc tout en leur permettant de rester visiblement bien séparés les uns des autres.

 

 


Le Corbusier : détail de façade de la maison La Roche à Paris (1923-1925)

Source de l'image : http://www.fondationlecorbusier.fr

 

 

 

Avec l'option M dans sa version analytique, cette fois c'est la matière qui dicte ses exigences puisque les architectes s'y efforcent de souligner et d'exploiter de façon expressive les propriétés et les potentialités techniques des matériaux, notamment en profitant des nouvelles techniques de mise en oeuvre du verre, du métal et du béton armé. Faisant cela, les architectes ont réussi à casser l'aspect ancien des bâtiments et à inventer une nouvelle esthétique qui, finalement, est à la base de ce qu'il est maintenant convenu d'appeler « l'architecture moderne ».

 

 


Walter Gropius et Adolf Meye : angle d'un bâtiment de l'usine Fagus à Alfeld (1913-1915)

Source de l'image : https://www.wikiwand.com/en/Fagus_Factory

 

 

L'usine Fagus conçue entre 1913 et 1915, à Alfeld an der Leine en Allemagne par les architectes Walter Gropius (1883-1969) et Adolf Meyer (1881-1929), est considérée comme l'un des exemples précurseurs de cette esthétique dite moderne du fait qu'ils y ont utilisé une structure porteuse en béton armé qui libère les parois extérieures de leur fonction porteuse habituelle. Ainsi, de façon inédite pour l'époque, on y trouve l'usage de pans de métal et verre continus sur plusieurs niveaux successifs, ce qui tranchait avec l'esthétique précédente des façades en matériau lourd continu seulement interrompu par des percements en vitrages nettement séparés les uns des autres. L'absence de maçonnerie dans les angles, lesquels étaient habituellement traités comme les parties les plus massives pour des raisons de solidité, était également une radicale nouveauté esthétique permise par les nouveaux matériaux.

 

 


Mies van der Rohe : maquette d'immeuble en verre (1922)

Source de l'image :

https://thelyingtruthofarchitecture.wordpress.com/2009/10/14/contributions-to-the-epoch/

 

 

Ce gratte-ciel aux façades courbes tout en verre a une esthétique qui nous est maintenant familière mais, en 1922, quand Mies van der Rohe (1886-1969) en a conçu la maquette, la technique pour mettre en œuvre un mur-rideau de ce type sur une telle hauteur n'existait pas encore. De sa part c'était une pure spéculation sur l'aspect que pouvaient prendre les immeubles modernes si toutes les potentialités des nouveaux matériaux étaient exploitées.

 

 

 


Le Corbusier : la Villa Savoye à Poissy (1928)

Source de l'image : http://www.fondationlecorbusier.fr

 

 

Le plus éclairant pour illustrer cette option M reste toutefois les explications données par Le Corbusier et Pierre Jeanneret dans leur ouvrage de 1927, « Les cinq points d'une l'architecture nouvelle ». Leur propos consiste à lister les possibilités permises par les nouveaux procédés de construction en béton armé et à en déduire la façon dont on serait « obligés » de construire pour se plier à ce qui serait des exigences imposées par le nouveau matériau.

Ainsi, dans sa Villa Savoye à Poissy, datant de 1928, l'esprit de l'architecte se plie à ces « exigences » : la maison est conçue sur pilotis, avec une toiture en terrasse accessible utilisée en solarium, des façades libres de tout point porteur et de longues fenêtres horizontales libérées de toute retombée de linteau pouvant limiter leur largeur. Toutefois, si l'on compare cette villa à la Chapelle de Ronchamp plus tardive du même Le Corbusier (elle sera envisagée plus loin), on peut sourire de la prétendue « obligation » qu'il y aurait à se plier aux possibilités techniques permises par le matériau puisque lui-même ne s'est pas cru tenu de la respecter.

 

 

Si, dans l'absolu, il n'y avait effectivement aucune obligation d'utiliser les potentialités expressives nouvelles permises par les nouveaux matériaux, ces potentialités s'imposaient toutefois comme des expressions plastiques à explorer dans le cas de l'option M puisque celle-ci correspond à la soumission de l'esprit aux potentialités expressives propre aux matériaux.

Le croquis suivant schématise cette version analytique de l'option M, il vaut pour les quatre étapes du 2d super-naturalisme : la matière y est symbolisée par une flèche en pointillés qui s'élance pour se mettre en valeur. Le caractère analytique de cette expression provient du fait que l'on peut considérer séparément la matière et ses potentialités techniques et le choix de l'esprit de l'architecte d'y faire appel.

 

 


 

schéma de principe de la version analytique de l'option M en architecture, celle qui privilégie le rôle de la matière : la matière fait la démonstration de ses potentialités propres par le moyen des nouveaux matériaux et de leurs nouvelles techniques de mise en oeuvre

 

 

Dans la version synthétique de l'option M, la matière fait preuve de ses capacités à mettre en scène les effets plastiques principaux qui correspondent à l'étape concernée par le seul moyen des jeux de masses ou de surface qui sont ses moyens d'expression propres. À la dernière étape du 2d super-naturalisme, bien entendu ce seront des effets de fait/défait et de rassemblé/séparé qui seront l'occasion de la mise en œuvre d'effets de masses ou de surfaces destinés à valoriser les potentialités de la matière.

Le croquis suivant schématise cette version synthétique, il vaut pour les quatre étapes du 2d super-naturalisme : la matière y est symbolisée par un groupe de pointillés qui semble onduler librement. Le caractère synthétique de cette expression correspond au fait que l'on ne peut considérer séparément l'effet produit par le matériau et la mise en forme qui en est faite par l'esprit pour produire cet effet.

 

 


 

schéma de principe de la version synthétique de l'option M, celle qui privilégie le rôle de la matière : la matière exprime librement ses potentialités plastiques par des effets de masses ou de surfaces qui sont ses moyens d'expression propres

 

 


Frank Lloyd Wright : La Maison sur la cascade (Fallingwater), construite en 1936-1939 sur la rivière Bear Run en Pennsylvanie, USA

Source de l'image : https://fr.wikiarquitectura.com/b%C3%A2timent/maison-sur-la-cascade/falling-water-house-2/

 

De Frank Lloyd Wright, on redonne l'exemple de la Maison sur la cascade déjà évoquée au chapitre sur l'art des jardins. C'est par d'énormes porte-à-faux, tout à fait inusuels à son époque, que ses bandes horizontales s'avancent et s'étirent librement dans l'espace, et cela sans que la matière utilisée pour les réaliser ne semble imposer la moindre limite ou la moindre condition. Et c'est par une texture de surface bien visible que des massifs verticaux affirment qu'ils sont faits de solides pierres maçonnées ensemble.

Et que font ces bandes de matière blanches s'étirant librement ? : bien « séparées » les unes des autres, elles se « rassemblent » en s'accrochant sur les colonnes verticales que forment les massifs traités en pierre, et cela tandis que le lisse parfait de leur surface « défait » toute la multiplicité des détails qui sont « faits » sur l'épiderme de ces pierres, et qui sont « faits » aussi dans le foisonnement des végétations alentour. D'un autre point de vue, on peut dire du bâtiment que le rassemblement de toutes ses parties est bien « fait », mais qu'il se délite, qu'il se « défait », dispersant en tous sens les bandes horizontales blanches que forment ses balcons, ses terrasses et ses auvents, ainsi que les bandes verticales maçonnées qui vont vers une autre direction encore.

 

 

 


Le Corbusier : Chapelle Notre-Dame du Haut à Ronchamp (1950-1955)

Source de l'image : http://www.fondationlecorbusier.fr

 

 

Aucune justification constructive basée sur l'emploi des matériaux ne peut être donnée pour expliquer le choix des formes de la Chapelle Notre-Dame du Haut conçue par le Corbusier pour Ronchamp (1950-1955) : des murs ou des pans de mur disjoints les uns des autres, penchés ou courbés sans justification technique, un toit qui ne s'appuie même pas sur les murs situés pourtant juste au-dessous de lui, une toiture aux débords extravagants et aux arrondis insolites.

Il est très clair, par contre, que toutes ces formes maximisent comme en toute liberté des effets de masse matérielle et des effets de surface et que, ce faisant, elles sont « rassemblées » dans un même bâtiment tout en étant bien « séparées » les unes des autres par des écarts ou par des jours, et que la clôture du volume qu'elles forment est à la fois « faite » et « défaite », puisque défaite par les coupures qui les séparent et par leurs dynamiques qui semblent les disperser en tous sens.

 

 

La version analytique de l'option M/e a déjà été envisagée lors du chapitre 6.2 traitant de l'art des jardins, même si elle n'a pas été présentée alors en tant que telle. Les exemples qui, dans ce chapitre, correspondent à cette version, étaient la Maison Citrohan en bord de mer de Le Corbusier, le lotissement du Ranch Doheny à Beverly Hills de Frank Lloyd Wright, ainsi que l'étude d'urbanisation de Rio de Janeiro et le concept de Ville Radieuse de Le Corbusier.

Le principe de tous ces exemples était d'affirmer l'autonomie maximale que pouvait exercer l'un vis-à-vis de l'autre ce qui relevait des lieux habités par les humains dotés d'un esprit et le paysage naturel, lequel était alors pensé comme un pur matériau végétal. On a vu que cette autonomie maximale était obtenue en donnant aux établissements humains des volumes et des lignes régulières, nettes, strictes, généralement très orthogonales, par comparaison à la végétation traitée de façon très irrégulière et semblant résulter de hasards naturels où toute organisation obtenue par la volonté d'un esprit semblait exclue. On en donne un dernier exemple, correspondant au « Projet pour une ville contemporaine » mis au point par Le Corbusier en 1922. Sur ce dessin qui figure la terrasse d'un café donnant sur le centre de la ville, on voit se confronter les libres et irrégulières frondaisons d'un immense parc traité comme un jardin anglais et la rectitude et l’orthogonalité implacable des immeubles dans le lointain et de la terrasse du premier plan.

 

IMAGE ÉVOQUÉE : Le Corbusier, Projet pour une ville contemporaine (1922)

Elle est en principe accessible à l'adresse : http://potenziamentolanzi.blogspot.fr/2017/03/i-maestri-del-900-parte-1.html (les 2 premiers dessins du chapitre LE CORBUSIER URBANISTA)

Sinon, faites une recherche sur un moteur de recherche de votre choix avec la requête : Le Corbusier Projet pour une ville contemporaine 1922

 

 

Le principe de la version analytique de l'option M/e consiste, en effet, au fil des étapes successives du 2d super-naturalisme, à faire en sorte que chacune des deux notions exerce de plus en plus librement son autonomie vis-à-vis de l'autre, et cela dans un contraste réciproque de plus en plus marqué. Son caractère analytique implique que la notion de matière et celle d'esprit peuvent toujours être envisagées séparément l'une de l'autre.

Le croquis suivant schématise cette version, il vaut pour les quatre étapes du 2d super-naturalisme : la matière et l'esprit y sont séparément figurés par une flèche qui évolue librement et en pleine autonomie vis-à-vis de l'autre notion.

 

 


 

schéma de principe de la version analytique de l'option M/e, celle qui traite à égalité la matière et l'esprit :la matière et l'esprit sont séparés et chacun évolue librement, cela avec le maximum d'indépendance par rapport à l'autre notion

 

 

 

Avant d'envisager la version synthétique de cette option, comme annoncé en début de chapitre nous allons maintenant faire un rapide survol de toutes les étapes successives de la version analytique de l'option M/e au cours du 2d super-naturalisme.

À l'étape ultime de cette phase, à elle seule l'architecture des bâtiments ne peut plus rendre compte de la liberté relative alors atteinte des deux notions, et son statut de « matière organisée par l'esprit » oblige à décider si un bâtiment doit être fondamentalement pris comme un fait de matière ou comme un fait de l'esprit. Comme on l'a vu notamment dans le projet pour une ville contemporaine de Le Corbusier, la solution consiste à décider qu'il s'agit d'une construction complètement voulue par l'esprit, et pour assurer le contraste avec la notion d'esprit, c'est le paysage naturel alentour qui est chargé de figurer l'autonomie de la matière, en l’occurrence sous son aspect de matériau végétal.

Aux étapes précédentes, moins matures, il n'en allait pas ainsi. Les deux notions pouvaient encore affirmer leurs autonomies relatives à l'intérieur même du bâti, ce que nous allons envisager maintenant.

 

 


Jacques-Germain Soufflot : la coupole du Panthéon à Paris et sa colonnade périphérique (1756-1790)

Source de l'image : https://fr.wikipedia.org/wiki/Jacques-Germain_Soufflot

 

 

Comme il en fut pour la peinture, la 1e étape du 2d super-naturalisme nous ramène à la deuxième moitié du XVIIIe siècle et à la première moitié du siècle suivant. Comme premier exemple, la coupole avec colonnade de l'église Sainte-Geneviève de Jacques-Germain Soufflot (1713-1780) à Paris, église devenue le Panthéon et dont la conception et la construction s’étalèrent de 1756 à 1790.

Le sommet de cet édifice oppose clairement deux registres de formes circulaires emboîtées l'une dans l'autre. Au centre, une coupole aveugle, supportée par un tambour cylindrique peu ouvert et qui se prolonge derrière la colonnade par un mur très opaque. Cet ensemble se lit comme un volume, une masse, et donc comme un ensemble compact de matière. La partie basse de ce volume est dissimulée derrière une colonnade reliée par un entablement que divise le trait horizontal d'une corniche très saillante. Tant cette corniche intermédiaire de l'entablement que les jets verticaux des colonnes se lisent comme des tracés, courbe ou raides droits, des tracés qui captivent l'intérêt de notre esprit et que celui-ci ne peut lire qu'en les suivant des yeux. Les deux formes que l'on vient de décrire sont autonomes l'une de l'autre et elles se font clairement contraste puisque l'on a, d'une part une coupole qui se donne comme un volume massif de matière opaque, d'autre part une colonnade que l'esprit suit des yeux et qui s'ouvre largement de tous côtés.

Les deux effets plastiques principaux à cette étape se lisent clairement dans cette disposition : l'ouvert/fermé dans le contraste entre la colonnade ouverte vers les quatre horizons et le noyau fermé que forment la coupole et le tambour cylindrique qui la porte ; le relié/détaché dans l'entablement circulaire qui relie les colonnes bien détachées les unes des autres. Cet effet de relié/détaché se lit aussi dans le décollement entre le massif qui porte la coupole et la colonnade périphérique, puisque ce détachement concerne deux parties qui, par ailleurs, sont liées l'une à l'autre par le fait de leur emboîtement mutuel sur un axe commun.

 

 

Charles de Wailly : Projet d'un pavillon pour les Sciences et les Arts dans un parc anglais (1773 - détail)

Source de l'image :

https://de.wikipedia.org/wiki/Charles_de_Wailly


 

 

Contraste encore entre une colonnade circulaire très ajourée et une maçonnerie massive assez opaque dans le projet de Charles de Wailly (1730-1798) pour un pavillon pour les Sciences et les Arts conçu pour être érigé dans un parc anglais. Ce projet reprend, mais de façon plus éloquente à mon avis, la disposition du Château de Montmusard qu'il avait construit près de Dijon en 1765-1769. Au lieu d'être emboîtées l'une dans l'autre comme au Panthéon, la forme qui exprime la masse de la matière et celle qui se lit comme des trajets lus par l'esprit sont ici décalées l'une devant l'autre, ce qui notamment permet de bien lire la continuité du cercle que forment l'entablement de la colonnade et sa corniche médiane. On peut ajouter que l'attribution de la colonnade à la notion d'esprit est d'autant plus justifiée ici qu'elle est accessible, et qu'elle est donc traversée par les humains dotés d'un esprit qui entrent ou qui sortent du bâtiment. Par contraste, l'absence manifeste d'abri proposé par cette couronne d'entrée renforce la notion d'abri matériel bâti suggéré par le bâtiment massif et très fermé situé derrière elle.

 

 


Leo von Klenze : Glyptothèque de Munich (1816-1830)   Source de l'image : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:M%C3%BCnchen_Glyptothek_GS_P1070326c.jpg

 

Dernier exemple de ce type de contraste dans la façade d'entrée de la Glyptothèque de Munich, conçue par l'architecte Leo von Klenze (1784-1864) et construite entre 1816 et 1830.

Contraste très simple et très lisible, ici, entre la masse aveugle du bâtiment cubique et le jet vertical des colonnes lues par l'esprit qui croise cette masse matérielle horizontale. Comme dans les exemples précédents les deux formes qui se font contraste sont bien indépendantes l'une de l'autre, ce qui correspond au principe de la version analytique de l'option M/e.

Par analogie avec l'analyse qui en a été faite pour le dôme du Panthéon, il serait facile de retrouver les mêmes effets d'ouvert/fermé et de relié/détaché dans les deux derniers exemples puisqu'ils utilisent les mêmes contrastes de formes.

 

 

La 2e étape du 2d super-naturalisme nous amène plus loin dans le XIXe siècle mais nous ramène sur la place même du Panthéon de Paris puisqu'il s'agit de la façade et du pignon de la bibliothèque Sainte-Geneviève, conçue par Henri Labrouste (1801-1875) et construite de 1843 à 1850.

 

 


Henri Labrouste : façade et pignon de la bibliothèque Sainte-Geneviève à Paris (1843-1850)

Source de l'image : https://fr.wikipedia.org/wiki/Bibliothèque_Sainte-Geneviève

 

 

Le contraste visuel principal est ici entre l'effet de masse opaque du bâtiment et la lecture des deux bandes horizontales que sont le bandeau intermédiaire et la corniche du toit, lesquelles sont toutes les deux très saillantes et donc très autonomes par rapport à cette masse. Autant une masse opaque est un effet de matière que l'on ressent en l'incorporant de façon imaginaire dans notre corps, et donc avec la matière de notre corps, autant de telles bandes horizontales sont lues en les suivant des yeux, et donc avec l'attention que leur porte notre esprit.

Secondairement, à la lecture de la masse matérielle du bâtiment s'oppose aussi la lecture des dessins plus multiples ou plus discrets de la façade, des dessins qui sont chaque fois lus parce qu'ils attirent et requièrent l'attention de notre esprit : les arcs successifs des baies de l'étage, mais aussi la suite des pilastres verticaux qui les portent, les bandes horizontales hautes et basses de l'étage, sans cesse recoupées par ces pilastres, la répétition des suspensions décoratives qui ornent le haut du rez-de-chaussée. Chaque fois il s'agit de registres de formes autonomes, et chaque fois ils font clairement contraste à l'effet de surface plate procuré par la masse matérielle du bâtiment.

À cette étape, les deux effets plastiques principaux sont devenus l'un/multiple et le ça se suit/sans se suivre. Le premier se lit clairement dans l'opposition entre le bloc unitaire que forme la masse compacte du bâtiment et les multiples divisions que forment les trajets lus par l'esprit, que ce soit sa division en deux par le bandeau médian ou que ce soit par les bien plus multiples divisions que forment les arcades des baies de l'étage et leurs pilastres verticaux. Le second s'enracine plus fortement encore dans l'opposition entre la surface matérielle opaque du bâtiment et les trajets qui la divisent, car ces trajets sont portés par cette surface et la suivent donc, mais leur lecture linéaire 1 D est nécessairement indépendante de la lecture 2 D du plan de cette surface et ces deux lectures ne se suivant donc pas, d'autant que ces trajets sont en relief à quelque distance devant de la surface qui les porte. Ce qui vaut aussi pour les trajets verticaux des pilastres de l'étage qui ne suivent pas, puisqu'ils les croisent, l'ensemble des trajets horizontaux de l'étage tout comme l'allure horizontale de la masse du bâtiment.

 

 

 


Jacques Ignace Hittorff : façade d'entrée de la Gare du Nord à Paris (1861-1865)

Source de l'image : http://www.parisdailyphoto.com/2012/08/gare-du-nord-north-station.html

 

 

Avec la façade d'entrée de la Gare du Nord à Paris, construite entre 1861 et 1865 et que l'on doit à l'architecte Jacques Ignace Hittorff (1792-1867), nous avons un autre exemple de contraste entre une surface opaque qui affirme la matérialité massive du bâtiment et des trajets linéaires qui réclament de façon autonome l'attention de notre esprit pour être lus.

Pour ce qui concerne les subdivisions verticales et horizontales des surfaces vitrées, dans lesquelles il faut inclure les colonnes du niveau bas et leur entablement, les trajets qu'elles dessinent sont nettement autonomes puisqu'ils sont bien distincts de la masse en pierre qui forme la partie pleine de la façade. Les trajets verticaux des quatre paires de grands pilastres et les trajets obliques et horizontaux de la corniche supérieure sont également autonomes de la surface massive à arcades puisqu'ils sont nettement à l'avant de sa surface, mais ils participent cependant à son effet d'écran opaque chaque fois que l'on considère, cette fois globalement, d'une part ce qui fait effet de vitrage subdivisé par des horizontales et des verticales, et d'autre part ce qui fait effet de masse matérielle.

Dans tous les cas, qu'il s'agisse des trajets visuels les plus fins ou des trajets visuels les plus imposants, ils suivent toujours la surface opaque qui forme l'ossature de la façade puisqu'ils sont plaqués sur elle ou qu'ils sont intercalés à l'intérieur de sa surface. En même temps, on peut dire qu'ils ne la suivent pas du fait de la spécificité de leurs lectures respectives

Quant à l'effet d'un/multiple, il est fortement affirmé par le caractère très unitaire de cette façade qui se conjugue avec sa division, non moins forte, en éléments plastiques bien individualisés et bien séparés les uns des autres.

 

 

 


Joseph Paxton : château de Ferrières en Seine-et-Marne (1855-1859)

Source de l'image :
https://www.monarchiebritannique.com
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Dernier exemple pour cette étape, le château de Ferrières que l'architecte anglais du Cristal Palace, Joseph Paxton (1803-1865), a construit en Seine-et-Marne entre 1855 et 1859 pour son client le baron James de Rothschild.

En partie courante, la surface de la pierre massive qui affirme la matérialité du bâtiment et les tracés horizontaux ou verticaux des entablements et des pilastres que l'esprit lit « comme à l'antique » sont continuellement juxtaposés l'un sur l'autre. Ils s'accompagnent et ils se suivent donc en permanence, mais ils ne se lisent pas ensemble à cause de l'hétérogénéité de leurs lectures, par surface dans un cas, par trajets linéaires dans l'autre, de telle sorte qu'ils ne se suivent donc pas sous cet aspect. Toutefois, sur le portique à deux niveaux de l'entrée et sur les galeries latérales superposées, la lecture par trajet affirme davantage son autonomie de la masse compacte du bâtiment, et c'est ici qu'il faut tout spécialement prendre en compte l'effet de croisement des horizontales et des verticales : elles sont dans un même plan, et elles se suivent donc sur une même surface, mais elles vont dans des directions croisées et ne se suivent donc pas sous cet aspect. Cet effet de lignes qui se croisent et ne se suivent donc pas tout en appartenant à une même surface qu'elles suivent en commun vaut d'ailleurs pour toutes les autres surfaces.

L'effet d'un/multiple va de soi du fait des multiples divisions bien visibles de ce bâtiment d'allure très uniforme, très unitaire.

 

 

La 3e étape du 2d super-naturalisme nous fait aborder ce qu'il est convenu d'appeler « le style Art nouveau ».

La « Maison des majoliques », ou Majolikahaus, est un immeuble à appartements caractéristique de la Sécession viennoise édifié par l'architecte Otto Wagner (1841-1918), à Vienne en Autriche, en 1898 et 1899. Deux aspects de sa façade se font contraste : d'une part il s'agit d'une surface tout à fait plate et très régulièrement percée de fenêtres, d'autre part cette surface est recouverte de carreaux de faïence, les majoliques, lesquelles dessinent un motif plus resserré, donc plus dense, sur les côtés que vers le centre, et presque complètement absent en partie basse.

 

 



 

 

Otto Wagner : la Maison des majoliques à Vienne (1898-1899)

Source des images : https://www.flickr.com/photos/ruamps/5693002423 et https://fr.wikipedia.org/wiki/Maison_des_majoliques

Détail de la décoration en majoliques vers le haut de la façade

 

 

La platitude de cette façade, soulignée par le fond uniformément beige clair de la faïence, nous force à ressentir de façon brutale la masse du bâtiment et la matérialité de son mur en maçonnerie percé par les fenêtres de façon très monotone. Le dessin en arabesques des tiges et les taches que forment les fleurs ne peuvent être lus, au contraire, qu'en suivant patiemment des yeux leurs parcours, en pesant longuement leurs différences de densité d'une partie à l'autre de la surface, et en déchiffrant leurs nombreuses modifications de rythmes et de thèmes, bref, en y mettant toute l'attention de notre esprit.

Comme aux étapes précédentes, l'effet de présence matérielle et l'effet qui capte l'attention de notre esprit sont bien autonomes l'un de l'autre, même s'ils partagent la même surface. À cette étape, les effets plastiques principaux sont devenus le regroupement réussi/raté et l'homogène/hétérogène. Le premier correspond au regroupement réussi de toute la surface dans une teinte beige clair uniforme, un regroupement qui est confronté à l'absence de regroupement de toute cette surface dans le dessin des motifs floraux. Le second correspond à la différence entre le traitement homogène de ce qui fait effet de masse matérielle (la continuité massive plane de la façade et la régularité uniforme des percements de sa surface par les fenêtres) et le traitement hétérogène des dessins floraux qui réclament l'attention de l'esprit pour être lus. Le premier traitement correspond aussi par lui-même à cet effet puisqu'il s'agit d'un percement régulier, donc homogène, de la maçonnerie par des ouvertures de fenêtres, et puisque chaque ouverture de fenêtres produit une hétérogénéité dans la massivité du mur. Même chose pour le motif floral qui est hétérogène si l'on considère sa densité et son rythme, différents d'un endroit à l'autre de la surface, mais qui de façon homogène est réalisé au moyen d'une combinaison de tracés de tiges, de feuillages, de boutons floraux et de taches colorées florales.

 

Autre exemple de réalisation « Art Nouveau », l'Hôtel Ciamberlani à Ixelles (Bruxelles) conçu en 1897 par l'architecte belge Paul Hankar (1859-1901) et dont nous examinerons spécialement le deuxième étage, ses baies arrondies caractéristiques et ses menuiseries arrondies tout aussi caractéristiques du style « Art Nouveau ». Par différence avec l'exemple précédent, l'effet de matière et l'effet qui nécessite l'attention de l'esprit ne sont plus superposés mais franchement séparés.

 


 

Paul Hankar : façade du 2e étage de l'Hôtel Ciamberlani à Ixelles (1897)  Source de l'image : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:H%C3%B4tel_Ciamberlani_Sgraffite_2007.JPG

 

C'est le mur plat qui produit l'effet de matière, non seulement parce qu'il s'impose à nous par son aspect opaque qui nous force à considérer la matière dont il est fait, mais aussi parce que son aspect matériel est rendu visible par son traitement partiel en briques et par les chaînages en pierre de sa partie basse. En lui-même, ce mur massif est donc déjà homogène/hétérogène : une partie de sa surface reçoit une décoration peinte, une autre affirme avec franchise les matériaux dont elle est faite. Par ailleurs, si une partie de la surface est homogènement traitée en brique tandis qu'une autre partie est homogènement traitée en pierre, cette modification de matériau constitue une hétérogénéité interne à la surface, tandis qu'à l'intérieur même de la surface réalisée en brique le traitement en arrondi étroit des briques au-dessus des baies est hétérogène aux larges surfaces verticales en brique qui encadrent la façade. Plus important, peut-être, est de remarquer que l'aspect matériel de ce mur est spécialement ressenti à l'endroit des arcs en brique qui surmontent chacune des deux baies, car on ressent bien que ces arcs portent la maçonnerie du dessus et qu'ils protègent ainsi le vide de ces ouvertures. En contraste à cette matérialité pesante de la maçonnerie, les menuiseries qui tiennent les vitres des baies forment un réseau de tracés que l'on doit suivre des yeux. L'hétérogénéité de ces tracés nous oblige à y focaliser l'attention de notre esprit : il y a les tracés les plus larges qui correspondent aux divisions internes principales, et il y a les tracés très fins qui correspondent au grand cercle extérieur et aux rayons qui partent de celui-ci vers le bord de la maçonnerie. Chacun de ces deux types de trajet s'en tient à une largeur homogène mais leurs deux largeurs sont hétérogènes entre elles, et à l'intérieur de chacun de ces deux types de largeur, la diversité des directions et la diversité de l'intensité des courbures ou des non-courbures forment autant d'hétérogénéités.

Si la maçonnerie pèse visuellement de tout le poids de sa matière, si au contraire les menuiseries sollicitent toute l'attention de notre esprit pour en parcourir tout le réseau, et si ces deux aspects du bâtiment correspondent à des endroits séparés de la façade, ils n'en sont pas moins visuellement interdépendants comme le veut le principe de la version analytique de l'option M/e. Car on ne peut manquer de lire que le rond de la menuiserie accompagne l'arrondi de l'arc maçonné qui le surmonte, que les montants verticaux de la porte se courbent précisément pour venir rencontrer cet arc de façon perpendiculaire, tout comme les fins rayons qui sortent du tracé arrondi viennent également rencontrer l'arc à sa perpendiculaire.

Au titre des trajets qui ne peuvent être lus qu'en y concentrant l'intérêt de notre esprit, on peut aussi ajouter le dessin des fers de la balustrade dont les ronds, les tracés horizontaux et les barreaux verticaux font écho aux formes à plus grande échelle de la maçonnerie massive située à leur arrière-plan.

De façon générale, les ronds et les arrondis forment un thème plastique très fortement exprimé, et principal dans cette partie de façade puisqu'il regroupe aussi bien les arcs maçonnés que les menuiseries et une partie de la balustrade, mais ce regroupement « dans le courbe » est également raté du fait de la présence de parties rectilignes dans les chaînages en pierre, dans quelques sections des menuiseries et dans les barreaux de la balustrade, ce qui correspond donc à un effet de regroupement réussi/raté.

 

 

Antoni Gaudí : façades sur rue de la Casa Milà à Barcelone (1906-1910)

Source de l'image :
https://www.traveladdicts.net
/2015/09/antoni-gaudi
-in-barcelona.html


 

 

 

Dernier exemple pour cette étape, la façade de la Casa Milà à Barcelone, construite de 1906 à 1910 et que l'on doit à l'architecte Antoni Gaudí (1852-1926).

Très clairement ici, le mur ondulant aveugle affirme sa massivité et sa matérialité. Très homogène en surface du fait de l'uniformité de son matériau et de sa couleur, il est en même temps franchement hétérogène du fait des renflements qu'il marque au niveau de chaque plancher, du fait de ses ondulations horizontales, et du fait de l'aggravation de ces renflements à l'endroit des baies, spécialement à l'endroit des baies qui reçoivent les balcons. C'est aussi par un contraste très clair que les ferronneries sombres des balcons tranchent sur l'épiderme clair de la façade. Non seulement leur couleur les fait ressortir violemment, mais la complexité interne de leurs dessins tranche également avec l'uniformité de la surface de la pierre. Autant percevoir la massivité de cette pierre engage la perception de sa matérialité, autant l'examen nécessairement minutieux des détails complexes de la ferronnerie des gardes corps réclame toute l'attention de notre esprit. De cette ferronnerie, on peut également dire qu'elle est homogène dans sa couleur et dans sa densité d'ensemble, mais qu'elle est extrêmement hétérogène dans son détail puisqu'elle mélange de larges surfaces de métal avec des trajets fins et torturés.

Quant à l'effet de regroupement réussi/raté, il se lit dans le regroupement dans un effet de massivité compacte continue de l'ensemble de la maçonnerie du bâtiment, un regroupement que fait toutefois rater la présence des ferronneries qui tranchent visuellement avec l'aspect de la maçonnerie.

La matière et l'esprit recourent donc encore ici à des procédés visuels bien différenciés, très autonomes l'un de l'autre mais que l'on ne peut pourtant pas manquer de percevoir en contraste mutuel, ce qui est le sens de la version analytique de l'option M/e.

Au passage, on signale que dans le cas de l'Hôtel Ciamberlani et de la Casa Milà le dessin des menuiseries et celui des fers des balcons correspondent à des formes qui sont spécialement difficiles à réaliser avec leurs matériaux, bois ou métal. Cela implique qu'il s'agit d'expressions qui correspondent à la version synthétique de l'option e, car elles sont une mise en forme du matériau qui ne résulte ni d'une technique commode de sa mise en œuvre, ni d'une quelconque expression de la « vérité » de ce matériau, mais entièrement d'une volonté de l'esprit de l'architecte d'imposer au matériau un aspect particulier, cela quelle que soit la difficulté pratique résultant de cette volonté.

 

 

Le pas suivant nous ramène à la 4e et dernière étape du 2d super-naturalisme dont il nous restait à envisager la version synthétique de l'option M/e.

Dans cette version, les expressions des notions de matière et d'esprit ne se confrontent pas violemment comme dans la version analytique. Au contraire, dès lors que son caractère synthétique oblige à les considérer simultanément, elle explore la façon dont elles peuvent s’entraider et s'épauler mutuellement. Rappelons que si le 2d super-naturalisme vise à détacher les deux notions l'une de l'autre et à assurer leur autonomie relative, explorer leur capacité à se différencier comme le fait la version analytique doit normalement s'accompagner de l'exploration de leur capacité à aussi se conjuguer sans que l'une n'élimine l'autre, et c'est ce que fait donc la version synthétique.

Une façon privilégiée de combiner les notions de matière et d'esprit consiste à inventer un style architectural qui s'appuie sur les spécificités du mode de construction d'un matériau et qui, simultanément, apparaît inventé et mis au point par l'esprit du constructeur. À l'époque concernée, ce furent principalement le béton armé et l'acier qui furent l'occasion d'une telle invention d'un style architectural.

 




Auguste Perret, de gauche à droite : l'immeuble du 25bis rue Benjamin-Franklin à Paris (1903-1904) - l'atelier de Georges Braque (1927) et un immeuble de la reconstruction du Havre (1945 à 1964)   Sources des images : https://www.flickr.com/photos/51366740@N07/5887116684/in/album-72157627001613180/ (auteur : Yvette G.), https://architectona.wordpress.com/oeuvres-dauguste-perret/paris/atelier-georges-braque-6-rue-georges-braque-paris-14/ et http://gede-de-le-havre.blogspot.fr/2014/02/

 

Pour le béton, c'est nécessairement à Auguste Perret (1874-1954) que l'on doit songer et à sa volonté d'inventer un véritable « ordre du béton armé ». L'idée principale de Perret est que, contrairement à la maçonnerie traditionnelle en petits éléments, le béton armé permet de réaliser une structure principale (des poteaux espacés, des poutres et des planchers) qui porte l'ensemble du bâtiment de la même façon qu'un squelette supporte l'ensemble d'un corps vivant, et il propose en conséquence que la division entre squelette portant et parois de simple remplissage soit rendue parfaitement lisible et constitue un élément fondamental de l'esthétique du bâtiment.

Cela est apparent dès son immeuble pionnier du 25bis rue Benjamin-Franklin à Paris, construit en 1903 et 1904. Toutefois, était-ce faute d'être certain de bien maîtriser la protection à l'eau du béton ou était-ce un reste de timidité dans l'expression, la structure porteuse y était encore recouverte d'éléments lisses en terre cuite vernissée. Cette structure porteuse n'était donc pas encore directement apparente, mais elle se différenciait clairement de l'habillage décoratif à base de feuillages qui recouvrait les surfaces correspondant à de simples remplissages situées entre les éléments porteurs en béton armé.

Dans le bâtiment servant de maison et d'atelier au peintre Georges Braque, construit en 1927 à Paris, le squelette en béton armé est cette fois nu et le matériau brique des remplissages est montré en contraste bien net à cette ossature.

Dans toute la reconstruction du Havre, menée de 1945 à 1964, c'est aussi cette division entre squelette porteur et remplissages qui fonde l'esthétique des surfaces. Ces remplissages sont réalisés en panneaux préfabriqués qui occupent parfois d'un seul coup la surface laissée par la structure, et qui sont parfois décomposés en modules aux dimensions régulières. L'encadrement des baies ne se mélange pas non plus à la structure porteuse et apparaît distinctement en relief.

Il importe de comprendre qu'une telle expression du béton armé se différencie de celle que l'on a précédemment envisagée avec Le Corbusier dans la version analytique de l'option M et avec l'exemple de sa Villa Savoye à Poissy. C'était seulement au prétexte des possibilités ouvertes par le béton armé, et donc du matériau, que Le Corbusier justifiait l'usage des pilotis et les grandes surfaces de façade horizontale libérées de tout point porteur apparent, il ne se croyait pas tenu pour autant d'affirmer distinctement tous les chaînages et tous les poteaux en béton armé qu'il utilisait pour parvenir à ces dispositions. Dans la version synthétique de l'option M/e, Perret lui ne se soumet pas passivement aux possibilités permises par le matériau béton armé, il veut que soit visible la façon dont son esprit a conçu la construction pour utiliser ces possibilités. Il s'agit donc bien d'une expression qui associe la « vérité du matériau utilisé » et la « franchise de sa mise en œuvre par l'esprit », ces deux aspects étant inséparables comme il convient pour une expression de type synthétique.

 

 

 


Auguste Perret : rotonde du Palais d'Iéna à Paris (1937)

Source de l'image : https://www.amc-archi.com/article/le-palais-d-iena-d-auguste-perret-a-80-ans,11126

 

 

Perret ne s'est pas contenté de séparer techniquement et visuellement la structure porteuse des remplissages, il a aussi cherché à rendre visible la hiérarchie des différentes structures qui contribuent à l'édification du bâtiment.

Ainsi, dans la façade de la rotonde de son Palais d'Iéna à Paris, qui date de 1937, la structure principale qui porte la toiture et qui correspond aux colonnes et à l'entablement circulaire qui les relie se distingue bien de la paroi qui protège l'intérieur de l'influence extérieure. Sa grande dimension amène d'ailleurs cette dernière à se diviser elle-même en une structure en poteaux et poutres apparentes distincte de ses éléments de remplissage, lesquels sont soit entre les poteaux, soit en imposte, soit en claustra continue tout en haut.

Dans ce bâtiment, on remarque aussi l'absence de décoration rapportée, celle-ci étant assumée par les diverses hiérarchies et les diverses combinaisons de structures et de remplissages. Quant à eux, les chapiteaux des colonnes se justifient seulement par la nécessité de bien enrober les aciers qui se replient en allant des colonnes vers la poutraison que forme l'entablement.

À la différence des colonnes des constructions classiques en pierre qui s'élargissent habituellement vers le bas, les colonnes de ce bâtiment, à l'inverse, sont de plus en plus étroites vers le bas. Cela résulte aussi d'une particularité de la transmission des forces dans une structure en béton armé et donc du calcul structurel que l'architecte veut rendre visible : à la différence d'une colonne en pierre,  ce n'est plus le poids qui détermine la forme mais les moments de flexion, lesquels vont eux en croissant vers le haut.

 

 


Mies van der Rohe : le Crown Hall du campus de l'Institut de technologie de l'Illinois (IIT) à Chicago, Illinois (1950-1956)

Source de l'image : https://www.archdaily.com/100500/mies-van-der-rohe-society/mies-van-der-rohe-society

 

Pour ce qui concerne la construction en verre et acier, c'est Ludwig Mies van der Rohe (1886-1969) qui, cette fois, se fera le chantre de la « vérité » de son usage. En accord avec sa célèbre formule « Less is more » (moins, c'est plus), il bannira toute décoration rajoutée et s'efforcera de n'utiliser que les éléments indispensables à la construction pour générer l'effet visuel procuré par le bâtiment.

Le Crown Hall de l'Institut de technologie de l'Illinois, qui date de 1950 à 1956, est un exemple célèbre de l'esthétique qui en résulte. Toute la structure porteuse est rejetée à l'extérieur, notamment ses poutraisons principales, de telle sorte que l'intérieur du bâtiment se présente comme un grand plateau divisible à volonté. Il n'est donné à voir que les hautes poutraisons qui dépassent au-dessus du toit, le long bandeau horizontal de la terrasse et celui du soubassement, les poteaux verticaux de la structure, les sous-divisions de cette structure qui correspondent à la séparation des vitrages ainsi qu'à l'encadrement des portes, et les plateaux successifs que forment les marches et leur palier intermédiaire.

 

Réalisée un peu plus tôt, la maison de week-end qu'il conçut pour la Dr Farnsworth en 1946, près de Plano dans l'Illinois, relève du même principe : des poteaux verticaux, des sous-divisions verticales pour les vitrages, deux grands plateaux horizontaux, l'un pour former le sol surélevé dans cette zone inondable, l'autre pour former le toit, un autre grand plateau encore pour servir de terrasse d'accès, celui-ci recouvert en travertin et ceint d'une ossature porteuse en acier, et enfin quelques emmarchements pour relier le sol et ces divers plateaux. La forme en H des poteaux en acier n'est pas dissimulée et l'ensemble de la structure métallique est peint en blanc pour former un contraste simple avec les surfaces vitrées. Pas de mur, hormis les cloisons intérieures et des rideaux en périphérie.

 

 


 


 

 

Mies van der Rohe : la Farnsworth House (1946-1951), près de Plano, Illinois

Source des images : http://frederic-morin-salome.fr/Mod-Mies-vd-Rohe-1951.html  et https://apcostebelle.blogspot.com/2011/11/dedansdehors-2-en-1.html

 

Détail d'un support de la terrasse d'entrée

 

 

Toute l'esthétique de ces bâtiments repose donc sur l'orthogonalité des ossatures métalliques qui servent à faire les sols et les plafonds, les poteaux porteurs et les subdivisions des vitrages, ainsi que sur le contraste entre la ténuité des ossatures métalliques verticales et la transparence des vitrages, voire la complète transparence du bâtiment en l'absence de tout voilage.

Ce style ainsi défini deviendra la marque de fabrique de Mies van der Rohe, mais il importe de comprendre ce qu'a d'artificielle cette prétendue « vérité du matériau ». Artificielle, car Mies van der Rohe s'en tiendra à cette esthétique même lorsque les impératifs de la protection anti-incendie nécessiteront de cacher l'ossature métallique par du béton ou par des ouvrages de plâtrerie. Ainsi dans ses deux tours d'appartements de Lake Shore Drive, à Chicago, en regardant la façade on peut croire que l'immeuble est porté par les poteaux carrés métalliques que l'on voit monter depuis le rez-de-chaussée. En réalité, ce que l'on voit et que l'on prend pour une structure porteuse n'est qu'un habillage métallique qui cache une structure en H enrobée dans du béton ainsi que le montre le croquis de détail. En outre, pour obtenir une trame de raidisseurs verticaux réguliers, il ajoute de tels profils en H inutiles devant les poteaux alors que ces profils ne sont utiles que pour rigidifier les surfaces vitrées.

 


Mies van der Rohe : Lake Shore Drive

Appartments à Chicago (1950-1951),

photographie partielle

et coupe de détail d'un angle de la structure

Sources des images :

https://www.e-architect.co.uk/chicago/lake-shore-drive-towers

et http://socks-studio.com/2014/10/07/corner-

solutions-of-mies-van-der-rohes-towers-john-winter-1972/


 

 

Cette apparente « tromperie » de l'architecte caractérise bien la nature de la version synthétique de l'option M/e : les deux notions sont partenaires, et chacune à un rôle à jouer. D'un côté, le matériau offre des opportunités techniques de mise en œuvre, de l'autre côté l'esprit de l'architecte choisit les opportunités qui l'intéressent et il les met en forme dans une combinaison qui forme un style qui relève de sa seule volonté et non pas seulement d'une nécessité technique.

On vient de voir que Mies van der Rohe, dans sa volonté d'une esthétique épurée qui ne joue que sur une trame régulière de poteaux métalliques porteurs complétée par une sous-division correspondant aux unités de vitrerie, nous a fait prendre de simples capotages pour des poteaux et qu'il a aussi rajouté des profils métalliques inutiles. Toutefois, cela n'est pas fondamentalement différent de la solution adoptée par Perret dans l'immeuble du 25bis rue Benjamin-Franklin : il tenait à ce que l'on voie que sa construction se décompose en une ossature porteuse et des éléments de simple remplissage, mais il ne pouvait ou ne voulait pas encore laisser apparent le matériau de cette ossature, et il a alors opté pour un revêtement en terre cuite très nettement différent entre les surfaces correspondant à l'ossature et les surfaces correspondant aux remplissages. Il n'y avait aucune « vérité » technique dans ce choix, un même revêtement aurait tout aussi bien pu recouvrir l'ensemble de la surface, mais il aurait alors compromis la visibilité qu'il souhaitait pour la division entre ossature et remplissage.

Dans les deux cas, le style inventé par l'architecte en s'appuyant sur les possibilités ouvertes par la mise en œuvre du matériau est déterminé, non pas par la « vérité » de ce matériau, mais par la nécessité d'exprimer les deux effets plastiques principaux correspondant à leur étape. Pour ce qui est de l'effet de rassemblé/séparé, son aspect de séparation est assuré chez Mies van der Rohe par la décomposition en plateaux horizontaux, poteaux verticaux et surfaces vitrées. Chez Perret, il est assuré par la séparation entre la structure porteuse et les simples remplissages ainsi que par la décomposition, si besoin, en plusieurs niveaux de structure séparés. L'aspect « rassemblé » de cet effet va de soi puisque ces éléments matériels séparés dans leur expression plastique sont toujours assemblés physiquement les uns avec les autres.

Pour ce qui est du fait/défait, s'agissant d'architecture il n'est pas nécessaire que l'aspect « fait » soit distinctement affirmé puisqu'une architecture « fait » toujours quelque chose avec les matériaux qu'elle met en œuvre, au minimum un abri. Chez Mies van der Rohe, c'est la continuité murale qui est complètement défaite car un vitrage ne procure pas la même impression de protection matérielle que celle produite par une maçonnerie, et c'est aussi la notion de délimitation d'un lieu intérieur au moyen de la paroi extérieure du bâtiment puisque, comme c'est spécialement le cas de la maison Farnsworth, la transparence de la totalité de la paroi extérieure rend l'espace intérieur continu avec l'espace extérieur. Chez Perret, cet effet est lié à celui de rassemblé/séparé puisque la séparation en structure porteuse et remplissages ainsi que la décomposition en plusieurs niveaux de structure ont pour conséquence de briser la continuité matérielle apparente de la paroi, de la défaire. Chez ces deux architectes, l'absence de décoration rapportée et la « nudité » de l'architecture réduite à ses composants structurels reviennent aussi à « défaire » l'ambiance décorative des périodes précédentes de l'architecture, et cela pour « faire » une nouvelle architecture qui soit, elle, complètement dénuée de décoration rapportée. En cela, leur démarche n'est pas différente des autres architectes dits « modernes », tels que Le Corbusier, et cette nudité de l'architecture imprégnera pour longtemps l'architecture dite « internationale ».

 

Pour terminer ce rapide survol de l'architecture du 2d super-naturalisme, il reste à résumer par un croquis la version synthétique de son option M/e, un croquis qui vaut pour les quatre étapes du 2d super-naturalisme : la matière et l'esprit y sont chacun figurés par une flèche différente et celles-ci évoluent séparément mais constamment de concert pour signifier que, bien que désormais bien autonomes l'une de l'autre, les deux notions s'associent librement.

 

 


 

schéma de principe de la version synthétique de l'option M/e, celle qui traite à égalité la matière et l'esprit : la matière et l'esprit sont autonomes l'une de l'autre mais s'associent librement pour agir de concert

 

> Tome 2 – Vers la mue contemporaine. Chapitre 9 –  Le bouclage final


[1]Comme pour la peinture, la phase du 2d super-naturalisme en architecture correspond aux étapes D0-21 à D0-24. On peut les retrouver dans la liste des étapes de la filière occidentale à l'adresse : http://www.quatuor.org/art_histoire_d00_0100.htm