Chapitre 8

 

DISLOCATION

DE LA FRONTIÈRE

 

 

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8.1.  Disloquer la frontière, en peinture :

 

Nous envisageons maintenant l'ontologie du 2d super-naturalisme qui se différencie seulement de la précédente par le fait que la limite entre l'esprit et la matière est maintenant bien tranchée, non plus floue et difficile à saisir. Désormais, d'un côté de cette frontière il y a ce que l'on ressent comme relevant très certainement du domaine de la matière, et de l'autre côté il y a ce que l'on ressent très certainement comme relevant du domaine de l'esprit.

 

 

2d super-naturalisme :

 

 


 

 

Comme toutes les autres cette phase a pour fonction de préparer la suivante, qui sera cette fois celle de la prématurité. La différence entre les schémas résumant ces deux phases indique bien la nature de l'évolution qui devra se réaliser pendant les quatre étapes du 2d super-naturalisme.

 

 

ontologie prémature :

 

 


 

 

L'un des aspects de cette évolution concerne la fin de la dissymétrie entre la notion de matière et la notion d'esprit, c'est-à-dire que la matière cessera d'être appréhendée selon le type 1+1 qui correspondait à sa position périphérique par rapport à l'esprit, lequel était appréhendé selon le type 1/x déjà depuis plusieurs phases. En fait, il ne sera pas besoin d'examiner spécialement cet aspect de l'évolution car il découlera directement de la modification concernant la nouvelle liberté que vont acquérir les deux notions l'une par rapport à l'autre. Certes, elles resteront liées, car c'est un acquis des phases précédentes que les deux notions soient liées l'une à l'autre, mais elles gagneront une autonomie suffisante l'une par rapport à l'autre pour que soit relancé l'approfondissement de leurs différences. Pour acquérir cette autonomie, les deux notions devront cesser d'adhérer complètement l'une à l'autre et s'affranchir de la frontière qui les sépare. Pendant les quatre étapes du 2d super-naturalisme cette frontière tout juste acquise continuera d'exister, et elle servira toujours à trancher la différence entre la notion de matière et la notion d'esprit, mais elle va progressivement se déchirer, se déliter, se fractionner, s’effilocher, bref, se disloquer de quelque façon, sans toutefois jamais disparaître.

 

Comme pour la phase précédente, nous allons commencer par la dernière étape du 2d super-naturalisme. Pour la peinture, elle concerne les peintres ayant participé au cubisme, mais aussi Fernand Léger, certains futuristes, Marcel Duchamp, etc. ([1])

Comme il en allait à l'étape de Watteau, l'un des effets plastiques prédominants à l'étape que l'on va prendre en compte sera celui du fait/défait, mais le second sera différent. Au lieu de l'effet d'ensemble/autonomie ce sera maintenant l'effet de rassemblé/séparé qui signifie que par un aspect les diverses formes donneront l'impression de se rassembler tandis que par un autre aspect elles sembleront au contraire se séparer les unes des autres.

Comme pour les quatre étapes du 1er super-naturalisme, trois approches seront possibles pour les artistes pendant les quatre étapes du 2d super-naturalisme, selon qu'ils considéreront leur ressenti depuis le point de vue de l'esprit (option e), depuis le point de vue de la matière (option M), ou depuis un point de vue équilibré entre ces deux pôles (option M/e). Chaque approche aura également une version analytique et une version synthétique.

 

 

 

Pablo Picasso : Portrait de Kahnweiler (1910)

Source de l'image : https://en.wikipedia.org
/wiki/File:Picasso_Portrait_of_
Daniel-Henry_Kahnweiler_1910.jpg


 

 

La version analytique de l'option e de la dernière étape du 2d super-naturalisme illustre particulièrement bien comment la surface apparente de la matière éclate complètement, comment elle se brise dans les multiples facettes du cubisme, lequel est alors lui aussi dit analytique. De façon évidente, vue depuis l'esprit du peintre qui considère la matière qu'il a en face de lui, la frontière de cette matière se fragmente, et donc la frontière qui le sépare de cette matière. Sans toutefois perdre de sa réalité puisque, comme on l'a dit, cette frontière perdure tout au long de cette phase pour toujours y séparer ce qui relève de la matière et ce qui relève de l'esprit.

On aurait pu prendre tout aussi bien des exemples chez Braque, mais c'est le « Portrait de Kahnweiler » de Picasso, réalisé en 1910, qui nous servira de référence. Dans ce tableau, l'artiste se place donc du point de vue de l'esprit et il fragmente l'apparence de la matière, ce qui suggère avec force un effet de fait/défait : le personnage est effectivement là, il est bien fait par conséquent, mais son apparence est complètement brisée en multiples éclats, et donc simultanément défaite.

L'effet de rassemblé/séparé est également clairement présent : la forme du personnage est décomposée en une multitude de facettes séparées les unes des autres tandis que l'ensemble de ces facettes reste rassemblé dans une forme globale dans laquelle nous reconnaissons la présence d'une personne et d'une bouteille posée sur une table voisine.

 

 


Pablo Picasso : Paysage de Horta de Ebro (1909)

Source de l'image : https://www.pinterest.fr/pin/481533385134977289/

 

 

De la même période, on envisage son « Paysage de Horta de Ebro » que Pablo Picasso peignit en 1909, un an donc avant son Kahnweiler.

Par différence, les volumes des bâtiments ne sont pas éclatés en fragments, mais déformés, écornés, pliés, aplatis. Ces transformations sont particulièrement sensibles dans les bâtiments du premier plan et du centre du tableau représentés en perspectives inversées, ce qui implique que les parties les plus éloignées de leur toit ou de leurs murs sont plus larges que les parties qui sont les plus proches de nous. On peut aussi considérer la maison en bas à droite qui part dans une perspective avec point de fuite très bas vers la droite, laquelle n'est certainement pas compatible avec la vue de très haut que l'on a des bâtiments situés tout à côté, dans l'axe du tableau. Dans ce tableau, ce n'est pas un bâtiment particulier qui est comme plié, c'est tout l'espace de ce coin de village. Si les volumes ne sont pas fracturés comme dans le portrait de Kahnweiler, les déformations des bâtiments impliquent cependant de ressentir qu'un libre jeu s'exerce entre leurs différents plans puisque les articulations normales entre les plans sont comme cassées pour permettre aux plis de s'exercer. Et c'est aussi parce que l'espace a cessé d'être rigide et qu'il peut donc se dilater différemment d'un endroit à l'autre que, par exemple, les dimensions relatives d'un toit peuvent être modifiées.

On retrouve les mêmes effets plastiques : si la vue du village est reconstituée, donc faite, les pliures anormales de l'espace défont la réalité de son apparence, et la tonalité colorée commune à l'ensemble des bâtiments permet de les regrouper dans notre vision alors que des effets de perspective contradictoires nous obligent à les lire séparément les uns des autres.

 

Dans ces deux tableaux la matérialité du personnage ou du paysage a pris une forte indépendance par rapport à ce que l'esprit du peintre pouvait en percevoir et par rapport à ce que notre esprit peut imaginer de l'aspect réel que devait avoir cette matérialité. Les deux fois cela correspond au résultat qui devait être atteint à l'issue du 2d super-naturalisme, mais on comprend bien toutefois que la frontière de la matière éclatée en morceaux du portrait de Kahnweiler n'est pas dans le même état que la frontière de la matière désarticulée du paysage de Horta de Ebro : dans le premier cas sa continuité a disparu, pas dans le cas de l'enveloppe extérieure du paysage qui est seulement plissée et étirée selon des directions contradictoires.

Cette observation amène à dire quelques mots de l'influence relative des divers effets plastiques impliqués dans chaque œuvre. Jusqu'ici, on a parlé de deux effets principaux à chaque étape, ce qui sous-entend qu'il y a aussi des effets plus secondaires, et la différence de traitement que l'on vient de signaler dans la façon de briser l'aspect de la matière correspond au poids relatif donné aux effets plastiques secondaires dans chacune de ces deux œuvres. Dans les faits, l'un de ces effets secondaires a une expression qui est spécialement forte et vient comme colorer ou enrichir l'effet principal auquel il est associé. Depuis la phase analogiste chacun des effets principaux est associé à trois autres effets de rang secondaire et, à la dernière étape du 2d super-naturalisme que nous sommes en train d'examiner, les effets secondaires associés au fait/défait sont le synchronisé/in-commensurable, le continu/coupé et le lié/indépendant, tandis que pour le rassemblé/séparé ce sont l'ouvert/fermé, le ça se suit/sans se suivre et l'homogène/hétérogène.

Dans le portrait de Kahnweiler le fait/défait est spécialement coloré de synchronisé/incommen-surable : toutes ses facettes se synchronisent pour se rassembler et se croiser sur la surface du tableau en s'inclinant ou en s'allongeant selon des plans qui ont des orientations et des amplitudes d'extension très différentes les unes des autres, très complexes dans leurs variétés et, pour résumer, selon des orientations et des amplitudes d'extension incommensurables entre elles, c'est-à-dire qu'il est impossible d'utiliser l'une pour repérer l'orientation ou l'ampleur des autres. Quant à l'effet de rassemblé/séparé qui tient toutes les facettes séparées rassemblées dans la vision d'un même personnage à la fois compact et fracturé, il est spécialement enrichi pour cela de l'effet d'ouvert/fermé : le volume du personnage est perçu fermé puisqu'on peut globalement repérer le contour de son volume extérieur, mais il est en même temps ouvert puisque les plans des facettes le poursuivent dans l'espace environnant, et puisque bien des traits qui limitent ces facettes se poursuivent largement au-delà de son contour. Outre les prolongations de plans et de lignes qui ouvrent le volume du personnage vers l'espace environnant, on peut aussi envisager l'effet global en « verre brisé » de cette peinture dès lors que les multiples fractures du volume du personnage sont une façon de briser sa surface, de défaire sa continuité, et donc exactement comme on le dit d'un verre brisé, de la considérer quelque peu ouverte, puisque non continue.

Dans le cas du paysage de Horta de Ebro les effets plastiques associés sont différents, ce qui explique son expression différente pour exprimer une même indépendance de l'esprit par rapport à la forme réelle de la matière. Le fait/défait y est spécialement enrichi par le lié/indépendant, ce qui permet que les divers volumes des bâtiments, bien que liés ensemble dans la même vue continue soient perçus selon des perspectives complètement indépendantes les unes des autres. Quant au rassemblé/séparé, c'est d'homogène/hétérogène qu'il se teinte, car ce sont les diverses hétérogénéités foncées locales des surfaces des murs et des toits, toutes traitées de façon homogène dans une tonalité beige ou gris/bleuté, qui permettent de séparer les volumes dans ce qui ne serait autrement qu'un rassemblement continu et sans relief de surfaces de même teinte.

 

À l'occasion de quelques-uns des exemples qui seront analysés dans ce chapitre, on précisera la nature de l'enrichissement spécifique dû à tel ou tel effet plastique secondaire, mais il faut prévenir que cet enrichissement, seulement lié à la force spéciale donnée à l'un de ces effets secondaires, ne résume pas tout ce qu'il y a à dire concernant la relation entre effets principaux et effets secondaires. D'abord, il faut savoir que les deux effets principaux ne le sont pas pour la même raison. Le second, celui qui correspond à cette étape au rassemblé/séparé, résume les trois effets qui lui sont associés. C'est une raison suffisante pour qu'il ait un rôle principal, mais depuis le 1er super-naturalisme, et cela sera valable jusqu'à la fin de l'ontologie matière/esprit, il domine littéralement ses trois effets associés, il les écrase presque. Lorsqu'on en viendra aux phases antérieures au 1er super-naturalisme chacun des effets aura un rôle plus spécifique que l'on envisagera alors.

Quant au premier effet principal de cette étape, le fait/défait, il a une relation différente avec les trois autres effets qui lui sont associés : collectivement, ils détaillent l'évolution propre à cette étape de la relation entre matière et esprit. Pour cela, le 1er effet secondaire rend spécialement compte de la notion de matière, le 2e rend spécialement compte de la notion d'esprit, le 3e rend spécialement compte de ce qui fait la différence entre les deux notions, et le 4e correspond au contraire à ce que les deux notions font en commun. Puisqu'il rend compte à la fois de la matière et de l'esprit, il est normal qu'il ait une importance supérieure aux autres qui ne rendent compte que d'une seule notion, ou seulement de ce qui fait leurs différences.

Pour ne pas trop mélanger les idées présentées, au chapitre 10 on rendra compte à part de la spécificité des effets plastiques associés au premier effet principal. Toutefois, afin de donner un aperçu des analyses complémentaires que l'on fera alors pour chaque étape, on va procéder dès maintenant à l'analyse des relations spécifiques entre les effets plastiques et les notions de matière et d'esprit que l'on peut trouver dans le cas du portrait de Kahnweiler.

Le 1er effet associé au fait/défait est le synchronisé/incommensurable déjà envisagé. Selon le principe énoncé plus haut, c'est lui qui rend compte de la notion de matière. En revenant sur ce que l'on a dit à son propos, on pourra constater qu'il ne se préoccupe pas spécialement de représenter un personnage mais qu'il implique seulement une complexité importante de la géométrie de la pâte matérielle qui sera utilisée par l'effet suivant pour donner forme, cette fois, à un personnage et à des objets que notre esprit peut reconnaître.

Ce 2e effet est le continu/coupé : pour reconnaître un personnage et une bouteille posée sur une table, notre esprit doit en effet réaliser que tous ces plans coupés les uns des autres forment, malgré ces coupures, des figures continues qui les rassemblent.

Le 3e effet fait valoir la différence entre ce qui relève de la matière et ce qui relève de l'esprit. Il s'agit ici du lié/indépendant : alors que les multiples fragmentations matérielles de l'espace s'affirment comme autant de plans indépendants les uns des autres, par différence notre esprit est capable de lier ensemble tous ces fragments matériels indépendants, et c'est cela même qui lui permet d'y lire la représentation d'un personnage et des objets qui l'accompagnent.

On en revient au 4e effet, le principal, qui fait/défait. Lorsqu'on en a traité, on a dit que la figure du personnage était à la fois faite et défaite dans une telle représentation brisée, mais ce faisant on n'avait traité que de la lecture que faisait notre esprit. On peut maintenant considérer ce qui relève de l'aspect purement matériel de cette décomposition en facettes de tout l'espace, par conséquent en négligeant complètement ce qui est représenté : ces facettes sont matérialisées par un ou plusieurs traits dessinés de façon bien nette, des traits bien faits donc, mais elles se dissolvent ensuite dans des dégradés de lumière qui ne permettent pas de clairement repérer ce qu'elles deviennent, l'impression étant plutôt que les facettes disparaissent progressivement, qu'elles se défont progressivement. La texture matérielle peinte est donc ici décomposée en facettes qui sont à la fois faites et défaites, et notre esprit parvient à repérer dans ces facettes la présence d'un personnage qui apparaît à la fois fait et défait : puisque les deux notions s'associent pour faire ensemble du fait/défait, il est normal que cet effet ait une importance essentielle à cette étape.

On peut remarquer que les développements que l'on vient de faire concernant le portrait de Kahnweiler valent tout aussi bien pour le paysage de Horta de Ebro, même si c'est le lié/indépendant qui y a une importance particulière et qui permet que l'espace représenté soit « seulement désarticulé » et non pas complètement éclaté comme dans le cas du portrait. Ce résultat est obtenu parce que le lien qui relie les différents plans (expression de la différence entre les deux notions) y est plus fort que l'incommensurabilité qui les fait partir selon des directions et des orientations incompatibles entre elles (expression isolée de la notion de matière).

 

 

IMAGE ÉVOQUÉE : Fernand Léger, L'Escalier (1913)

Elle est en principe accessible à l'adresse https://www.societe-cezanne.fr/2017/11/13/du-village-a-la-foret-cezanne-et-leger/ 

Sinon, faites une recherche sur un moteur de recherche de votre choix avec la requête : Fernand Léger L'Escalier 1913

 

Après cet aparté, et pour présenter davantage les possibilités plastiques qui étaient à la disposition des artistes correspondant à cette étape, on évoque maintenant le style de Fernand Léger (1881-1955) dans les années 1910, style qui a été parfois dénommé « tubisme » pour le différencier du « cubisme » propre à Picasso et à Braque. L'exemple que l'on donne est sa toile « L'Escalier » qui date de 1913.

Indiscutablement l'image de deux personnages de chaque côté d'un escalier est bien faite puisqu'on peut la lire, mais la forme des personnages est aussi indiscutablement défaite puisqu'elle est décomposée en cônes et en cylindres, d'ailleurs assez indépendants les uns des autres. Comme pour le portrait de Kahnweiler, l'esprit du peintre a su prendre une très large indépendance par rapport à l'aspect matériel réel de ses personnages, et comme dans ce portrait c'est l'effet de synchronisé/ incommensurable qui enrichit spécialement l'effet de fait/défait. C'est dans la façon dont le volume des « tubes » est rendu qu'il intervient car, pour lire ces volumes, il faut combiner dans notre perception leur contour en perspective dessiné par un trait noir avec l'illusion d'optique d'un volume qui « tourne dans l'espace » suggéré par deux aplats de couleur latéraux et par un aplat blanc central. Une lecture « 3 D » d'un contour au trait est incommensurable pour notre perception avec une lecture par aplats « en 2 D », ces deux lectures ne pouvant générer une illusion de volume 3 D que parce que nous savons synchroniser en nous ces deux lectures incommensurables d'un même volume.

Chaque personnage est décomposé en portions de tubes et en portions de cônes visuellement rassemblés dans notre perception grâce à l'homogénéité de leur couleur, bleu, blanc et noir pour l'un, rouge, blanc et noir pour l'autre, ce qui indique que c'est l'effet d'homogène/hétérogène qui enrichit ici l'effet de rassemblé/séparé : chaque groupe de couleurs, homogènes mais violemment hétérogènes entre elles, est repris de façon homogène pour traiter l'ensemble d'un même personnage.

 

 

IMAGE ÉVOQUÉE : Marcel Duchamp, Nu descendant un escalier (1912)

Elle est en principe accessible à l'adresse http://imediaweb.blogspot.com/2010/09/analyse-type-dune-oeuvre-dart.html

Sinon, faites une recherche sur un moteur de recherche de votre choix avec la requête : Marcel Duchamp Nu descendant un escalier 1912

 

Pour maintenant illustrer la version synthétique de l'option e de la dernière étape du 2d super-naturalisme, voici le « Nu descendant un escalier » peint en 1912 par Marcel Duchamp (1887-1968).

Cette fois, ce n'est pas l'espace matériel qui est décomposé en multiples facettes, comme dans le portrait de Kahnweiler, c'est la durée qui est décomposée en multiples instants séparés, chacun correspondant à une position différente de la matérialité du personnage. Si l'on constate ici que l'esprit prend son indépendance par rapport à cette matérialité, c'est parce qu'il se montre capable de retenir ensemble, dans une même vision, des moments différents de cette matérialité.

Le personnage est fait, puisqu'on le voit, mais il est aussi défait puisqu'il est largement schématisé par sa décomposition en surfaces plus ou moins sommaires. Ses différents états forment une suite continue de moments coupés les uns des autres : le fait/défait est donc spécialement enrichi par l'effet de continu/coupé en étapes.

L'effet de rassemblé/séparé va de soi puisque les différents moments séparés de la descente de l'escalier sont rassemblés dans une même vue. Dans le portrait de Kahnweiler, la fracture de l'espace était liée à un effet d'ouvert/fermé. Ici, c'est à nouveau cet effet qui enrichit celui de rassemblé/séparé, mais cette fois c'est la durée qui est éclatée en morceaux séparés, c'est le temps qui est ouvert, de telle sorte qu'on peut lire comme « à travers la durée d'un moment », lequel est encadré par les deux positions extrêmes du personnage, en haut et en bas de l'escalier, et donc dans une durée qui est également fermée par ces deux positions extrêmes.

Dans le cas de Kahnweiler, on pouvait considérer séparément l'existence d'un portrait du personnage et le traitement décomposé en facettes qu'en avait fait Picasso, ce qui impliquait alors une expression de type analytique, et la même chose valait pour le Paysage de Horta de Ebro et pour les personnages de l'Escalier de Léger.

Avec le Nu descendant un escalier de Duchamp, cette fois on ne peut pas considérer la présence du personnage sans lire qu'elle résulte du glissement, de l'une à l'autre, de ses multiples positions dans le temps, ce qui correspond fois à une expression de type synthétique.

 

Les schémas suivants résument les deux versions de l'option e, ils valent pour les quatre étapes du 2d super-naturalisme. La matière est symbolisée par des pointillés limités par une surface qui figure la netteté de la frontière qui sépare la matière et l'esprit. Dans le schéma correspondant à la version analytique cette surface est disloquée telle que le propose le peintre dans son tableau, mais la réalité de la matière se laisse encore deviner. Dans la version synthétique, la réalité de la matière n'est plus du tout apparente et on ne voit que sa réalité disloquée, et donc sa frontière disloquée telle que suggérée par le peintre.

Des flèches matérialisent le sens d'intervention fondamental de ces deux approches : il va depuis l'esprit vers la matière.

 

 


 


 

schémas de principe de la version analytique (à gauche) et synthétique (à droite) de l'option e, celle qui privilégie le rôle de l'esprit

 

 

Comme pour le 1er super-naturalisme, on envisage maintenant succinctement les trois étapes successives du 2d super-naturalisme dans son option e et la fracture progressive de la frontière entre matière et esprit qui a conduit jusqu'à la période cubiste.

 

 


Jean-Siméon Chardin (1699-1779) : Le Bocal d'abricots (1758 – détail)

Source de l'image :
https://commons.wikimedia.org
/wiki/File:Jean-Sim%C3%A9on_
Chardin_-_Jar_of_Apricots_-_
Google_Art_Project.jpg

 

 

Pour la 1e étape du 2d super-naturalisme, on commence avec Jean-Siméon Chardin (1699-1779) et son « Bocal d'Abricots » peint en 1758.

Autant, à propos de Watteau, on a pu dire que c'était les éclats lumineux des plis des vêtements qui tenaient le corps de ses personnages dans l'espace, autant pour Chardin on peut dire au contraire que c'est le velouté sombre de la surface des objets qui suggère leur volume et leur épaisseur dans l'espace. Il y a pourtant des éclats de lumière ici : la légèreté d'une vapeur blanche s'échappant de la tasse et le blanc crémeux de cette même tasse, un éclat de lumière atténué qui souligne l'arrondi goûteux du fruit orangé, l'éclat retenu des morceaux de pain, des miettes et de l'acier du couteau, une minuscule pointe de lumière sur l'extrémité du manche de la cuillère et le mat reflet qui illumine son dessous, la lumière douce posée sur le rebord arrondi du meuble, les brefs éclats blancs et comme humides qui soulignent les volumes des verres, du bocal, du tissu de son couvercle et des abricots qui surnagent à mi-hauteur, la fluorescence rouge clair qui donne sa profondeur au vin qui remplit le verre et au liquide où baignent les abricots, la pâle lumière qui éclaire la surface du bois de la boîte de fromage et celle du vague gris perle qui éclaircit le fond du mur autour de cette boîte. Le principe de cet art subtil est que la matérialité des objets est d'abord parfaitement présente du fait que l'esprit du peintre a su capter et rendre de façon convaincante la texture de leur surface, le sombre de leur profondeur et l'épaisseur de leur consistance, puis que, par-dessus le rendu de cette matière, l'esprit du peintre a ensuite sélectionné et mis en valeur avec parcimonie des éclats de lumière et des surfaces de lumière qui forment autant de points de contact, ou de surfaces de contact, entre la matérialité reconstituée des objets et l'attention de notre esprit.

 

 

 


Jean-Honoré Fragonard (1732-1806) : Jeune fille lisant (vers 1770-72 – détail)

Source de l'image : https://www.google.com/culturalinstitute/beta/asset/young-girl-reading/JgFJCH9wxBktkg

 

 

De la même étape, Jean-Honoré Fragonard (1732-1806) et sa « Jeune fille lisant » peint vers 1771.

Lui aussi utilise des trainées de lumière qui se répandent sur la surface de la peau de son personnage, mais il rend encore plus visible la touche avec laquelle son pinceau caresse cette surface et caresse ses cheveux, et il y ajoute des trainées de couleurs variées à ses trainées de lumière. Ces traînées bien visibles du pinceau, ce sont elles qui signalent les accents que l'esprit du peintre entend rajouter à la matérialité du personnage qu'il a dressée dans l'espace. Tout comme chez Chardin, il y a donc la matérialité se dressant dans l'espace et les accents que l'artiste porte sur ce volume et qui signalent, chez Chardin les points ou les surfaces de contact entre cette matière et l'attention de notre esprit, chez Fragonard le parcours des caresses de son pinceau que notre esprit suit des yeux. La prise d'autonomie entre l'esprit et la matière commence donc tout doucement, l'esprit du peintre se contentant d'abord de souligner sa capacité à sélectionner des accents de lumière à la surface des objets ou du corps des personnages, ou bien de choisir un parcours particulier pour caresser leur surface.

À cette première étape du 2d super-naturalisme, l'un des effets plastiques principaux est le relié/détaché. Chez Chardin, ce sont des accents de lumière qui se détachent visuellement tout en étant bien collés aux objets, et donc tout en étant bien reliés à eux. Chez Fragonard, du moins dans les tableaux qu'il a traités d'un pinceau rapide comme il en va dans la Jeune fille lisant, ce sont les traces de son pinceau qui forment une trame de fins tracés entrecroisés qui sont visuellement détachés les uns des autres et simultanément reliés les uns aux autres par leurs chevauchements ou par leurs croisements.

L'autre effet plastique essentiel est l'ouvert/fermé. La lumière qui irradie dans les zones lumineuses des toiles de Chardin correspond à cet effet puisqu'elle semble sortir des objets dont la surface est nécessairement fermée, et sortir aussi de la semi-pénombre ambiante qui les baigne. Chez Fragonard, il correspond au contraste entre le parcours toujours ouvert des tracés laissés par le pinceau du peintre puisque continué en tous sens, et d'autre part les volumes fermés que ces tracés génèrent du fait de leurs entrecroisements ou de leurs recouvrements.

Deux façons très différentes donc, chez Chardin et chez Fragonard, de produire les mêmes effets, comme immobiles chez Chardin et très dynamiques au contraire chez Fragonard. C'est que chaque fois ces effets principaux identiques se marient à des effets secondaires différents. Chez Chardin, l'ouvert/fermé s'enrichit d'homo-gène/hétérogène puisque, sur le fond homogène de la couleur des objets, des éclats de lumière apportent une note hétérogène. À moins que, comme dans le cas de la boîte de fromage, une surface homogènement claire n'ait une tonalité hétérogène à celle du fond homogènement gris duquel elle se détache visuellement. Quant au relié/détaché, c'est du rassemblé/séparé qu'il s'enrichit particulièrement, les accents lumineux étant comme collés aux objets tout en en étant comme séparés visuellement. Chez Fragonard, l'ouvert/fermé s'enrichit comme chez Chardin d'homogène/hétérogène, leur différence de style résultant principalement du fait que c'est l'effet de ça se suit/sans se suivre qui y est spécialement mis à contribution pour enrichir le relié/détaché : les traces du pinceau suivent scrupuleusement la surface des volumes qu'ils suggèrent, mais ils vont en tous sens et ne se suivent donc pas les uns les autres. Cet effet est l'un des effets principaux de l'étape suivante que l'on aborde maintenant.

 

 

 


Eugène Delacroix (1798-1863) : La Fiancée d'Abydos (1857 – détail)

Source de l'image : https://www.google.com/culturalinstitute/beta/asset/selim-and-zuleika/EQHtARFFM4VtuA

 

 

Pour correspondre à la 2e étape du 2d super-naturalisme, voici d'abord Eugène Delacroix (1798-1863) et un détail de sa « Fiancée d'Abydos » de 1857, une toile également dénommée « Selim et Zuleika ».

Chez Chardin et chez Fragonard l'esprit du peintre respectait le volume de la matière, il se contentait de souligner les éclats que générait la lumière à sa surface ou il la reconstituait à l'aide de touches rapides suivant fidèlement son volume. Avec Delacroix vient le moment d'une indépendance plus grande entre le volume de la matière représentée et les traces que l'esprit du peintre entend lui mettre en dialogue. Ainsi en va-t-il, par exemple, de la main droite de l'homme très vaguement suggérée et dont le volume n'est quasiment pas perceptible. Et que dire de la forme blanchâtre qui correspond au revers de sa manche ? Si nous ne comprenions pas, à la lecture de l'ensemble de la scène, qu'il y a là le volume d'une main et d'un revers de manche, pourrions-nous le deviner ? Même chose pour les avant-bras et les mains de la femme : une pâte épaisse d'un rosé trop égal signale la présence d'une surface, mais cette surface ne tourne pas dans l'espace pour générer des volumes bien lisibles. Quant aux trainées orangées qui correspondent au revers de sa manche gauche et quant aux plis du dessus de sa manche gauche violacée, elles ne suggèrent aucun volume et ne semblent là que pour le plaisir gourmand de leur coloris. Le visage de la femme est également empâté par une touche trop grossière qui masque les nuances de son volume mais qui nous régale du crémeux rosé de sa lumière trop égale et de son brutal contraste avec le sombre de ses arcades, le noir de ses yeux et le rose plus soutenu de ses lèvres.

 

 


 

Ci-dessus, Édouard Manet (1832-1883) : Le balcon (1868/1869 - détail)

Source de l'image : https://www.google.com/culturalinstitute/beta/asset/the-balcony/ggFK0UgXAd7OCA

 

À droite, Édouard Manet (1832-1883) : Stéphane Mallarmé (1876 - détail)

Source de l'image : https://www.google.com/culturalinstitute/beta/asset/st%C3%A9phane-mallarm%C3%A9/dQE80gCkrM68mA


Même imprécision du volume chez Édouard Manet (1832-1883) dans son tableau de 1876 représentant Stéphane Mallarmé. Les barbouillages colorés de son visage et de sa chevelure suggèrent correctement leur volume dans son ensemble tout en le massacrant dans ses détails. La façon dont sont rendus le genou du pantalon et les plis de sa veste est spécialement révélatrice : globalement, on reconstitue bien comment le genou s'avance au premier plan et comment le torse du poète se penche vers l'arrière, mais tout cela n'est rendu que par des touches larges qui dessinent chaque fois des plans rudement dressés dans l'espace et sans aucune transition de pli suggérée de l'un à l'autre. On n'en est pas encore aux plans secs se fracturant brutalement dans l'espace du portrait de Kahnweiller par Picasso, mais on s'en approche.

On peut aussi considérer le détail des mains de la femme accoudée sur le garde-corps du « Balcon », peint par Manet entre 1868 et 1869, et la façon dont la pâte rosée passe en continu d'une main à l'autre ou d'un doigt à l'autre : elle s'étire dans un espace normalement vide et elle nie ainsi la discontinuité réelle des volumes représentés.

 

 



 

Paul Cézanne (1839-1906) : Nature morte avec carafe, bouteille et fruits (1906 – détail)

Source de l'image : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:1906,_C%C3%A9zanne,_Still_Life_with_Carafe,_Bottle,_and_Fruit.jpg

 

Paul Cézanne (1839-1906) : Montagne Sainte-Victoire (1904-1906 – détail)

Source de l'image : https://fr.wikipedia.org/wiki/Paul_Cézanne

 

 

En un peu plus brutal dans ses procédés, Paul Cézanne (1839-1906). Comme Manet, il décompose la surface des volumes en plans parallèles entre eux, sèchement dressés dans l'espace et sans réelle continuité entre eux. Dans cette « Montagne Sainte-Victoire » dont on donne un détail, il utilise le fait que les bosquets d'arbres sont réellement décalés les uns derrière les autres pour justifier l'étagement dans la profondeur des plans verts qui se succèdent les uns au-dessus des autres, mais l’aplatissement de chacun de ces bosquets par quelques coups de pinceau parallèles est une façon de transformer le volume réel qu'ils ont dans l'espace en une représentation rabattue sur des plans sans épaisseur. Quant à l'incertitude du contour de la Sainte-Victoire, dont le tracé noir ne coïncide pas avec les modifications de couleur qui devraient séparer la matière du rocher du ciel au-dessus, elle est une autre façon, à l'image des mains de la femme au balcon de Manet, de proposer un flottement entre la matérialité évoquée et le volume réellement suggéré sur la toile. Dans la nature-morte réalisée à l'aquarelle en 1906, « avec carafe, bouteille et fruits », l'incertitude sur le volume matériel est encore plus présente et peut même être considérée comme le véritable sujet du tableau : de tous ces contours esquissés pour la carafe, lequel est le bon ? Même chose pour la bouteille, pour le verre, et pour chacune des pommes représentées.

Une observation doit cependant être faite : les mains de la femme au balcon de Manet correspondent à une expression analytique car on peut séparer par l'imagination le volume réellement occupé dans l'espace par ses mains et, d'autre part, les coulures de peinture qui tendent à brouiller les limites de ce volume en amalgamant en continuité des parties qui devraient être vues clairement séparées. Chez Cézanne par contre, l'imprécision des contours est une expression synthétique du même traitement, car on ne sait pas lequel est le « bon » contour, c'est-à-dire celui qui est fidèle à la matérialité représentée. Cézanne fait en sorte que notre esprit ressente que la frontière de cette matière est comme flottante, non rigidement fixée, mais sans jamais nous dire à quel endroit elle est réellement. Pour sa part, Manet fait en sorte que notre esprit ressente que cette frontière, bien que située à un endroit que l'on peut déterminer avec certitude, est remise en cause par des écoulements de matière dont on comprend bien qu'ils n'existent pas dans la réalité.

 

Delacroix, Manet et Cézanne relèvent de la même étape ontologique, et chez tous les trois on a vu un découplage s'amorcer entre le volume réel de la matière suggérée et le volume réellement figuré par l'esprit du peintre. À cette étape, les deux effets plastiques principaux sont l'un/multiple et le ça se suit/sans se suivre.

Concernant ce deuxième effet, on a vu chez les trois peintres comment le volume réellement figuré suivait le volume réel suggéré mais sans le suivre fidèlement afin de s'en démarquer quelque peu.

L'un/multiple, chez Delacroix c'est le chatoiement des multiples couleurs et les multiples morceaux séparés colorés d'une même façon qui s'en chargent, ce qui signale que cet effet s'enrichit spécialement de rassemblé/séparé. Chez Manet, c'est davantage la décomposition d'un même volume en de multiples aplats homogènes de couleurs brutalement différentes mais en nombre réduit, ce qui signale cette fois un enrichissement par de l'homogène/hétérogène. Ainsi, la tête de Mallarmé est rendue avec un rose clair étalé sur le front et le menton, des aplats rose plus foncé pour faire les joues et l'arête du nez, des surfaces rose très sombre pour suggérer le volume du nez et celui de la tempe, un barbouillis brun clair pour suggérer la moustache, et enfin une surface noire avec des frottis de brun foncé pour faire la chevelure et les sourcils. Dans la Sainte-Victoire de Cézanne l'un/multiple est bien lisible dans la décomposition de l’étendue en multiples « grappes » aux coloris variés, puis dans la décomposition de chacune de ces mêmes grappes en multiples touches parallèles séparées. Dans sa nature-morte, les multiples profils concurrents d'une même carafe sont également un bon exemple d'un/multiple, d'autant que chacun de ces profils est fait lui-même du rassemblement de multiples traits séparés les uns des autres. Dans les deux cas, c'est donc particulièrement l'effet de rassemblé/séparé qui enrichit celui d'un/multiple.

 

 

 


Claude Monet : La Manneporte près d'Étretat (1886 – détail)

Source de l'image : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Claude_Monet_-_The_Manneporte_near_%C3%89tretat.jpg?uselang=fr

 

 

À la 3e étape du 2d super-naturalisme, maintenant que la matière et l'esprit ont commencé à se décoller l'un de l'autre, à se découpler, et avant que leur frontière ne se fracture complètement, il reste encore à l’amollir ou, si l'on veut, à la fragiliser. Claude Monet (1840-1926) est de ceux qui représentent le mieux cette étape.

Ainsi que cela apparaît sur cette peinture de 1886 de la falaise d'Étretat, un procédé souvent utilisé par Monet consiste à faire se chevaucher plusieurs trames de touches colorées différemment. Ici, le calcaire du pied de l'arche est principalement rendu par la combinaison d'une trame rose avec une trame brune, une trame blanchâtre, une trame mauve et une trame beige. Quant à la mer, elle est faite d'une trame de touches vertes s'interpénétrant avec une trame de touches bleues, une trame de touches roses et une trame de touches blanches. Avec, bien entendu, des nuances entre les diverses parties de chacune de ces trames.

 

 

Claude Monet (1840-1926) : Les Nymphéas (vers 1907 – détail)

Source de l'image : L'impressionnisme (2e volume), par Jean Leymarie – éditions SKIRA (1955)


 

 

Près de vingt ans plus tard, c'est un procédé similaire de combinaison de trames qu'il utilise pour ses nymphéas. Les trames, toutefois, n'y sont pas toujours faites de simples amples touches de peinture et peuvent aussi y correspondre à des trainées de couleur plus ou moins longues : une trame d'arcs jaunes, une trame d'ondulations bleues, une trame de spirales vert clair, une trame d'ondulations mauve foncé, une trame de pétales blancs au cœur jaune, le tout croisé avec une trame assez verticale de trainées vertes, bleues, ou marron. Chaque fois, le principe est que, pour lire la surface de la matière représentée, notre esprit doit intégrer cette fragmentation de sa surface en textures autonomes les unes des autres et s'imbriquant les unes dans les autres.

Cette surface est bien présente puisque l'esprit peut la recomposer en combinant visuellement ses multiples ingrédients, mais sa compacité est toujours en suspens puisque chacune des trames qui la composent est fragmentée en parties écartées les unes des autres. Dans le cas des nymphéas on doit même combiner visuellement la trame horizontale que forment les feuilles et les fleurs avec la trame verticale des reflets de l'eau qui suggère sa profondeur, ce qui nous oblige à combiner une profondeur liquide verticale avec une étendue végétale horizontale discontinue.

Une telle surface discontinue constamment trouée par un effet de profondeur, voilà qui correspond bien à une surface matérielle fragilisée quant à sa compacité et quant à sa continuité par l'intervention de l'esprit du peintre, et voilà qui justifie que le thème de l'eau et de ses reflets ait été si présent dans l'oeuvre de Monet.

 

 


À gauche, Georges Seurat (1859-1891) : Poseuse de dos (1887)

Source de l'image : https://www.musee-orsay.fr/fr/oeuvres/poseuse-de-dos-537

 

À droite, Vincent van Gogh (1853-1890) :

La Nuit étoilée (1889 – détail)

Source de l'image :
https://artsandculture.google.com
/story/egVRmbCQ5tyrVA


 

 

Une décomposition de la surface en multiples trames, chacune de couleur différente, c'est bien entendu chez Georges Seurat (1859-1891) qu'on la trouve de la façon la plus systématique. Ainsi dans cette « Poseuse de dos » qui date de 1887 : vue de près, la matérialité de la peau de la femme ou celle des murs de la pièce disparaît car ce n'est qu'en ayant suffisamment de recul qu'elle se reconstitue dans notre vision.

Aux touches pointillistes multicolores de Seurat, qu'il n'a que rarement utilisées, Vincent van Gogh a souvent préféré la décomposition des surfaces en tirets allongés imbriqués selon deux couleurs de trame seulement, tels que ceux qu'il a utilisés dans sa « Nuit étoilée » de 1889. Dans cette solution, du fait notamment de la force des contrastes utilisés, la surface ne peut pas sembler se dissoudre visuellement, au contraire elle est toujours très présente, mais c'est le violent fractionnement de sa texture mettant en cause sa continuité qui se démarque ici complètement de l'aspect uniformément lisse sous lequel on perçoit usuellement la continuité de la voûte céleste. On peut décrire cet effet en disant qu'il consiste en une aggravation de la décomposition des surfaces que l'on a observée dans la Sainte-Victoire de Cézanne, d'un durcissement de son fractionnement.

À cette étape, les effets plastiques principaux sont le regroupement réussi/raté et l'homogène/hétéro-gène. Dans tous les exemples que l'on a donnés, le premier effet est obtenu par la recombinaison réussie, dans notre vision, des différentes trames utilisées, mais ces trames gardent chacune une autonomie qui permet de les percevoir distinctement, ce qui implique que leur regroupement est également raté. Le second est obtenu par les trames ou les textures qui sont individuellement homogènes mais qui se font mutuellement des contrastes hétérogènes, lesquels produisent d'ailleurs à plus grande échelle un effet d'homogène du fait de leur systématisme.

Chez Van Gogh par exemple, une trame homogène de tirets d'un blanc homogène va faire contraste avec une trame homogène de tirets d'un bleu homogène qui lui est hétérogène par sa couleur, et cette disposition est reprise de façon homogène sur une grande surface. Ou bien, sur un fond bleu ciel homogène, ce sont des tirets bleus foncés qui ajoutent une trame qui est hétérogène à ce fond par sa couleur, et qui est aussi hétérogène en elle-même puisque sa texture n'est pas continue.

 

Pour ne pas alourdir l'analyse, on s'abstiendra, pour cette étape et pour les suivantes, d'envisager les effets qui enrichissent les effets principaux.

 

 

L'étape ontologique suivante, la 4e du 2d super-naturalisme, nous ramène à Pablo Picasso et au fractionnement violent de la surface matérielle que l'on trouve dans son portrait de Kahnweiler.

 

On peut donc résumer maintenant l'ensemble de l'évolution qui y mène. Dans un premier temps on a vu l'esprit du peintre souligner des éclats de lumière à la surface de la matière avec Chardin, ou proposer des parcours de frottement privilégiés sur sa surface avec Fragonard. Dans un deuxième temps, avec Delacroix, Manet et Cézanne, on a vu l'esprit du peintre proposer de décoller la surface matérielle de sa position réelle, ou proposer de déformer son contour réel. Dans un troisième temps, avec Monet, Seurat et Van Gogh, on a vu l'esprit du peintre mettre à mal la continuité de la surface de la matière, principalement en la fractionnant dans le détail au moyen de trames hétérogènes entre elles. Pour finir, à l'étape de Picasso et de Léger, la surface matérielle avait été suffisamment affaiblie par les étapes précédentes pour que l'esprit des artistes puisse porter l'estocade finale à sa continuité et la fractionner en plans ou en volumes radicalement tranchés les uns des autres, voire complètement désarticulés entre eux. Dès lors, puisque l'esprit ne ressent plus que la surface de la matière est nécessairement ferme, stable et continue, il doit abandonner son adhérence à la matière sur laquelle il s'appuyait jusqu'ici pour se définir par contraste, et ce faisant il gagne son indépendance vis-à-vis de la matière bien qu'il lui reste accroché,  ce qui signifie que la maturité de la phase ontologique en cours est désormais suffisante pour passer à la phase suivante.

Au passage, on a vu la nécessité d'attribuer des étapes ontologiques différentes à des peintres, tels que Manet, Cézanne, Monet, Seurat et Van Gogh qui étaient de parfaits contemporains et qui ont même, bien souvent, travaillé ensemble, au point qu'ils sont souvent présentés par les historiens de l'art comme formant plus ou moins une même école. La même chose vaudra pour l'architecture où, par exemple, il faudra séparer deux étapes ontologiques successives chez les architectes habituellement rassemblés dans le courant de « l'art nouveau ». C'est que la succession des étapes s'est accélérée au fil de l'histoire. Quand les premières, à l'époque préhistorique, embrassaient chacune plusieurs millénaires, elles ne correspondaient plus qu'à quelques siècles chacune aux périodes antiques, puis à un siècle ou moins au Moyen Âge et par la suite. Au XIXe siècle, le rythme s'accélère au point que des contemporains relèvent donc de deux étapes différentes, et cela s’accélérera encore puisque, comme on le verra dans les chapitres suivants, au début du XXIe siècle des artistes contemporains relèvent d'une vingtaine d'étapes successives. Bien entendu, certains de ces artistes sont très âgés tandis que d'autres sont encore jeunes.

 

 

Avec Picasso, Léger et Duchamp, on a succinctement abordé la version analytique et la version synthétique de l'option e de la dernière étape du 2d super-naturalisme. Nous en venons maintenant à la version analytique de son option M.

 

 


Pablo Picasso : Deux femmes nues sur la plage (1937)

Source de l'image: http://www.artslife.com/2017/08/31/picasso-sulla-spiaggia-venezia-mostra-pablo-la-svolta-del-1937/

 

 

Suggérer que la matière se décolle ou se détache de l'esprit, cela peut se faire en montrant qu'elle est capable de fonder un monde dans lequel la matière a sa propre logique, une logique qui est la plus étrangère possible au monde normalement pensé par l'esprit humain. Pour le peintre, cela revient à proposer des arrangements monstrueux, des déformations excessives ou des combinaisons impossibles de matières, c'est-à-dire normalement impensables pour l'esprit.

Les « Deux femmes nues sur la plage » de Picasso sont un bon exemple d'arrangement monstrueux de matière humaine générant des créatures étrangères à ce que l'esprit reconnaît usuellement comme un être humain. Ces femmes sont complètement « défaites », si l'on se réfère à la forme normale d'une femme, mais elles sont parfaitement « faites » en même temps, si l'on se réfère à la logique puissante bien que bizarre de la configuration et de la combinaison de leurs membres. Cet effet de fait/défait est spécialement enrichi par l'effet de synchronisé/incommensurable, car il est impossible de rapporter la forme de ces créatures à celle de vraies femmes tandis que nous ressentons pourtant que l'idée de femme est synchronisée avec la lecture de ces formes. Chacun des membres des deux personnages semble autonome quant à son style ou quant à sa disposition (par exemple, dans le cas de celle de droite, des jambes cubiques, des bras cylindriques, un cou conique et une tête presque complètement coupée de ce cou), ce qui les faits « séparés », tandis que leur groupement sur un même corps les rend également « rassemblés ». Cet effet de rassemblé/séparé est spécialement enrichi ici par celui d'homogène/hétérogène, car c'est l'homogénéité globale de l'aspect de chacune des formes et du graphisme utilisé qui nous permet de les lire en tant qu'entité cohérente malgré l'hétérogénéité de leur aspect à celui de l'aspect de personnes réelles.

 

 


Pablo Picasso : Portrait de Dora Maar (1937 – détail)

Source de l'image : https://www.museepicassoparis.fr/fr/portrait-de-dora-maar

 

 

Après cet exemple d'arrangements monstrueux, un exemple de combinaisons impossibles comme Picasso en a beaucoup proposées, ce portrait de Dora Maar qui date de 1937 : un œil vu de face, l'autre vu de droite mais monté sur un profil vu de gauche, des narines vues de face montées sur un nez vu de profil, et des doigts qui s'échelonnent sur la main comme s'il s'agissait de feuilles successives le long d'une tige de plante.

Là encore, la femme représentée est faite/défaite et les différentes parties de son visage et de sa main sont rassemblées/séparées puisque, pour ce qui concerne son visage elles sont montées ensemble mais séparées par des angles de vision qui sont incompatibles, et pour ce qui concerne les doigts de la main ils s'implantent isolément les uns sur les autres. Pour la même raison que dans le tableau précédent l'effet de fait/défait est également enrichi par celui de synchronisé/incommensurable, mais l'effet de rassemblé/-séparé est cette fois particulièrement enrichi par celui de ça se suit/sans se suivre du fait que les formes qui se suivent sur le portrait ne se suivent pas ainsi dans la réalité.

Ce type d'expression est analytique, car nous pouvons bien faire la différence entre le personnage réel qui a servi de référence au peintre et la créature impossible qu'il a fabriquée pour suggérer ce que peut être une logique de combinaison de matières qui ne doit rien ou presque à la logique de l'esprit. En fait, qui doit seulement à l'esprit le minimum utile pour que l'on reconnaisse de quoi il s'agit, car il ne s'agit pas ici d'une pure combinaison plastique qui relèverait de l'art abstrait, mais d'une combinaison de formes qui rappelle à l'esprit la façon dont il comprend habituellement les arrangements de matière, et cela pour que l'esprit comprenne que cette combinaison échappe à sa logique habituelle et que la matière peut donc avoir une autonomie d'organisation.

 

Le croquis suivant schématise cette version analytique de l'option M, il vaut pour les quatre étapes du 2d super-naturalisme : la matière y est symbolisée par des pointillés limités par un mur construit d'une façon que l'esprit peut trouver illogique d'un point de vue constructif. La flèche principale matérialise le sens d'intervention fondamentale de cette approche : il va depuis la matière vers l'esprit. Une flèche en pointillé rappelle toutefois que c'est un esprit, celui du peintre, qui suggère cette construction insolite de matière.

 

 


 

schéma de principe de la version analytique de l'option M, celle qui privilégie le rôle de la matière : la matière se présente à l'esprit dans une configuration qui semble étrangère à la logique de l'esprit, et donc relever principalement d'une logique autonome propre à la matière

 

Nous allons maintenant faire une entorse à la régularité de la présentation des options propres à la dernière étape du 2d super-naturalisme afin de donner un aperçu de ce que fut l'étape antérieure de l'option M, la 3e donc, dans sa version analytique. Il ne serait pas normal, en effet, dans le cadre de cet essai qui balaie largement l'histoire de l'art, de ne pas évoquer un minimum Henri Matisse (1869-1954). Bien qu'ils se soient souvent confrontés, Matisse et Picasso ne correspondaient pas à la même étape puisque Matisse relevait de l'étape précédant celle de Picasso. On a envisagé cette étape dans le cadre de l'option e, mais on n'y a pas cité Matisse qui, s'il a bien occasionnellement utilisé des techniques pointillistes qui se rapprochent de l'usage qu'en a fait Seurat, quoique dans une expression plus libre, il a surtout creusé le sillon de l'option M qui privilégie le point de vue de la matière, et donc les anomalies qui peuvent suggérer son indépendance par rapport aux conceptions de l'esprit.

Tout spécialement, dans ce but il a utilisé le chevauchement, dans maints tableaux, d'une vue en deux dimensions (2 D) et d'une vue en trois dimensions (3 D), comme si le même espace matériel pouvait réellement être à la fois en 2 D et en 3 D, ce qui, on en conviendra, correspond en principe à une anomalie pour un esprit humain.

 

 


Henri Matisse : L’Atelier rouge (1911)

Source de l'image : http://art.moderne.utl13.fr/2013/11/cours-du-18-novembre-2013/

 

 

Ainsi, dans son « Atelier rouge » de 1911 ([2]), on peut se laisser aller à parcourir des yeux l'ensemble de l'étendue rouge qui ne montre aucune ombre portée et très peu de différence de teinte entre les surfaces horizontales et la surface verticale des murs. Dans cette lecture, toute la profondeur de l'espace et tout le volume des objets sont comme rabattus sur la surface rouge qui occupe l'ensemble du tableau, mais on peut aussi porter attention aux tracés orangés qui eux dessinent correctement en perspective et dans la profondeur de l'espace, la table, la chaise, et les autres objets. Deux lectures alternatives sont donc possibles, soit la matière de la pièce et des objets qui l'occupent n'ont pas de profondeur et sont aussi minces qu'une feuille de papier, soit ils s'échelonnent dans la profondeur d'un espace 3 D.

La comparaison avec les déformations opérées par Picasso dans le portrait de Dora Maar est significative : fondamentalement, il est tout aussi « monstrueux » que l'espace d'une pièce soit à la fois profond et sans profondeur ou qu'un personnage ait les deux yeux du même côté du visage, mais, dans le cas du tableau de Matisse, notre perception passe librement de la lecture 2 D à la lecture 3 D ou inversement, ce qui « soulage » l'anomalie en la décomposant en deux temps de perception, tandis que par différence aucune lecture ne permet d'échapper à la perception de l'anomalie des deux yeux du même côté du visage du tableau de Picasso, ce qui pour notre perception correspond donc à une anomalie plus violente. Cette différence de violence correspond au cran maturité intervenu entre l'étape de Matisse et celle de Picasso, seule la « monstruosité » de l'organisation de la matière proposée par Picasso atteignant le point d'irréversibilité qui permet de ressentir que la matière a acquis une logique propre et complètement autonome de la logique admise par un esprit humain. Passé ce point, on pourra passer à une nouvelle phase ontologique puisque l'esprit et la matière auront trouvé le moyen de se décoller l'un de l'autre tout en étant toujours liés l'un à l'autre.

Indépendamment du cran de violence qui reste « en deçà » dans le tableau de Matisse, on peut noter que les effets plastiques que l'on y trouve relèvent également de l'étape antérieure à celle de Picasso. Comme on l'avait vu avec les exemples de Monet, de Seurat et de Van Gogh, les effets principaux à cette étape sont celui de regroupement réussi/raté et celui d'homogène/hétérogène. En effet, et sans épuiser tous les aspects de l'Atelier rouge qui en relèvent, on peut noter que le regroupement de son espace dans un seul plan rouge est réussi, mais qu'il est également raté dès lors que la lecture du dessin en perspective fait échouer ce regroupement. Et on peut constater que si une couleur rouge homogène se répand bien sur toutes les surfaces, la lecture que nous en faisons grâce au dessin du contour des objets permet de les différencier, de considérer qu'il s'agit ici de la surface d'une table, là de l'ossature d'une chaise, ailleurs encore de la façade d'une horloge, etc., ce qui revient à introduire autant d'hétérogénéités que d'objets à l'intérieur de cette homogénéité rouge.

 

 

Après cet aparté sur Matisse, on revient à l'étape de Picasso pour envisager, maintenant, la version synthétique de l'option M. Dans cette version, la disposition matérielle semble se présenter directement à l'esprit du peintre dans une configuration favorable à l'expression des effets de fait/défait et de rassemblé/séparé, et cela sans même que l'esprit du peintre n'ait eu besoin de l'arranger d'une façon quelconque pour la représenter.

Le croquis suivant schématise cette version synthétique, il vaut pour les quatre étapes du 2d super-naturalisme : la matière y est symbolisée par des pointillés limités par une frontière qui semble spontanément, et donc en toute autonomie, organisée pour se faire voir par l'esprit comme formant des alcôves qui sont mutuellement rassemblées/séparées et dont l'effet de creux se fait/défait en passant de l'une à l'autre. La flèche principale matérialise le sens d'intervention fondamentale de cette approche : il va depuis la matière vers l'esprit. Une flèche en pointillé rappelle toutefois que c'est un esprit, celui du peintre, qui a retenu pour son oeuvre cette configuration de matière.

 

 


 

schéma de principe de la version synthétique de l'option M, celle qui privilégie le rôle de la matière : la matière se présente spontanément, et donc en toute autonomie, dans une configuration qui la fait apparaître comme « faite/défaite » et en « rassemblé/séparé »

 

 

 


Pablo Picasso : L’Étreinte (1903)

Source : http://www.musee-orangerie.fr/en/node/263

 

 

Pour souligner combien les diverses versions et options éclairent la diversité des expressions à la disposition d'un artiste, c'est à nouveau Picasso qui va nous donner un exemple de cette version. Son pastel de 1903 intitulé « L'Étreinte » date de sa « période bleue ». Des personnages nus ne sont pas nécessairement pauvres, mais ici, par le choix de couleurs froides et par un traitement très sec des corps, c'est une impression de misère et de dénuement qui se dégage. Ces corps qui semblent maltraités par la vie sont parfaitement « faits » puisqu'ils sont bien présents, mais ils sont aussi comme « défaits » en tant qu'ils ne sont pas mis en valeur mais comme maltraités, figurés ternes. Et puisqu'ils semblent maltraités par la vie cela ne semble donc pas une volonté du peintre de les maltraiter dans son pastel mais seulement correspondre à un rendu fidèle de leur matérialité, et donc à un pur effet de matière. Enlacés, et donc rassemblés par le haut, les deux personnages sont séparés par en bas : là encore, l'esprit du peintre ne semble pas être intervenu pour produire cet effet de rassemblé/séparé qui ne semble que la transcription fidèle de la matérialité de corps supposés fidèlement retranscrits par le peintre.

Dans cette peinture, l'effet de fait/défait est enrichi par celui de lié/indépendant qui permet que, tout en étant liée à l'aspect réel de deux humains leur représentation en soit un peu différente, et donc quelque peu indépendante, et l'effet de rassemblé/séparé est enrichi par celui d'homogène/hétéro-gène qui correspond à l'utilisation du contraste hétérogène de trois tonalités principales chacune homogène, l'une bleue, l'autre rose, et de la grisaille pour rendre les ombres.

 

 

IMAGE ÉVOQUÉE : Fernand Léger, Les constructeurs, état définitif (1950)

Elle est en principe accessible à l'adresse http://histart.over-blog.com/2017/11/les-constructeurs-de-fernand-leger.html

Sinon, faites une recherche sur un moteur de recherche de votre choix avec la requête : Fernand Léger Les constructeurs état définitif 1950

 

Autre exemple d'expression synthétique de l'option M, « Les Constructeurs », peint en 1950 par Fernand Léger (1881-1955).

Dans son ensemble, cette œuvre propose un contraste entre des formes droites, rigides, peintes de couleurs uniformes, et des formes souples ou ondulantes remplies de motifs ombrés suggérant des reliefs ou des bosses plus ou moins accentuées. Ce contraste ne semble résulter que de l'aspect naturel des matières représentées : les poutraisons, les échelles et les planches semblent comme naturellement droites, rigides et de couleur uniforme, au point même que l'on peut oublier que leurs ombres n'ont pas été représentées, tandis que c'est tout naturellement que les personnages sont dotés de volumes et de muscles formant reliefs, et c'est tout naturellement que le cordage est souple et décomposé en multiples bosses, et c'est tout naturellement aussi que les nuages se décomposent en multiples bosses et excroissances de volumes.

Si l'on peut dire que la forme droite et la couleur monochrome sont faites sur une partie des formes, on peut donc aussi dire qu'elles sont défaites sur les autres. Cet effet de fait/défait est enrichi par celui de lié/indépendant qui permet que deux registres de formes aussi autonomes puissent être ressentis comme liés l'un à l'autre et de manière cohérente dans une même représentation. Les divers volumes suggérés au moyen d'ombres sont séparés les uns des autres, mais ils sont rassemblés dans une même forme de nuage ou à l'intérieur du corps d'un même personnage. Cet effet de rassemblé/séparé est ici enrichi par celui d'homogène/hétérogène, car il est obtenu au moyen de la répétition homogène d'un même effet d'ombres contrastant de façon hétérogène avec les parties bien éclairées qui sont séparées par ces ombres. Quant aux poutraisons, aux échelles et aux planches séparées les unes des autres, elles se rassemblent dans notre vision par leurs couleurs homogènes qui se répondent d'un bout à l'autre du tableau, tandis que la violence de ces couleurs fait un effet d'hétérogénéité qui permet de dire que c'est également l'homogène/hétérogène qui enrichit l'effet de rassemblé/séparé qu'elles produisent.

 

 

On en vient à l'option M/e, d'abord dans son expression analytique. Cette option a pour fonction de faire apparaître séparément la matière et l'esprit, cela au moyen de procédés les plus autonomes qu'il soit possible et en les confrontant à égalité. Son expression analytique implique que l'on puisse bien séparer ces deux procédés.

 

IMAGE ÉVOQUÉE : Georges Braque, La Guitare (1912 – détail)

Elle est en principe accessible à l'adresse http://braque.guggenheim-bilbao.eus/fr/obras/papiers-colles.html

Sinon, faites une recherche sur un moteur de recherche de votre choix avec la requête : Georges Braque La Guitare 1912

 

Les papiers collés de Georges Braque (1882-1963) correspondent parfaitement à ce principe puisqu'ils combinent des dessins au fusain qui sont certainement des représentations dues à l'esprit du peintre avec des morceaux de papier qui sont par eux-mêmes de purs matériaux, et qui sont d'ailleurs très souvent des découpes de papiers peints évoquant du bois en trompe-l’œil. Ainsi, ce collage intitulé « La Guitare » qui date de 1912 : il utilise un papier faux bois qui évoque un pur effet de matière, et il le combine avec un dessin de guitare et d'autres objets dont le traitement en noir et blanc au fusain fait un contraste bien net avec le morceau de boiserie utilisé.

Ce dessin au fusain, parce qu'il évoque seulement les objets au moyen d'un tracé, et parce que l'aspect réel de ces objets y est déformé, brisé, transfiguré par la volonté de l'artiste, correspond certainement à un effet de l'esprit qui vient en contraste avec le pur effet de matière produit par le faux bois.

Ces deux expressions, celle au fusain en noir et blanc et celle en faux bois coloré, sont clairement « rassemblées bien qu'en même temps séparées par leurs aspects différents », et l'effet de couleur qui est fait par l'une est complètement défait par la seconde. Cet effet de fait/défait est enrichi par celui de lié/indépendant qui permet que les deux types de représentation nous semblent former un ensemble cohérent malgré l'indépendance de leurs apparences, et l'effet de rassemblé/séparé est enrichi par celui de ça se suit/sans ce suivre qui permet que les deux types de volumes soient lus en continuité dans un même plan, celui de l’œuvre, tout en étant coupés l'un de l'autre par leur différence d'aspect.

 

 

IMAGE ÉVOQUÉE : Fernand Léger, Deux femmes tenant des fleurs (1954)

Elle est en principe accessible à l'adresse http://www.artaujourdhui.info/a5642-fernand-leger-paris-new-york.html

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Le tableau de 1954 de Fernand Léger, « Deux femmes tenant des fleurs » propose un autre moyen pour faire jouer violemment et visiblement le contraste entre un effet de matière et un effet de l'esprit aux expressions très autonomes. La matière est ici celle du corps des deux femmes et celle des fleurs qu'elles tiennent en main, tandis que les aplats de couleur ne correspondent à aucune matière représentée et n'apparaissent que comme des « caprices » de l'esprit du peintre. Ces aplats de couleur qui se répandent sur les personnages sans respecter leurs contours défont leurs représentations puisqu'elles sont rendues difficiles à lire, mais sans empêcher toutefois qu'elles restent suffisamment bien faites pour qu'on puisse toujours les déchiffrer. Et là encore ces deux expressions sont à la fois rassemblées et séparées. L'effet de fait/défait est enrichi par celui de continu/coupé qui permet que les aplats colorés continus coupent le dessin des personnages et que leurs corps puissent être lus continus malgré les coupures que leur infligent les aplats colorés. C'est l'effet d'homogène/hétérogène qui enrichit celui de rassemblé/séparé : il permet de bien lire le contraste entre, d'une part les formes des personnages réalisées au moyen d'un contour noir homogène et ombrées par l'hétérogénéité de quelques reliefs grisés, d'autre part les aplats de couleurs homogènes qui font entre eux des contrastes de couleurs mutuellement hétérogènes. Et qui font aussi globalement un effet de couleur qui tranche de façon hétérogène avec le blanc homogène des personnages et du fond de la peinture.

 

Ce croquis schématise cette version analytique de l'option M/e, il vaut pour les quatre étapes du 2d super-naturalisme : la matière y est symbolisée par des groupes de pointillés et l'esprit par des ronds qui sont des figures géométriques caractéristiques de formes inventées par l'esprit humain. Les évocations autonomes des faits matière et celles de l'esprit se répartissent cote à cote, bien distinctes et bien séparées.

 

 


 

schéma de principe de la version analytique de l'option M/e, celle qui traite à égalité la matière et l'esprit : la matière et l'esprit s'expriment côte à côte et par des procédés autonomes qui valorisent séparément leurs particularités

 

 

Dans la version synthétique de l'option M/e, la matière et l'esprit font également valoir leurs autonomies respectives mais ne sont pas séparés sur des formes distinctes. Puisque ce sont les mêmes formes qui portent les deux notions, ce ne sont pas ces formes elles-mêmes mais l'autonomie de leurs divers aspects qui fait valoir l'autonomie des deux notions.

 

 


Piet Mondrian : Composition II en rouge, bleu et jaune (1930)

Source : https://www.wikiwand.com/fr/Composition_II_en_rouge,_bleu_et_jaune

 

 

Ainsi, dans la « Combinaison II en rouge, bleu et noir » peinte par Piet Mondrian (1872-1944), on ne peut séparer la couleur rouge de la forme carrée qu'elle recouvre, ni la couleur bleue, la couleur jaune ou la couleur blanche des formes rectangulaires qu'elles occupent, et on ne peut pas séparer non plus la couleur noire des traits qu'elle dessine. Mais si les couleurs et les formes qu'elles remplissent ou qu'elles tracent ne peuvent être séparées, elles n'en correspondent pas moins à des aspects qui sont autonomes l'un de l'autre : la couleur est ici à prendre à la lettre comme étant de la peinture, c'est-à-dire une matière colorée, une surface chargée de pigments matériels qui émettent un effet coloré matériel puisque perceptible, tandis que l'aspect strictement orthogonal des formes occupées par cette matière colorée signe l'intervention géométrique caractéristique d'un esprit humain.

Les surfaces colorées en rouge, bleu, jaune et blanc sont simultanément rassemblées et séparées les unes des autres par les tracés noirs tandis que l'effet de couleur fait par certains aplats est défait par le traitement en noir et blanc des autres parties. L'effet de fait/défait est enrichi par celui de lié/indépendant qui permet que les aplats aux couleurs bien indépendantes les unes des autres soient perçus liés les uns aux autres par les tracés noirs, et l'effet de rassemblé/séparé est enrichi par celui d'homogène/hétérogène qui s'appuie sur le net contraste hétérogène de couleurs qui sont individuellement parfaitement homogènes.

Au passage, on peut regretter la qualification habituelle « d'art abstrait » pour de telles peintures, car c'est au contraire des peintures absolument concrètes puisque c'est la stricte matérialité de ses pigments et de l'effet coloré qu'ils occasionnent qui y est utilisée. Ses effets ne se sont pas « abstraits » d'une quelconque intention de représentation, ils n'ont simplement rien à voir avec une telle intention.

 

 

IMAGE ÉVOQUÉE : Marcel Duchamp, Fontaine - signé « R. Mutt » (1917) – photographie d'Alfred Stieglitz de l'original

Elle est en principe accessible à l'adresse https://www.wikiwand.com/fr/Fontaine_(Duchamp)

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D'une tout autre manière pour correspondre à la même version synthétique de l'option M/e, on peut donner l'exemple des ready-mades de Marcel Duchamp (1887-1968), en particulier celui de sa célèbre « Fontaine » de 1917 trop souvent improprement appelée « urinoir ».

Certes, en tant que matière, c'est véritablement un urinoir qui a été utilisé par Duchamp, mais Duchamp ne s'est pas contenté de présenter un urinoir, il l'a retourné pour qu'il semble correspondre à une forme de fontaine, son tuyau d'alimentation servant alors de bec déversoir comme il en va dans une fontaine. Là encore, on ne peut séparer le matériau brut utilisé par Duchamp de l'usage détourné qu'en a fait son esprit, mais l'urinoir matériel et l'idée de fontaine n'en sont pas moins deux aspects de cette oeuvre bien autonomes l'un de l'autre.

Pour « faire » sa fontaine, Duchamp a « défait » la disposition de l'urinoir dans l'espace et son usage. Cet effet de fait/défait est spécialement enrichi par celui de synchronisé/incommensurable qui permet de synchroniser sur un même objet des fonctions aussi étrangères l'une pour l'autre que celle d'une fontaine et celle d'un urinoir.

Ces deux fonctions, bien que complètement « séparées » par nature l'une de l'autre, sont « rassemblées » sur le même objet. Cet effet de rassemblé/séparé est cette fois spécialement enrichi par celui d'homogène/hétérogène qui nous permet d'admettre que des formes tellement homogènes entre elles qu'il suffit de retourner l'une pour avoir l'autre puissent avoir, malgré cela, des fonctions complètement hétérogènes l'une pour l'autre.

 

Le croquis suivant schématise la version synthétique de l'option M/e, il vaut pour les quatre étapes du 2d super-naturalisme : la matière y est symbolisée par des pointillés, la forme en croix orthogonale donnée à la surface occupée par des pointillés signale qu'un esprit humain sensible à la géométrie a mis en forme cette matière. Matière et esprit sont ainsi indissociables, tout en correspondant à des aspects bien autonomes de cette forme.

 

 


 

schéma de principe de la version synthétique de l'option M/e, celle qui traite à égalité la matière et l'esprit : la surface occupée par la matière a la forme d'un signe géométrique qui signale l'intervention d'un esprit, laquelle est autonome de la matière qui sert à fabriquer ce signe

 

Comme nous l'avons fait pour la version analytique de l'option M, nous allons revenir une étape en arrière pour la 3e étape de la version synthétique de l'option M/e.

Par ce retour, il s'agit notamment de montrer que l'art abstrait dont nous avons envisagé un exemple avec Piet Mondrian ne correspond pas, malgré la radicalité du principe de l'abstraction, à la dernière étape de la phase du 2d super-naturalisme. Comme on l'a vu avec Mondrian, l'effet d'abstraction résulte du fait que c'est la matière même du tableau, c'est-à-dire sa surface matérielle peinte, qui tient directement le rôle dévolu à la matière dans la relation matière/esprit, non pas une représentation ou une évocation quelconque d'une matérialité extérieure au tableau. Dans le principe, rien n'empêchait que des artistes en viennent à la même utilisation directe de la matière colorée pour tenir le rôle de la matière aux étapes antérieures à celle de Mondrian.

Il apparaît que l'abstraction nécessitait tout de même un avancement assez important de la tension entre matière et esprit pour apparaître puisqu'elle ne l'a fait qu'à la troisième étape, pendant la période dite « suprématiste » de Kasimir Malevitch (1978-1935).

 


À gauche, Kasimir Malevitch : Le Quadrangle, appelé aussi Carré noir sur fond blanc (1915 - nettoyé des craquelures de sa peinture)

Source de l'image : https://www.wikiwand.com/fr/Carr%C3%A9_noir_sur_fond_blanc

 

À droite, Kasimir Malevitch : Aéroplane volant (1915)

Source de l'image : http://www.histoiredelart.net/courants/le-suprematisme-15.html


 

 

On donne deux tableaux de 1915 de ce peintre, son « Carré noir sur fond blanc » et son « Aéroplane volant », lequel n'a presque rien à voir avec l'apparence d'un avion mais est fondamentalement un assemblage dynamique de rectangles noirs, jaunes et rouges. Ce qui a été dit pour la Composition de Mondrian vaut de la même façon pour ces deux tableaux : la notion de matière et celle d'esprit se confrontent tout en n'étant pas séparables car elles sont simultanément portées par les surfaces colorées, leur couleur valant en tant que matière colorée tandis que l'esprit reconnaît sa propre présence dans l'allure très géométrisée de leurs formes.

Les effets plastiques que l'on peut lire sont, par contre, très caractéristiques de l'étape antérieure à celle de Mondrian. Ainsi, la domination de l'effet d'homogène/hétérogène va de soi, il est même très puissamment exprimé : chaque carré ou rectangle a une couleur homogène qui fait un contraste très hétérogène avec la couleur blanche du fond ou avec la couleur d'autres rectangles. Quant à l'effet de regroupement réussi/raté il s'exprime différemment dans les deux peintures. Dans Carré noir sur fond blanc, c'est le carré noir qui, précisément, réussit à regrouper totalement sa forme dans une couleur noire tandis qu'une marge blanche reste tout autour de lui qui l'empêche de regrouper la totalité de l'oeuvre dans sa couleur noire. Dans l'Aéroplane volant, l'ensemble des surfaces colorées forme un groupe dans lequel elles se rassemblent de façon assez compacte, d'autant plus si l'on cherche à y lires les diverses parties d'un même aéroplane, mais les couleurs noires, jaunes et rouges tranchent fortement les unes avec les autres, ce qui fait rater le regroupement visuel compact de toutes ces formes. D'ailleurs, elles sont le plus souvent écartées les unes des autres, séparées par la circulation du fond blanc qui passe entre elles et fait rater d'autant plus leur regroupement visuel.

 

 

 


Henri Matisse : Vénus (1952 - gouache découpée)

Source de l'image : https://www.deodato.fr/fr/nu-femme-sur-fond-bleu.html

 

 

Le recul d'une étape est également l'occasion d'envisager les papiers découpés d'Henri Matisse qui correspondent aussi à une version synthétique de l'option M/e. L'aspect « matière colorée » peut vraiment être pris à la lettre dans cette technique puisque Matisse créait ses tableaux en découpant directement dans la matière des feuilles de papier qu'il avait préalablement colorées.

La silhouette de sa « Vénus » de 1952 nous est visuellement suggérée par le collage, sur une feuille de papier blanc, de deux formes découpées dans du papier bleu. Par un aspect, si l'on ne s'attache qu'à la matérialité de cette oeuvre, on n'a effectivement affaire qu'à deux surfaces de papier colorées en bleu et collées sur une feuille blanche. Simultanément, notre esprit nous dit qu'il reconnaît, dans la silhouette blanche laissée entre ces deux surfaces bleues, la silhouette d'une statue qui pourrait, compte tenu de son absence de bras, être celle de la Vénus de Milo.

Comme dans les œuvres suprématistes de Malevitch l'effet dominant d'homogène/hétérogène va de soi : deux surfaces de couleur homogène tranchent de façon hétérogène avec le fond blanc de la feuille. Quant au regroupement réussi/raté c'est celui de la Vénus qui se rassemble effectivement devant nous si notre esprit lit la forme blanche qui lui correspond, un rassemblement visuel qui est par contre raté si nous n'attachons d'importance qu'à la matérialité des deux surfaces de couleur bleue, d'autant plus si nous les considérons séparément.

Pour que la lecture du volume d'une Vénus émerge de la lecture des surfaces bleues écartées l'une de l'autre, il faut toutefois que cet effet de regroupement réussi/raté soit enrichi par celui de synchronisé/incommensurable afin de synchroniser dans une seule vision des lectures aussi étrangères l'une pour l'autre. Par différence avec ce « réalisme » de la Vénus de Matisse, l'abstraction de l'aéroplane de Malevitch provenait de l'enrichissement de son effet de regroupement réussi/raté par celui de continu/coupé, un effet qui permettait de lire le groupe que forment les différents aplats colorés malgré les blancs qui les séparent.

Quant au profil de la Vénus qui se découpe sur la bordure de chaque feuille homogènement bleue, il utilise l'enrichissement de l'effet d'homogène/hétérogène par celui de ça se suit/sans se suivre, car c'est cet effet qui permet de lire que cette découpe qui borde la surface bleue file son propre trajet linéaire, et ce faisant ne suit donc pas le reste de la surface bleue dont elle est la limite ([3]).

 

Si pour finir on compare les aplats abstraits de Malevitch à ceux de Mondrian, on doit constater que, dans le tableau de Mondrian, l'affirmation de l'autonomie de l'effet de l'esprit sur la matière colorée au moyen du tracé très affirmé d'une grille de traits orthogonaux y est plus brutale et plus forte, même si, pareillement dans les deux cas, cet effet est inséparable de la matière colorée qui porte les formes. Malgré cette inséparabilité d'avec la matière colorée, l'affirmation de l'esprit trouve dans ces tracés orthogonaux noirs une sorte de support autonome permettant de lire isolément l'effet d'orthogonalité, une autonomie complète qui n'existe ni dans les tableaux suprématistes de Malevitch ni dans la Vénus de Matisse. Il y a donc bien un cran de maturité supplémentaire dans l'autonomie de l'esprit à l'étape de Mondrian par rapport à celle de Malevitch et de Matisse.

 

> Fin du chapitre 8


[1]Selon le classement des diverses étapes de l'histoire de l'art que l'on a établi, cette étape est repérée D0-24, et la phase du 2d super-naturalisme dans son ensemble correspond aux étapes D0-21 à D0-24. On peut les retrouver la liste des artistes qui correspondent à chacune de ces étapes dans la filière occidentale à l'adresse : http://www.quatuor.org/art_histoire_d00_0100.htm

[2]On pourra trouver d'autres exemples de tableaux de Matisse qui jouent sur l’ambiguïté 2 D / 3 D sur le site Quatuor à l'adresse http://www.quatuor.org/art_histoire_d23_0003c.html. On y trouvera aussi une analyse plus complète de L'atelier rouge

[3]On trouvera une analyse plus complète de cette Vénus à l'adresse : http://www.quatuor.org/art_histoire_d23_0001c.htm