Chapitre 7

 

CONSTRUCTION

DE LA FRONTIÈRE

 

 

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7.0.  Les trois options :

 

L'art des jardins nous a permis d'introduire l'évolution de l'ontologie matière/esprit dans sa filière naturaliste depuis la Renaissance jusqu'au prélude du cycle ontologique suivant. C'est le même cheminement que l'on va faire maintenant, pendant la même période et dans la même filière, mais cette fois dans la peinture et dans l'architecture. Par différence toutefois avec l'art des jardins, toutes les étapes de chaque phase ontologique sera systématiquement envisagée, et les effets plastiques principaux de chacune de ces étapes seront également systématiquement analysés.

À l'occasion des jardins contemporains de l'ontologie prémature puis de l'ontologie mature, nous avons vu que la relation entre l'esprit et la matière pouvait être envisagée selon deux options : l'option M lorsqu'on considère cette relation à partir de la matière et de l'autonomie qu'elle est capable d'affirmer, l'option e lorsqu'on la considère à partir de l'esprit et de l'affirmation de son autonomie propre. Nous reculons maintenant dans le temps pour revenir aux phases ontologiques précédentes, celles du 1er et du 2d super-naturalisme. Lors de ces phases « super », matière et esprit étaient complètement collés l'une à l'autre, ni largement autonomes l'un de l'autre comme dans la phase prémature, ni franchement coupés l'un de l'autre comme dans la phase mature. Dans une telle situation on doit retrouver les deux options M et e puisque les notions de matière et d'esprit y sont globalement distinctes, mais leur accolement implique l'existence d'une troisième option, que l'on appellera M/e et qui consiste à traiter les deux notions de façon équilibrée. Plus exactement, elle consiste à traiter de façon équilibrée le problème de la frontière qui sépare les deux notions. On verra que tout l'enjeu de ces deux phases portera précisément sur cette frontière, une frontière qu'il faudra d'abord rendre bien nette pendant le 1e super-naturalisme afin de pouvoir bien différencier les deux notions, puis qu'il faudra ensuite disloquer pendant le 2d super-naturalisme pour permettre aux deux notions d’acquérir une autonomie relative aussi forte que possible.

Par souci pédagogique, on commencera par l'option qui semble la plus évidente, et donc la plus facile à aborder. Comme nous allons débuter par la peinture, qui est du domaine de l'esprit, nous commencerons par l'option e, puis ce sera l'option M, puis enfin l'option M/e.

 

On rappelle, comme expliqué au chapitre 4.1, que le 1er super-naturalisme survient après la phase analogiste, c'est-à-dire au moment où les notions de matière et d'esprit, après avoir été élevées toutes les deux au rang de notion globale, forment pour la première fois un couple de notions combinées dans une même unité. Elles doivent donc apprendre à se distinguer au mieux l'une de l'autre à l'intérieur de ce couple, ce qui sera l'objet exclusif de la phase de 1e super-naturalisme.

Parce qu'une phase ontologique ne sert qu'à préparer la suivante, la dernière étape de chaque phase correspond nécessairement à la plus grande maturité des propriétés qui y ont été acquises, de telle sorte que son examen permet de comprendre le plus clairement ce qui s'est tramé tout au long de la phase. Pour cette raison, et tant pis pour la chronologie, on traitera d'abord l'étape finale de chaque phase, puis, mais cette fois de façon strictement chronologique, les étapes précédentes seront examinées afin de voir comment s'y est préparée la maturité de la dernière étape.

Pour mener à terme l'explication sans proposer un ouvrage trop gros, on devra se contenter de donner quelques exemples pour chacune des étapes envisagées. On peut toutefois prévenir que la plupart de ces exemples seront examinés une seconde fois au chapitre 10, mais sous un angle différent.

 

 

7.1.  Watteau, un peintre de la période rococo :

 

La dernière étape du 1er super-naturalisme correspond à la période qui a notamment connu le style rococo, à la toute fin du XVIIe siècle et pendant la première moitié du XVIIIe. Par simple commodité nous donnerons le nom de rococo à toute cette période bien que toute sa production ne se ramène pas à ce style. Le peintre qui nous servira de principale référence pour cette étape est Jean-Antoine Watteau, né en 1684 et décédé en 1721 ([1]).

Les deux effets plastiques dominants à cette étape ont déjà été présentés au chapitre 6.1. L'un est celui de « fait/défait » par lequel un aspect de l’œuvre détruit ce que fait l'autre. L'autre est « l'effet d'ensemble/autonomie » par lequel chaque forme tend à se singulariser des autres tout en participant avec elles à un effet de groupe dans lequel chacune abdique son autonomie et tout effet de singularité.aturalisme tiennent aux particularités de cette phase qui sont symbolisées dans le croquis suivant. Celui-ci souligne les deux particularités qui valent pour toutes les quatre étapes de la phase : d'une part, l'esprit est en position compacte car sa lecture relève du type 1/x tandis que la matière est éclatée du fait que sa lecture est du type 1+1 ; d'autre part, la limite entre les deux notions est floue car elle n'est pas clairement tranchée :

 

 

phase du 1er super-naturalisme :

 

 


 

 

Aux chapitres 4.2 et 4.3 a été évoquée la différence entre la filière naturaliste et la filière animiste. Nous n'y reviendrons pas et indiquons de surcroît que rien ne change pendant cette phase concernant la confrontation entre les caractères 1/x et 1+1 puisque celle-ci se reproduira de façon similaire lors de la phase suivante. Toutes les prochaines analyses porteront donc exclusivement sur le caractère flou de la frontière entre la matière et l'esprit, un caractère qui se modifiera d'étape en étape puisqu'il deviendra de moins en moins flou et de plus en plus tranché.

 

Avant d'aborder Watteau et la dernière étape du 1er super-naturalisme dans laquelle le flou de la frontière sera dissipé au maximum, on présente les traits généraux que prendront les trois options envisagées pendant cette phase.

L'option e, on l'a dit, concerne la façon dont l'esprit du peintre dirige son attention sur la matière qu'il a en face de lui et en rend compte dans son tableau. Du fait de la particularité de cette phase, lorsque l'esprit du peintre considère la matière il ressent donc que la limite entre elle et son esprit est comme brumeuse, floue. Dans une telle situation, gêné par ce caractère flou dès lors qu'il cherche à saisir au mieux ce qu'il en est de la matière qui lui fait face, l'esprit du peintre va chercher à davantage coaguler cette limite, à lui donner davantage de consistance et de présence. Par exemple, en accusant la stridence des contrastes de couleurs sur l'enveloppe matérielle des objets ou des personnages, en amplifiant l’acuité des reflets de la lumière ou le dynamisme de celle-ci lorsqu'elle miroite sur les étoffes. Cette option amène donc l'artiste à se faire le révélateur de l'enveloppe de la matière puisque cette enveloppe n'est autre que sa limite. Pour l'essentiel, on verra que cette option e correspond à ce que l'on appelle usuellement « la patte » du peintre, c'est-à-dire son style, sa façon personnelle d'apporter des accents de couleur ou des déformations caractéristiques qui singularisent sa façon de rendre compte de l'aspect matériel du monde.

Dans l'option M, l'artiste privilégie les potentialités propres à la matière. Dans ce contexte de limite floue entre son esprit et la matière, tout ce peut faire le peintre pour saisir sa relation à la matière est de la déplacer en grandes masses afin de la présenter sous des angles choisis particuliers, spécialement révélateurs, ou de profiter de conditions d'éclairage particulières qu'elle est à même d'offrir, ou bien encore de la considérer dans des contextes particuliers. Bref, si l'on peut dire que l'option e correspond à « la patte » du peintre, à son style, on verra que c'est plutôt la mise en scène utilisée par le peintre, c'est-à-dire son choix de « l'angle de prise de vue » et du moment représenté, qui correspondra à l'option M.

Quant à l'option M/e, celle qui met à égalité la matière et l'esprit, le flou subsistant entre ces deux notions implique d'envisager des relations que l'on pourrait presque qualifier de va-et-vient entre elles afin de tester au mieux la présence et la position de la limite qui les séparent. Plus simplement, on peut dire que, par cette option, le peintre rendra compte sur son tableau de la façon dont son esprit et le monde matériel qui l'entoure sont branchés l'un sur l'autre.

 

 

Commençons par l'option e, celle par laquelle l'esprit du peintre force la limite de la matière à se révéler en accentuant les effets qui soulignent son enveloppe extérieure.

Pour un premier exemple, considérons les personnages qui sont au premier plan de « l'Assemblée dans un parc », un tableau peint par Jean-Antoine Watteau (1684-1721) vers 1716-1717 (voir plus loin une représentation de l'ensemble du tableau). On ne peut manquer de constater que Watteau rend ici les plis des vêtements extrêmement lumineux en faisant violemment trancher leur couleur sur la couleur de la partie courante de l'étoffe.

 


Jean-Antoine Watteau - Assemblée dans un parc (vers 1716-1717 – détail)  Source de l'image : https://collections.louvre.fr/en/ark:/53355/cl010059596

 

Bien que la lumière soit supposée venir de la gauche du tableau et laisser dans l'ombre une grande partie des personnages, Watteau utilise le prétexte de la brillance de la soie des habits pour faire violemment ressortir la lumière de leurs plis : tracés blanc rosé éclatants qui tranchent sur le fond rouge vif de la femme de gauche, hachures et tracés blanc brillant sur fond beige foncé de la fillette au petit chien, coulées de blanc rutilant sur la robe presque noire de l'avant-dernière femme à droite, flaque de lumière jaune éclatant sur fond brunâtre pour la femme assise à l'extrémité droite, etc. Même les herbes brillent, en séries de hachures qui tranchent sur le fond sombre de la pelouse.

Ces éclats de lumière par lesquels les crêtes des plis des vêtements tranchent de façon excessive sur le reste de l'étoffe constituent une déformation que le peintre apporte à la réalité supposée de cette scène, c'est-à-dire une exagération que le peintre apporte aux reflets de la lumière sur les plis de la soie afin de forcer, par des moyens visuels à la disposition de l'esprit, la matérialisation d'une frontière plus tranchée et mieux marquée autour de la matière. En fait, à cause de la luminosité excessive de ces éclats, les plis des vêtements donnent l'impression qu'ils ne sont pas adhérents au reste de l'étoffe. Ou plutôt, qu'ils sont les seuls à rendre compte du volume réel des corps tandis que la position du volume correspondant au reste de l'étoffe semble se dérober, presque dans certains cas comme s'il s'agissait de trous sombres n'enveloppant pas réellement le corps. Ainsi en va-t-il de la robe de la fillette debout à côté du petit chien, sa teinte brune en partie basse ne se distinguant pas de la pelouse alentour : du fait de l'identité de couleur entre celle de la robe et celle de la pelouse, c'est comme si la robe était totalement transparente, sans volume réel, et que seuls les plis lumineux de la soie tenaient son volume dans l'espace, comme une sorte de squelette extérieur marquant les limites du volume qu'il enferme. La deuxième femme à partir de la droite est également remarquable, mais d'une autre façon : il semble impossible de visualiser ensemble les surfaces lumineuses de la robe qui ruissellent depuis ses genoux et les zones sombres ou dorées – difficile de décider – qui subsistent en îlots séparés entre ces coulées lumineuses. On devine qu'il y a là le volume d'un corps de femme et d'une robe de femme parce qu'on voit bien que le haut du corps est celui d'une femme, mais les renseignements visuels donnés, imbriquant seulement une surface très brillante qui se tortille et des îlots de surface sombre écartés les uns des autres, ne permettent pas de reconstituer réellement son volume.

C'est le moment de se souvenir du premier effet plastique en jeu à cette étape et dont on a dit qu'il était le fait/défait. C'est bien ce type d'effet que l'on retrouve ici puisque le volume des corps est défait, trahi par les contrastes lumineux trop forts de sa surface qui l'éclatent en deux composantes que notre vision ne parvient pas à tenir ensemble, alors que, par un autre aspect, ce volume reste certainement fait puisqu'il est rendu très présent dans l'espace par le squelette lumineux que lui procurent les plis de la soie. Ainsi, par les accents excessifs que l'esprit du peintre apporte à la surface de la matière, le volume de celle-ci apparaît comme s'il était à la fois fait et défait.

Envisageons maintenant le second effet en jeu à cette étape : les stries, les lignes ou les hachures lumineuses qui servent à figurer les plis des vêtements se distinguent séparément, chacune bien visuellement détachée des autres, et donc chacune visuellement bien autonome des autres, mais toutes ensemble, pourtant, elles s'avèrent capables de suggérer le volume des étoffes dans l'espace. Ces éclats lumineux qui dessinent les plis des vêtements savent donc, chacun, affirmer clairement leur autonomie, tout en générant simultanément, mais cette fois considérés tous ensemble, un effet de volume. Effet d'ensemble et autonomie, c'est bien là le second grand effet utilisé par l'esprit du peintre pour déformer l'aspect réel de la matière des étoffes, pour lui apporter des accents qui ne sont pas dans la réalité de la matière mais que son esprit éprouve le besoin d'y ajouter pour rendre compte correctement de la façon dont il ressent la matière et pour mieux s'en démarquer, pour mieux trancher sa différence.

Ce type de procédé n'épuise pas le principe de l'option e, il ne correspond qu'à l'un de ses deux versants, un versant que nous qualifierons de « version analytique ». Laquelle version s'opposera, bien sûr, à une autre version que nous qualifierons de « synthétique ». De la même façon, pour chacune des trois options et à chacune des étapes, nous aurons à distinguer ces deux versions qui, tout en aboutissant au même effet, l'obtiendront par des moyens très différents. Analytique, pendant le 1er super-naturalisme tout du moins, cela voudra dire que l'on peut séparer, au moins dans notre imagination, l'aspect réel de la matière représentée de son aspect déformé par l'esprit du peintre. Ainsi, on peut imaginer ici l'apparence réelle qu'aurait la fillette indépendamment de l'apparence déformée qui nous en est donnée par l'accentuation très excessive des effets lumineux sur les plis de ses vêtements. C'est aussi le cas de la deuxième femme à partir de la droite, dont on a déjà dit que l'on pouvait deviner la forme réelle de sa robe malgré les effets de contrastes excessifs de ses différentes plages lumineuses qui brouillent fortement la lecture de son volume. C'est même parce que l'on peut reconstituer l'aspect réel des éléments représentés que l'on peut reconnaître comme telles les exagérations ou les déformations que le peintre inflige à ce réel.

Le croquis suivant schématise la version analytique de l'option e, un croquis qui vaut pour les quatre étapes de l'ontologie du 1er super-naturalisme. L'aspect flou de la frontière entre la matière et l'esprit y est symbolisé par le pointillisme utilisé pour représenter la matière, laquelle n'a pas ainsi de limite précise, sauf à l'endroit des accents qui sont volontairement apportés par le peintre à l'apparence de la matière et qui sont ici symbolisés par les taches qui la maculent. Enfin, les flèches matérialisent le sens d'intervention fondamental de cette approche : elle va depuis l'esprit vers la matière.

 


 

schéma de principe de la version analytique de l'option e du 1er super-naturalisme en peinture, celle qui privilégie le rôle de l'esprit

 

 

Par différence avec la version analytique qui permet de séparer la forme réelle de la matière et les déformations que lui inflige l'esprit du peintre, à l'inverse la version synthétique de cette option e correspond à l'impossibilité de séparer commodément la forme réelle de la forme déformée par l'esprit du peintre.

Toujours chez Watteau, ce sera son Pierrot qui nous servira d'exemple de version synthétique de l'option e. Là aussi, il est question d'éblouissement de lumière sur les tissus, mais plutôt que de soie, il s'agit cette fois de satin.

 

 


Jean-Antoine Watteau : Pierrot ( peint vers 1718 - détail)

Source de l'image : http://fr.wikipedia.org/wiki/Pierrot_%28Watteau%29#mediaviewer/File:WatteauPierrot.jpg

 

 

Son habit aussi fait des plis, notamment sur les manches ou sur le haut du pantalon, mais le principe de leur traitement est très différent de ce que l'on a vu dans le tableau précédent. C'est surtout la très grande surface blanche très lumineuse et très uniforme de sa veste qui retiendra notre attention, la particularité des reflets de la lumière sur cette surface, des reflets tels qu'ils la rendent insaisissable, comme dématérialisée, comme transformée en une glu lumineuse dont les reliefs imprécis ont des limites extrêmement floues du fait de la mollesse avec laquelle le blanc lumineux se transforme en gris perle. Cette dérobade de la précision que l'on ne peut obtenir concernant l'enveloppe exacte matérialisée par cette grande tache lumineuse, c'est la façon qu'à ici Watteau de « défaire » la matérialité du vêtement, laquelle est pourtant bien présente, et donc bien « faite ».

Quant à l'autre effet, il est dans la variété des reflets de cette surface miroitante : grande surface étale ici, larges et vagues plis ailleurs, pinceaux de lumière ailleurs encore, molles circonvolutions sur les bras. Bref, l'uniformité plate de leur lumière est leur effet d'ensemble tandis que la variété des formes des différentes parties envahies par cette lumière affirme l'autonomie de chacune. On peut aussi considérer le dialogue entre les surfaces blanches lumineuses de la veste et les surfaces gris perle du pantalon, lesquelles font le même effet de miroitement imprécis mais dans une lumière plus terne. Cette fois, l'effet d'ensemble est dans la mollesse de leurs reflets tandis que l'autonomie est dans l'intensité de la lumière dégagée.

Le qualificatif de synthétique donné à cette version tient à ce qu'il n'est pas possible de séparer ce qui fait le volume du vêtement et ce qui le défait car les deux aspects nous sont donnés ensemble, par le moyen de la même forme molle et imprécise. Par différence, les plis bien précis de la version analytique permettaient de suggérer dans l'espace le volume des vêtements tandis que c'était la tonalité de leur surface courante qui tendait à le faire s'évanouir.

Pour schématiser la version synthétique de l'option e, ce croquis qui vaut pour les quatre étapes du 1er super-naturalisme. L'aspect flou de la frontière entre la matière et l'esprit y est à nouveau symbolisé par le pointillisme utilisé pour représenter la matière qui, ainsi, n'a pas de limite précise. Cette frontière est forcée à se concrétiser en continu sur toute sa surface, laquelle se trouve pour cela marquée de rayures croisées. Enfin, la flèche  matérialise le sens d'intervention fondamental de cette approche : elle va depuis l'esprit vers la matière, comme dans la version analytique.

 

 


 

schéma de principe de la version synthétique de l'option e du 1er super-naturalisme en peinture, celle qui privilégie le rôle de l'esprit

 

 

 

Nous envisageons maintenant l'option M qui valorise les potentialités de la matière, et d'abord dans sa version analytique.

Si l'option e consistait à partir de l'aspect réel de la matière et à lui appliquer des transformations décidées par l'esprit du peintre, l'option M doit se garder de toute intervention apparente de l'esprit pour laisser la matérialité réelle du paysage ou de la scène représentée exprimer seule l'effet recherché. Bien sûr, c'est l'esprit du peintre qui décide du tableau et non pas le paysage qui se peint tout seul, mais l'effet doit provenir d'aspects réels du paysage, de ses potentialités propres, non pas d'artifices rajoutés sur lui pour transformer son aspect.

Une première façon de laisser le paysage produire l'effet voulu est de choisir le cadrage de sa représentation ou, plus exactement, « le cadrage de la mise en scène ». Ainsi, dans la version du Louvre du « Pèlerinage à l'île de Cythère » peint par Watteau en 1717, les lointains « naturellement » brumeux du paysage s'opposent aux personnages placés en premier plan, lesquels peuvent ainsi être « tout naturellement » vus avec davantage de précisions et de netteté dans les détails.

 

 


Jean-Antoine Watteau - Pèlerinage à l'île de Cythère (1717- version du Louvre)

Source de l'image :
http://commons.wikimedia.org/wiki/
File:L%27Embarquement_pour_Cythere
,_by_Antoine_Watteau,_from_C2RMF_
retouched.jpg?uselang=fr

 

 

Contrairement à ce qui se passait pour l'option e, ce n'est pas le peintre qui semble avoir brouillé l'arrière-plan et ainsi « défait » sa netteté par contraste avec la netteté « bien faite » des personnages du premier plan, cela semble résulter seulement de la nature des choses représentées : le lointain est brouillé par les brumes et l'humidité de l'atmosphère, des phénomènes qui, très normalement, n'affectent pas les premiers plans.

Cette différence entre le fond du tableau et les personnages de son premier plan est aussi impliquée dans le second effet plastique : l'arrière-plan et le premier plan ont des apparences très différentes puisque floue dans un cas et précise dans l'autre, c'est là ce qui fait leur autonomie, mais ils font ensemble un tableau qui rend compte de façon crédible de la réalité d'un paysage réel parcouru par des personnes réelles, ce qui correspond cette fois à leur effet d'ensemble. Ce second effet concerne aussi la disposition des personnages qui forment une longue file jusqu'à l'embarcation. À l'intérieur de cette file qui est leur effet d'ensemble ils se regroupent par couples bien distincts qui, chacun, fait des choses bien distinctes de ce que font les autres, ce qui correspond donc à autant d’effets d'autonomie : un couple se lève, l'autre est encore assis, un autre se retourne vers ceux qui s'attardent, un autre discute, un autre encore discute avec le couple voisin, etc. Cet effet d'ensemble/autonomie semble ainsi résulter de la disposition naturelle prise par les personnages, non pas d'une modification volontairement apportée par le peintre à la matérialité des positions et des attitudes de leurs corps.

De Watteau, on peut aussi considérer L'Enseigne de Gersaint de 1720 : à l'arrière-plan, l'obscurité de l'échoppe permet de justifier que les tableaux exposés sur les murs y sont mal lisibles, à moitié défaits dans leur lisibilité, tandis que la précision des moindres replis des robes et des autres habits des personnages du premier plan est parfaitement faite, même les détails du fagot de paille du premier plan ne nous étant pas épargnés. Par ailleurs, et comme dans le tableau précédent, les personnages à l'intérieur de l'échoppe forment un ensemble, celui des personnages, tandis qu’à l'intérieur de cet ensemble chacun se démarque des autres, comme naturellement, par la seule autonomie de son attitude ou de son centre d'intérêt à laquelle le peintre semble comme étranger et seulement fidèle à la véracité de la scène qu'il représente.

 

Les exemples que l'on vient de donner correspondent à la version analytique de l'option M. De façon générale, pour cette option on dira analytique toute représentation d'une matérialité dans laquelle on pourra clairement séparer un « contenant » d'un « contenu ». Dans la situation de flou propre à cette phase ontologique, la séparation du contenant et du contenu est en effet un moyen à disposition pour trancher quant à la question de savoir si l'on est encore dans une matière ou si l'on en est sorti et que l'on est désormais en face d'elle. À condition, toutefois, d'opérer souvent une inversion des situations. En effet, le contenant à considérer est souvent le paysage dans lequel se déroule la scène, or ce paysage n'est pas à considérer ici en tant que matérialité mais en tant que recréation, par l'esprit, du cadre où se déroule la scène, un cadre à l'intérieur duquel notre esprit se ressent également plongé afin de participer par l'imagination à la scène représentée dans le tableau. Si nous nous projetons imaginairement à l'intérieur du cadre de la scène, c'est que nous avons établi une sorte de continuité avec lui, et donc avec le contenant de la scène, lequel est alors ressenti, sous cet aspect du moins, comme une sorte de prolongement de nous et de notre esprit. Si le contenant est du côté de l'esprit, le contenu est nécessairement du côté de la matière, et c'est effectivement la matérialité des personnages qui se dressent dans le paysage que notre esprit ressent alors en face de lui, et cela aussi clairement que possible afin de séparer le mieux possible la matière dont sont fait ces personnages du paysage qui les contient et auquel notre esprit s'identifie par imagination.

Un contenant et un contenu bien distincts, nous en avons certainement dans le Pèlerinage à l'île de Cythère puisque nous y avons affaire à un paysage qui contient des personnages, tout comme dans L'Enseigne de Gersaint puisqu'il s'agit, sans ambiguïté cette fois, d'une pièce qui contient des personnages.

Le croquis suivant schématise la version analytique de l'option M, il vaut pour les quatre étapes du 1er super-naturalisme. Cette fois encore, l'aspect flou de la frontière entre la matière et l'esprit est symbolisé par le pointillisme utilisé pour représenter la matière, laquelle n'a pas ainsi de limite précise. Une partie de cette matière forme un contenant creux qui va jusqu’à envelopper imaginairement notre corps, et donc l'esprit qui s'y loge, tandis qu'à son intérieur une masse s'en sépare nettement et s'en distingue, formant alors ce qu'on lit comme étant un contenu à l'intérieur du contenant. De ce « contenu », nous percevons bien que sa matière est en face de nous, donc bien distincte de notre corps, et la flèche matérialise le sens d'intervention fondamental de cette approche : elle va depuis la partie de matière contenue à l'intérieur du contenant et se dirige vers notre esprit qui, lui-même, se ressent imaginairement en continuité avec le contenant.

 

 


 

 

 


 

schéma de principe de la version analytique de l'option M du 1er super-naturalisme en peinture, celle qui privilégie les potentialités de la matière

 

Un contenant et un contenu distincts, nous en avions aussi dans l'Assemblée dans un parc : le parc, ses grands arbres, sa pelouse et son plan d'eau servent en effet de cadre à une scène comportant quelques adultes, quelques enfants et un petit chien. C'est essentiellement l'obscurité dans laquelle les arbres sont plongés qui permet d'y justifier que leurs masses et leurs feuillages soient représentés de façon très floue (défaite), contrairement aux détails précis (bien faits) qui servent à décrire les habits des personnages. Comme dans les tableaux précédents, les personnages forment ensemble un effet de groupe tout en se faisant valoir, chacun, d'une façon très autonome de celle des autres. Si ce tableau est à nouveau cité c'est qu'il va maintenant être l'occasion de présenter la version synthétique de l'option M.

 

 


Jean-Antoine Watteau - Assemblée dans un parc   Source de l'image : https://collections.louvre.fr/en/ark:/53355/cl010059596

 

Intéressons-nous, en effet, au « coup de lumière » qui vient du fond du tableau et se reflète dans le plan d'eau, et aussi au rai de lumière venu de la gauche qui fait scintiller les herbes du premier plan. Il s'agit bien de l'option M puisque c'est seulement le cadrage choisi par le peintre qui donne l'occasion à la matérialité de la lumière de faire de tels effets. Outre ce cadrage, le peintre a aussi choisi l'instant opportun de la journée, puisque celui où le soleil est bas sur l'horizon et où la lumière du ciel vient prendre les arbres à contre-jour. Outre ce choix du cadrage et ce choix du moment, lesquels n'ont rien d'artificiel et peuvent donc être pris pour seulement fortuits, tout l'effet semble provenir, et comme inévitablement, de la nature même du phénomène matériel mis en scène : l'éblouissement qui se produit dans la percée centrale entre les hautes futées, la brillance du reflet de la lumière sur l'étendue d'eau, le contre-jour des arbres et des bosquets qui les plonge dans l'obscurité et empêche d'en distinguer les détails, des effets auxquels il convient d’ajouter, cette fois en contraste complet avec eux, celui des brins d'herbe et des plis des soieries du premier plan qui luisent à la lumière et se détachent avec une parfaite précision. On remarque que cette luminosité opportune n'est pas dépendante de l'opposition entre contenant et contenu correspondant à l'expression analytique puisqu'elle concerne, de la même façon, la luminosité des brins d'herbe qui font partie du paysage et celle des vêtements des personnages contenus dans ce même paysage. Il s'agit d'une expression synthétique, car rien ne permet ici de séparer ce qui souligne l'enveloppe lumineuse de la matière et ce qui fait effet sur l'esprit.

Le croquis suivant schématise la version synthétique de l'option M, il vaut pour les quatre étapes du 1er super-naturalisme. Comme pour les précédents, l'aspect flou de la frontière entre la matière et l'esprit est symbolisé par le pointillisme utilisé pour représenter la matière qui, ainsi, ne dispose pas de limite précise et fermement localisée. La matière s'y présente comme naturellement à l'esprit selon une orientation spécialement favorable, ce qui souligne ses potentialités propres et aide donc à renforcer son efficacité autonome et sa consistance propre en face de notre esprit. La flèche matérialise le sens d'intervention fondamental de cette approche : elle va depuis la matière vers l'esprit, comme pour la version analytique de cette option.

 

 


 

schéma de principe de la version synthétique de l'option M du 1er super-naturalisme en peinture, celle qui privilégie les potentialités de la matière

 

Avant de passer à l'option suivante, on revient sur l'opposition entre contenant et contenu caractéristique de l'option analytique afin de souligner qu'elle n'est pas toujours synonyme d'une opposition entre paysage et personnages. Pour cela, on envisage maintenant « l'Enlèvement d'Europe » peint en 1727 par Noël-Nicolas Coypel (1690-1734), un autre peintre de la période dite Rococo. Dans ce tableau, il n'est pas possible en effet de distinguer un contenant et un contenu dès lors que les vagues de la mer, les nuages, les personnages, les animaux, les angelots et les étoffes qui se gonflent dans le vent, tous forment ensemble comme une sorte de continuum matériel d’agitations locales se dispersant en tous sens et avec la même énergie.

 

Noël-Nicolas Coypel : L’Enlèvement d'Europe (1727)

Source de l'image :
http://commons.wikimedia.org
/wiki/File:No%C3%ABl-Nicolas
_Coypel_-_The_Rape_
of_Europa_-_WGA05595.
jpg?uselang=fr


 

 

Cette agitation d'ensemble d'éléments dispersés, cette agitation matérielle comme échevelée, c'est l'effet défait, chahuté, du tableau, tableau dont l'équilibre d'ensemble nous apparaît pourtant bien fait grâce à une répartition adéquate des masses matérielles et de leurs mouvements. Par ailleurs, dans cet effet d'ensemble d'agitations matérielles irrégulières et comme chaotiques, chaque partie du tableau apporte sa contribution autonome : tel angelot fuyant dans telle direction, tel autre plongeant dans telle autre direction, telle femme se laissant basculer dans telle autre direction encore, tel bras d'homme ou de femme pointant dans d'autres directions encore, etc. Au total, il n'y a donc pas une partie de la matérialité de la scène représentée qui sert de cadre à une autre partie, il y a comme une pâte d'ensemble qui s'agite en tous sens et qui permet à l'ensemble de la matérialité représentée de produire collectivement du fait/défait et de l'effet d'ensemble/autonomie.

Ici encore il s'agit d'une expression synthétique puisqu'il n'est pas possible de séparer ce qui fait matière de ce qui correspond à des manifestations de l'esprit, puisque les éléments naturels, tels les flots, dans une pure tradition païenne y sont personnifiés par des êtres dotés d'un esprit.

 

 

On en vient à la version analytique de l'option M/e dont la particularité est de mettre en balance l'intervention délibérée de l'esprit du peintre pour apporter des modifications à l'aspect de la matière et l'efficacité comme « naturelle » de la matière dont il rend compte dans son tableau. La version de cette option M/e est analytique si l'on peut séparer ce qui relève de l'esprit et ce qui relève de la matérialité, elle est synthétique dans le cas contraire.

Dans le cadre de cette option, l'esprit se manifeste de façon privilégiée par la représentation d'humains, puisque les humains sont censés disposer d'un esprit, mais il peut aussi se manifester par la représentation d'ouvrages que l'on perçoit manifestement produits par l'esprit humain, tels que des bâtiments ou des champs cultivés. Ainsi, dans l'Assemblée dans un parc de Watteau, tout comme dans son Pèlerinage à l'île de Cythère, l'option M/e est facilement décelable sous son aspect analytique puisque les deux fois il s'agit d'un groupe de personnages dans un coin de nature, c'est-à-dire un groupe d'êtres doués d'esprit représenté à l'intérieur d'un cadre matériel végétal. Grâce au traitement pictural qu'en fait Watteau, les personnages se fondent pour partie dans le paysage qui les entoure, dans sa matérialité et dans sa lumière, et par d'autres aspects ils s'en détachent très clairement. C'est spécialement vrai pour l'Assemblée dans un parc pour laquelle on peut notamment revenir sur le traitement de la fillette debout près du centre du tableau : la teinte qui sert de fond à sa robe se confond avec la teinte de la pelouse alentour de telle sorte que la fillette, évidemment dotée d'un esprit, semble continue avec la matérialité du terrain qui l'environne, mais la brillance des plis de sa robe, de ses épaules et de sa coiffure, la fait vivement ressortir de ce fond de nature. La même chose vaut pour tous les personnages que des tons sombres tendent à marier avec l'ombre de l'herbe et des buissons alentour tandis que des éclats de vive lumière les font ressortir de ce fond de nature que l'on ressent purement matériel. Du moins, c'est ainsi que les humains du XVIIe siècle occidental ressentaient les herbes et les divers végétaux, car bien entendu il en irait autrement dans le cadre d'une civilisation animiste.

À la fois fondus dans le décor matériel et distingués de lui, les êtres doués d'esprits nous semblent donc ici à la fois continus et non continus avec leur environnement matériel, ce que l'on peut aussi exprimer ainsi : la continuité des êtres doués d'esprit avec leur environnement matériel est à la fois faite et défaite, tandis que ces êtres doués d'esprit « font ensemble » avec leur environnement matériel tout en manifestant leur autonomie vis-à-vis de lui. Puisque les personnages qui figurent l'esprit interviennent à égalité et de façon complémentaire avec le paysage naturel qui figure la matérialité, on est bien dans le cadre de l'option M/e. Et puisque ces deux éléments confrontés sont clairement séparés, on est bien dans le cadre d'une expression analytique de cette option.

Bien entendu, le paysage figuré dans le tableau de Watteau n'est pas un paysage purement naturel puisqu'il s'agit d'un parc, donc d'un jardin façonné par l'esprit humain, et par ailleurs les personnages qui se promènent dans le parc ne sont pas de purs esprits puisqu'ils apparaissent par le moyen de leur corps matériel. Néanmoins, malgré ces limites, personnages et paysage sont suffisamment différenciés pour que, même si on y lit une relation entre « des esprits raffinés » et un « paysage policé » davantage qu'une relation entre de purs esprits et une pure réalité matérielle, la différence entre des êtres doués d'esprit et un matériau végétal y soit clairement relatée.

Le croquis suivant schématise la version analytique de l'option M/e, il vaut pour les quatre étapes du 1er super-naturalisme. L'aspect flou de la frontière entre la matière et l'esprit est symbolisé par le pointillisme utilisé pour représenter la matière qui, ainsi, n'a pas de limite précise, tandis que les allers et retours répétés de la flèche entre la position de l'esprit et la position de la matière correspondent à la mise en relation de ces deux pôles, établis à égalité et sans que l'un ne soit spécialement considéré comme le point de départ de cette relation et l'autre considéré comme sa destination.

 

 


 

schéma de principe de la version analytique de l'option M/e du 1er super-naturalisme en peinture, celle qui traite la relation matière/esprit en envisageant de façon équilibrée l'intervention de l'esprit et les potentialités de la matière

 

 

Si ce qui relève de l'esprit raffiné et ce qui relève de la nature policée sont toujours bien tranchés dans les tableaux de Watteau, il n'en va pas de même dans l'Enlèvement d'Europe de Coypel. Rien n'y apparaît comme « naturel » en effet : le taureau blanc est le déguisement d'un Dieu et n'est donc pas un animal domestique mais un esprit qui a pris la forme d'un animal, les angelots ne se rencontrent pas dans le monde matériel mais sont de pures inventions de l'esprit, tout comme les personnages du premier plan, hybrides d'humains et de poissons. De façon générale, tous les éléments figurés dans ce tableau apparaissent clairement comme de pures inventions de l'esprit : les personnages, les animaux, les phénomènes naturels correspondant aux vagues et aux nuages, et même le sujet proprement dit du tableau ainsi que l'endroit qu'il représente. Autant, à l'époque antique, l'Enlèvement d'Europe pouvait encore évoquer une indifférenciation entre les esprits des Dieux et celui des humains, entre l'apparence physique des Dieux et celle des humains, en ce XVIIe siècle de l'Occident chrétien on ne pouvait plus croire à la vraisemblance possible de telles scènes. Leur invraisemblance était précisément utile pour donner l'occasion de représenter des scènes dans lesquelles, à l'évidence pour les contemporains, il était admis que même les corps physiques matériels représentés correspondaient à des réalités inventées par des esprits humains. On peut ainsi avancer que le recours fréquent aux scènes mythologiques, après la Renaissance et pendant plusieurs siècles encore, relevait du besoin de mettre en scène ce que l'on pourrait appeler des « esprits matériels » ou des « apparences matérielles d'esprits », besoin qui était celui de recourir à une version synthétique de l'option M/e dans laquelle la matière et l'esprit interviennent à part égale. Cette version de l'option M/e est en effet de nature synthétique puisqu'il est impossible de séparer visuellement ce qui relève de la matière et ce qui relève de l'esprit dès lors que la matérialité des personnages y est clairement reconnue comme une pure invention de l'esprit.

 

Le croquis suivant schématise la version synthétique de l'option M/e, il vaut pour les quatre étapes du 1er super-naturalisme. L'aspect flou de la frontière entre la matière et l'esprit est à nouveau symbolisé par le pointillisme utilisé pour représenter la matière puisque, ainsi, elle n'a pas de limite précise. Les flèches symbolisent l'esprit qui s'étale sur toute la surface de la matière pour s'y confondre sans que l'on puisse finalement distinguer les deux notions qui se superposent à égalité. On rappelle que, comme pour tous les schémas précédents, l'aspect concentré de l'esprit et celui étalé de la matière correspondent au caractère super-naturaliste de l'ontologie concernée, et que l'inverse vaudrait pour l'ontologie super-animiste.

 

 


 

schéma de principe de la version synthétique de l'option M/e du 1er super-naturalisme en peinture, celle qui traite de façon équilibrée l'intervention de l'esprit et les potentialités de la matière

 

 

À la lumière des exemples que l'on vient d'analyser, on peut maintenant décrire à nouveau le principe de chacune des 3 options, tel qu'il vaudra pour toutes les étapes du 1er super-naturalisme et que l'on vient seulement d'envisager pour sa dernière étape :

         l'option e consiste à mettre en valeur l'intervention de l'esprit sur la matière. Pour cela, le peintre figure des interventions que son esprit propose d'opérer sur l'aspect réel de la matérialité représentée dans son tableau. Cette option correspond à ce que l'on appelle usuellement le « style » du peintre, sa « patte ». La version analytique de cette option permet de considérer séparément l'aspect réel du matériau représenté et son aspect affecté par l'intervention de l'esprit du peintre, sa version synthétique ne distingue pas ces deux apparences.

         L'option M consiste à mettre en valeur la potentialité propre de la matière. Pour obtenir ce résultat, qui doit apparaître comme « naturel », le peintre choisit pour son tableau un cadrage adéquat, ou il choisit l'instant précis où se déroule la scène, ou bien l'intensité ou la direction de sa lumière. Bref, l'option M correspond à ce que l'on appelle usuellement la « mise en scène » du tableau. Sa version analytique permet de séparer ce qui, dans l'apparence matérielle représentée, correspond à un contenant et ce qui correspond à un contenu, sa version synthétique ne permet pas cette séparation.

         l'option M/e met en regard, à parts égales, les manifestations de l'esprit et les manifestations de la matérialité, et met en évidence leurs relations. Principalement, c'est en s'appuyant sur le « sujet » du tableau que le peintre obtient son résultat. Si les manifestations de l'esprit et les manifestations de la matérialité sont séparables dans le sujet mis en scène, alors il s'agit de sa version analytique, dans le cas contraire il s'agit de sa version synthétique.

 

Il est rappelé que ces trois options ne sont valables que dans le cadre de l'ontologie du 1er super-naturalisme, c'est-à-dire dans le cadre d'une ontologie où la notion de matière et la notion d'esprit sont globalement confrontées l'une à l'autre, et dans laquelle, aussi, la limite de ces deux notions reste floue, étalée, mal tranchée.

Il en ira autrement dans le cadre du 2d super-naturalisme que l'on étudiera plus loin. Alors la frontière entre les deux notions sera clairement tranchée et l'on sera toujours clairement et totalement en face de l'une ou en face de l'autre. Cette brutalité de séparation, différente de la transition progressive caractéristique du 1er super-naturalisme, donnera lieu à des options sensiblement différentes, et notamment un tableau peint ne pourra plus mélanger aussi facilement diverses options dès lors que, entre se placer du point de vue de l'esprit complètement face à la matière ou du point de vue de la matière complètement face à l'esprit, il faudra choisir, sans plus pouvoir faire des allers et retours constants entre les deux options. Par différence, dans le cas de l'Assemblée dans un parc de Watteau, on a vu que l'on pouvait tour à tour envisager le point de vue de l'esprit, puis celui de la matière, puis un point de vue balancé entre ces deux notions, et il est même parfois possible de considérer tour à tour une version analytique et une version synthétique d'une même option dans un même tableau. Une telle souplesse ne sera plus possible avec l'ontologie suivante qui impliquera d'avantage de rigidité dans l'expression.

 

Au passage, il est intéressant de remarquer l'utilité qu'il y avait, pour les besoins du 1er super-naturaliste et donc depuis la Renaissance, d'adopter en peinture une représentation très réaliste du monde matériel en recourant pour cela à la perspective.

Au Moyen Âge, une représentation seulement symbolique du monde pouvait suffire dès lors qu'il n'était pas encore envisageable de mettre en relation directe des faits de l'esprit et des faits de matière. Il ne servait à rien, par exemple, qu'une relation réaliste entre les tailles respectives d'un personnage et d'un bâtiment soit respectée puisqu'il ne s'agissait pas de « représenter » un personnage dans ou devant un bâtiment, seulement d'évoquer un personnage symbolique, roi, saint, simple croyant, voire pêcheur, et de seulement évoquer une circonstance de lieu, le bâtiment figuré étant alors soit « l'église », soit « le palais », soit « la maison d'un croyant ».

À partir de la Renaissance, cette fois, pour mettre en jeu l'option e qui consiste à faire apparaître de quelle façon l'esprit du peintre propose de modifier l'apparence de la matérialité, il faut bien que l'on puisse croire que ce qui est figuré dans le tableau correspond à l'apparence réelle des choses, fût-ce légèrement modifiée par la « patte » de l'artiste qui, par exemple, va user de couleurs plus contrastées que dans la réalité, ou d'éclairages plus brutaux, ou bien révéler des effets appuyés de perspective au moyen du dessin d'un carrelage ou du dessin d'une enfilade d'arcades.

Philippe Descola envisage que, pour l'ontologie naturaliste naissante, la représentation réaliste de l'univers était utile pour montrer les continuités ressenties entre toutes les apparences matérielles. Ici, nous suggérons que la représentation réaliste était plutôt utile pour faire valoir des décalages entre l'aspect réel de la réalité matérielle et son aspect transformé par l'esprit du peintre. D'ailleurs, on remarquera que les représentations réalisées par les peintres de cette époque n'ont jamais eu un caractère de « vérité photographique », ou « d'hyper-réalisme ». Comme on va maintenant le voir en suivant l'une après l'autre toutes les étapes du 1er super-naturalisme, toujours elles ont eu l'apparence de recréations de la réalité matérielle « réelle » interprétée par le style de l'artiste, et donc déformée par lui, et bien souvent il s’agissait aussi de scènes mythologiques ou religieuses purement inventées et ayant donc une apparence matérielle complètement inventée par l'esprit du peintre.

 

 

7.2.  Construction de la frontière, en peinture :

 

Chaque phase ontologique comporte au moins quatre étapes successives pendant lesquelles les relations entre la matière et l'esprit fonctionnent de la même façon, mais chaque étape correspond à un cran de maturité supplémentaire. Si la dernière étape fonctionne donc toujours comme les précédentes, le rapport entre la matière et l'esprit y a également acquis une propriété nouvelle qui permet une modification de son fonctionnement et le basculement vers une nouvelle phase.

Avec Watteau, nous venons d'envisager la dernière étape du 1er super-naturalisme. Nous y avons vu que, de diverses façons, Watteau avait exacerbé au maximum la différence entre la matière et l'esprit, qu'il avait affirmé autant que possible la frontière entre ce qui relève de la matérialité et ce qui relève de l'esprit. On rappelle que, au départ de sa phase ontologique, c'est-à-dire au sortir de la phase analogiste, la situation était la suivante :

         la matière et l'esprit avaient tous deux acquis le statut de notions globales, c'est-à-dire qu'elles ne se concevaient plus au cas par cas ;

         la matière et l'esprit étaient en situations dissymétriques, saisie selon le type 1/x pour ce qui concerne l'esprit et selon le type 1+1 pour ce qui concerne la matière ;

         enfin, du fait que les deux notions étaient pour la première fois mises ensemble en tant que notions globales et qu'elles n'avaient donc pas encore appris à bien se différencier l'une de l'autre dans une telle circonstance, la limite entre elles était encore floue, difficile à saisir.

L'obstination de Watteau à contraster au mieux ce qui relève de la matérialité et de l'esprit révèle que son obsession concernait le dernier aspect de cette situation, qu'elle était de supprimer le flou qui existait dans la séparation entre ce qui relève de la matière et ce qui relève de l'esprit.

Compte tenu du fait que Watteau appartenait à la dernière étape du 1er super-naturalisme, c'est l'état de netteté maximale qu'il était possible d'obtenir pour cette frontière que nous avons considérée en analysant son œuvre. Pour maintenant comprendre comment cet état de netteté maximale s'est progressivement construit à partir du flou qui existait à la sortie de l'analogisme, nous allons maintenant revenir en arrière et envisager l'évolution de l'art depuis la Renaissance. Comme il serait fastidieux d'envisager tous les aspects des trois étapes qui précèdent celle de Watteau, et comme cette période de l'histoire de l'art est surabondamment étudiée dans les ouvrages, on se contentera de quelques exemples pour montrer comment le rapport entre la matière et l'esprit devient de plus en plus conflictuel, de plus en plus violent, et comment se durcit donc progressivement la séparation entre la matière et l'esprit pour en dissiper le flou.

Là aussi pour ne pas rester trop longtemps sur cette période, ce rapide passage en revue de l'évolution de l'ontologie du 1er super-naturalisme à travers la peinture se fera systématiquement dans le cadre de la version analytique de l'option e.

 

 

La 1e étape du 1er super-naturalisme correspond à la Renaissance du XVe siècle.

Pour l'illustrer, on prend d'abord l'exemple d'un élément de prédelle de Fra Angelico qui vécut de 1400 environ à 1455 : Le Martyre des saints Cosme et Damien. On trouve dans cette prédelle de retable l'une des particularités typiques du style de Fra Angelico : des couleurs acidulées assez criardes et relativement peu marquées par les ombres qui restent elles-mêmes très lumineuses. L'ensemble du paysage et des personnages est assez réaliste et il s'étage normalement dans la profondeur de la perspective, mais ces taches colorées trop criardes, trop lumineuses et trop peu marquées par l'ombre tranchent avec ce que serait l'apparence réelle de la scène.

 

 


Fra Angelico : Le Martyre des saints Cosme et Damien (1438 à 1443)

Source de l'image : http://cartelfr.louvre.fr/cartelfr/visite?srv=car_not_frame&idNotice=1198

 

 

Ces couleurs trop criardes et ces ombres trop lumineuses, ce sont les procédés utilisés par l'esprit de Fra Angelico pour forcer la frontière de la matière à se révéler afin de combattre l'aspect flou qu'il en ressent. Ces procédés relèvent de la première étape de la phase ontologique en cours, raison pour laquelle les effets de contrastes ne sont pas encore internes aux vêtements des personnages et pour laquelle ils n'opposent pas encore, non plus, les tons sombres des fonds aux détails très lumineux des plis des vêtements comme il en ira chez Watteau. À cette première étape, on a seulement affaire à une lumière anormalement vive et anormalement uniforme qui irradie et tranche ainsi avec l'aspect naturel de la scène.

Les ombres sont trop lumineuses, mais des montagnes aussi on peut dire qu'elles sont trop uniformément marron ou vertes, du chemin qu'il est trop uniformément gris, des murailles qu'elles sont trop uniformément claires. Comme chez Watteau, la lumière sert donc à exciter la surface de la matière pour la sortir de son flou, mais elle est encore peu contrastée à l'intérieur même de chacune des surfaces colorées.

 

 


Piero della Francesca : La Flagellation du Christ (1444 à 1478 – détail)

Source de l'image :
https://commons.wikimedia.org
/wiki/File:Piero_
della_Francesca_042.jpg

 

 

Chez Piero della Francesca (vers 1412-1420 à 1492), autre peintre de la Renaissance italienne, on peut faire les mêmes observations concernant la luminosité des scènes. Ainsi, par exemple, dans sa Flagellation du Christ : mêmes couleurs trop uniformes et trop lumineuses que les ombres propres ne parviennent pas à assombrir, à tel point que même les murs et les plafonds intérieurs sont aussi clairs que s'ils étaient translucides et éclairés de l'intérieur.

 

 

Lors de la Renaissance du XVe siècle, les deux effets plastiques principaux sont le relié/détaché et l'un/multiple.

Effectivement, du fait de leur excessive stridence, de leur excessive uniformité et de leur excessive luminosité, les surfaces colorées se « détachent » visuellement alors qu'elles restent parfaitement arrimées, et donc reliées, à la forme qu'elles recouvrent et qui irradie leur lumière.

Quant à l'autre effet, il est obtenu par la multiplicité des couleurs acidulées différentes qui se détachent, chacune se signalant pour elle-même à l'intérieur d'une scène dont l'unité ne souffre pas de ce bavardage coloré. À petite échelle, on constate aussi dans le tableau de Fra Angelico que chaque couleur principale se retrouve en des parties du tableau qui sont nettement écartées et isolées les unes des autres de telle sorte que de multiples formes autonomes les unes des autres appartiennent ensemble à la même unité de couleur : les bleus des vêtements des trois suppliciés écartés les uns des autres, mais aussi les bleus des vêtements de spectateurs tout aussi écartés les uns des autres ; le rouge vif que l'on retrouve sur des personnages également très éloignés les uns des autres, parfois sur l'ensemble du vêtement, parfois sur les chausses, parfois dans un bonnet ou un gilet ; même chose pour le rose pâle, ou pour le vert réparti entre l'herbe et des arbres bien séparés les uns des autres. Chaque fois, donc, une seule couleur qui regroupe de multiples formes écartées les unes des autres et donc bien distinctes. Dans le tableau de Piero della Francesca c'est plutôt le blanc et le brun foncé des marbres qui, chacun pour son compte, forme une unité colorée décomposée en multiples parties bien écartées.

Cette dispersion d'une même couleur en des endroits bien séparés joue d'ailleurs aussi un rôle dans l'effet de relié/détaché puisque des surfaces ainsi détachées les unes des autres sont reliées ensemble par la couleur identique qui les rassemble.

 

Au passage, on notera chez Fra Angelico que l'usage de volumes simplifiés et anormalement lisses tranche également avec l'apparence normale de la matérialité de la scène, ce qui correspond à la version synthétique de l'option e puisque nous peinons à reconstituer quel serait son aspect réel exempt de ces simplifications. Pour sa part, la virulence lumineuse irréaliste des couleurs tranche avec le dessin réaliste des volumes dans l'espace, ce qui donne l'occasion d'un contraste dont les deux termes sont distinctement repérables, ce qui correspond donc à l'aspect analytique de cette même option.

 

 

La 2e étape du 1er super-naturalisme correspond approximativement à la toute fin du XVe siècle et au XVIe siècle tout entier.

Nous prenons comme premier exemple une peinture du Titien (vers 1488-1576), le portrait du Doge Andrea Gritti dont un détail est donné ci-dessous. Cette fois encore, nous examinons ce qu'il en est du traitement de la couleur et de sa lumière.

 

 


 

 

 

Titien : Portrait du Doge Andrea Gritti (vers 1515 – détail)  Source de l'image : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Titian_-_Portrait_of_Doge_Andrea_Gritti_-_WGA22956.jpg 

 

 

La différence avec les deux exemples précédents saute aux yeux : finies les couleurs très uniformes. Désormais, d'un coup de pinceau à l'autre la nuance du rouge, du blanc ou du beige se modifie, la couleur ayant gagné en richesse et en somptuosité complexe ce qu'elle a perdu en cristalline homogénéité. Finie donc la luminosité trop uniforme et les ombres aussi lumineuses que les plages éclairées, désormais, d'un endroit à l'autre de la surface, la lumière ne cesse de se disputer avec le sombre et les ombres sont désormais vraiment brunes ou noires, et vraiment profondes. Auparavant, les ombres n'étaient que des renseignements indiquant comment le volume tourne dans l'espace malgré l'uniformité de sa luminosité, maintenant, accompagnées d'éclats de lumière, elles animent dans le détail les textures des tissus et des peaux, l’œil ne cessant de parcourir ces détails qui se modifient sans cesse sans jamais pouvoir trouver un repos en se fixant sur une quelconque surface enfin uniforme ou stable.

À l'étape précédente, c'est la façon dont la lumière cristalline d'une couleur tranchait avec ses voisines et avec le dessin des formes qui dominait l'effet produit, maintenant c'est l'instabilité de notre regard qui constitue l'effet principal. Cette instabilité correspond au nouvel effet plastique dominant qui remplace le relié/détaché, celui du centre/à la périphérie. Cet effet est toujours difficile à décrire, mais l'incompatibilité de ses termes dit bien l'instabilité qu'il implique : si nous ne pouvons décider si nous sommes au centre ou la périphérie d'une forme, nous sommes nécessairement décontenancés et constamment déstabilisés par l'échec de notre tentative pour nous repérer. Pour mettre en acte cette instabilité, l'un des moyens dont dispose les artistes est justement cette circulation sans fin du regard que l'on trouve chez Titien, une circulation sans cesse relancée par la transformation incessante de la surface colorée qui nous entraîne ainsi toujours plus loin pour en lire l'évolution et les bifurcations.

Assez exceptionnellement, l'autre effet plastique dominant est identique à celui de l'étape précédente. Il s'agit toujours du un/multiple, mais la façon de l'utiliser a changée : chez Fra Angelico il s'agissait d'une couleur unique répartie sur de multiples formes séparées, chez Titien il s'agit maintenant d'une même couleur divisée en de multiples nuances diversement éclairées d'un endroit à l'autre de la même surface.

 


 

Léonard de Vinci : La Joconde

(détail - vers 1503-1506)

Source de l'image : https://fr.wikipedia.org/wiki/La_Joconde


 

 

 

El Greco (Domenikos Theotokopoulos) : L'Ouverture du cinquième sceau de l'Apocalypse (1608-1614, détail)

Source de l'image : https://www.francetvinfo.fr/culture/arts-expos/peinture/madrid-le-greco-inspirateur-de-la-peinture-moderne-au-prado_3364243.html

 

 

L'instabilité de la couleur permet donc de faire simultanément un effet d'instabilité du regard et un effet de multiplicité dans l'unité, mais le même résultat peut aussi être obtenu par l’insaisissabilité de la forme, ainsi que le fait, par exemple, le sfumato de Léonard de Vinci. Ce procédé consiste à relier en continu toutes les surfaces les unes aux autres tandis que se détache doucement, ici ou là, une zone ombrée sur un fond lumineux qui reste continu, à moins que ce ne soit, au contraire, un éclat de lumière qui se détache de façon très amortie sur un fond d'ombre. La Joconde est l'archétype de cet effet, l'insaisissabilité de sa forme, en particulier de son sourire, correspond parfaitement à l'instabilité propre à cette étape : impossibilité de saisir la forme qui se dérobe aussitôt que l'on croit l'avoir cernée, instabilité de notre regard que les doux vallonnements de la forme entraînent toujours un peu plus loin sans jamais que l'on puisse déceler le contour qui pourrait en être la limite.

En matière d'instabilité de la couleur, difficile de ne pas évoquer le peintre El Greco (1541-1614) qui relève de la même étape. Dans son « Ouverture du cinquième sceau » qui date de la période finale de son activité, non seulement on ne peut jamais fixer notre regard tellement sa touche colorée ne cesse de nous déstabiliser pour nous entraîner plus loin, mais ce sont les formes mêmes des personnages et des nuages qui se révèlent comme instables, en constant mouvement.

 

 

On passe au XVIIe siècle et la 3e étape du 1er super-naturalisme avec le visage de « La Jeune Fille à la perle » de Vermeer (1632-1675). La différence avec La Joconde sera l'occasion de montrer l'évolution qui s'est produite depuis l'étape précédente.

 

 


Vermeer de Delf : La Jeune Fille à la perle (1665 – détail)

Source de l'image : https://commons.wikimedia.org
/wiki/File:Johannes_Vermeer_%281632-1675%29_-_
The_Girl_With_The_Pearl_Earring_%281665%29.jpg

 

 

Tout comme le visage de La Joconde, celui de La Jeune Fille à la perle présente des surfaces lisses et de doux vallonnements qui permettent au regard de circuler sans heurt, par exemple du menton aux joues, puis au nez, puis au front. Mais il en va autrement pour les éclats de lumière qui font briller la perle à son oreille, les deux points éclatants sur l'iris de ses yeux, la petite tache claire à la commissure de ses lèvres et les éclats de lumière qui montrent le mouillé de ses dents et de sa lèvre inférieure.

Ces points lumineux-là, et même celui du blanc de son col, forment autant d'éclats sur lesquels notre regard doit s'arrêter, se fixer. Et le mieux est encore de les fixer tous ensemble, à moins de se laisser aller à basculer sans arrêt de l'un à l'autre car, pour notre regard, aucun n'apparaît plus important ou plus central que les autres.

Ce basculement incessant entre un point lumineux fixe et un autre point lumineux fixe correspond à l'effet plastique principal de cette nouvelle étape, un effet par lequel on est entraîné/retenu. Ici, cela veut dire que l'on est entraîné à fixer notre regard sur un point lumineux, puis entraîné à en fixer un autre qui nous apparaît finalement tout autant attirant par son éclat, ce qui nous entraîne à rediriger notre regard vers le précédent ou vers l'un quelconque des autres points lumineux, etc.

Cet effet se manifeste aussi d'une autre façon : alors que le visage de La Joconde était tout entier fait de zones aux formes insaisissables obligeant notre regard, sans cesse déstabilisé, à passer en continu d'une forme à l'autre, cette fois-ci notre regard est constamment obligé de choisir entre, d'une part des formes lisses et sans aspérité (le visage) ou rapidement brossées et sans détails sur lesquels s'arrêter (le turban, le col de la chemise), d'autre part, des éclats de lumière bien localisés que nous ne pouvons pas saisir sans les fixer. Bref, notre regard est constamment partagé entre des surfaces qu'il peut parcourir à toute vitesse, des surfaces « vite lues », « vite circulées du regard », et des points fixes sur lesquels il doit s'arrêter.

Ce deuxième aspect d'entraîné/retenu est fréquemment utilisé par Vermeer qui entraîne souvent notre regard dans une circulation rapide sur des surfaces lisses ou sur des surfaces brossées à grands traits et sans détail pour nous y arrêter, et qui aussi, à l'inverse, le retient sur des zones très détaillées qui ne peuvent être lues de la même façon mais seulement par une longue inspection minutieuse. Ainsi, par exemple, dans sa Vue de Delf, au grand ciel pommelé de grands nuages sans détail et vite lus, ainsi qu'au quai du premier plan uniforme également vite regardé, s'opposent les infinis détails des toits, des murs et des arbres qui obligent sans cesse notre regard à s'arrêter pour examiner, qui une tuile qui brille au soleil, qui un rang de briques un peu plus claires ou un peu plus rouges dans un mur, qui des feuilles qui brillent dans les arbres, etc. Ou bien ce sont les mains et les bras de La Laitière qui, presque flous d'être si grossièrement peints et sur lesquels notre regard ne peut que glisser rapidement, s'opposent aux éclats minusculement détaillés sur le rebord du broc ou sur la croûte des pains. Ce sont encore le mur uniforme, le meuble, les mains, le visage et les tissus en grands plans simples de La Dentellière sur lesquels notre regard peut circuler rapidement qui s'opposent aux détails presque microscopiques des fils de son ouvrage, ou qui s'opposent à quelques tracés colorés et à quelques minuscules points lumineux répartis çà et là.

En plus de faire de l'entraîné/retenu, ce mélange de surfaces que le regard parcourt facilement et de détails sur lesquels il doit nécessairement s'arrêter relève aussi de l'autre effet plastique dominant à cette étape, celui du regroupement réussi/raté. Dans la Jeune Fille à la perle, comme dans tous les autres exemples de Vermeer que l'on a donnés, il est indiscutable que l'ensemble du tableau est rassemblé dans une vue cohérente et bien lisible. De ce point de vue, donc, le rassemblement de toutes les parties du tableau dans une vue unique est bien réussi. Toutefois, si l'on se réfère à l'impossibilité de lire de la même manière tout le tableau, certaines de ses parties nous incitant à une lecture rapide tandis que d'autres nous obligent à nous attarder sur leurs détails, lesquels détails, d'ailleurs, se font concurrence entre eux et ne peuvent être distinctement lus tous ensemble avec la précision que chacun mériterait, alors, de ce point de vue là, on peut aussi dire que la vue que propose le tableau n'est pas rassemblée dans une lecture unique de telle sorte que le regroupement du tableau dans une même vision est donc raté : le regroupement est réussi par un aspect, il est raté par l'autre.

 

 

À l'étape suivante, la 4e du 1er super-naturalisme, on est à la toute fin du XVIIe siècle et pendant la première moitié du XVIIIe, c'est-à-dire que l'on a retrouvé l'étape de Watteau et on renvoie donc aux développements qui lui ont été consacrés.

 

 

On peut maintenant faire un rapide bilan de l'évolution qui va de Fra Angelico à Watteau :

 

Les quatre étapes que l'on a fait défiler, on l'a dit, sont celles du 1er super-naturalisme. La caractéristique de cette ontologie est que les notions de matière et d'esprit sont désormais chacune ressentie de façon globale et en relation avec l'autre, mais la frontière qui les sépare est encore floue, impossible à clairement ressentir. C'est la situation que vivent les artistes de cette époque, mais on a vu que leur art « n'exprime pas » cette situation, qu'il n'en est pas le « reflet ». Au contraire, leur art apparaît comme le moyen par lequel les artistes cherchent à dépasser cette situation en remédiant au flou qui lui est inhérent et qui les gêne, et pour cela ils s'efforcent de rendre plus tangible et mieux marquée la frontière entre ce qu'ils ressentent être leur esprit et ce qu'ils ressentent être la matière.

À la Renaissance du XVe siècle, tout d'abord, et afin de pouvoir mettre en scène les modifications qu'ils entendent apporter à la perception du monde matériel, les peintres italiens vont apprendre à le représenter de façon crédible, ce qui donnera lieu à l'invention de la perspective et, sur cette représentation désormais suffisamment crédible du monde matériel, ils vont forcer la luminosité des couleurs pour figurer le désir de leur esprit de rendre la frontière du monde matériel plus présente. Un peu comme l'on tente de dissiper l'inconvénient du brouillard en allumant des phares qui en percent un peu le flou.

À l'étape suivante, on a vu comment Titien rendait la surface du monde matériel aussi vivante qu'il était possible pour notre regard, comment il la moirait de couleurs changeantes pour lui donner le maximum de présence. Une activité de la surface du monde matériel qui était d'ailleurs encore plus forcenée dans le cas du Gréco.

À l'étape encore suivante, avec Vermeer, on a vu que la surface du monde matériel impliquait pour nous une activité de lecture encore plus intense puisqu'elle était séparée en parties aux modes de lecture mutuellement incompatibles, certaines constituant des points fixes arrêtant notre regard, d'autres, au contraire, l'entraînant à circuler très rapidement.

À la dernière étape, celle de Watteau, le monde matériel n'est plus seulement révélé par sa surface, il acquiert une véritable profondeur et il est désormais bien dressé dans l'espace en face de l'esprit qui le considère : le monde matériel est maintenant doté d'une limite extérieure absolument tangible sur laquelle la lumière fait des reflets violents, et l'on perçoit bien la profondeur plus sombre de la matière située à l'arrière de cette limite. L'esprit peut désormais se ressentir clairement en deçà de la frontière qui le sépare de la matière, et il peut ressentir tout aussi clairement que la matière est tout entière de l'autre côté de cette frontière-là.

 

 

 

>>>  les mêmes notions concernant l'architecture sont présentées de façon un peu différente mais plus complète dans les textes en pdf suivants : pour les deux étapes de la Renaissance, pour la période baroque, et pour la période rococo

 

7.3.  Construction de la frontière, dans l'architecture :

 

Après l'évolution de la peinture pendant le 1er super-naturalisme, l'évolution de l'architecture pendant la même période. Toujours aussi schématiquement puisque, comme pour la peinture, pour chaque exemple donné il aurait pu en être donné des dizaines d'autres correspondant à autant de manières de procéder différentes.

Avec l'architecture aussi, nous devrons observer la façon dont évolue la relation entre ce qui relève de la matière et ce qui relève de l'esprit. Même si la peinture relève fondamentalement du domaine de l'esprit, nous avons vu que l'on pouvait y distinguer les deux notions. Par exemple, parce que la notion de matière y avait pour support la matière végétale ou construite représentée, tandis que les personnages représentés dans cet environnement matériel y évoquaient la notion d'esprit. On a vu aussi que la façon dont la surface de la matérialité représentée était traitée picturalement impliquait des effets précis sur la façon dont notre esprit lisait cette surface, par exemple en déstabilisant cette lecture. C'était là une autre manière de mettre en relation la matière et l'esprit.

Dans une architecture, on est cette fois fondamentalement dans le domaine de la matière puisque toute architecture est nécessairement faite de matière, mais là aussi il nous faudra distinguer ce qui relève d'un effet de matière et ce qui relève du domaine de l'esprit pour y lire le rapport entre les deux notions. Dans chaque exemple analysé cela sera précisé, mais on peut dès maintenant annoncer de quelle façon cette séparation des deux notions pourra se faire :

         dans une architecture, l'aspect spécifiquement matériel concerne naturellement le procédé de mise en œuvre technique du matériau. Il concerna aussi les formes qui sont difficilement lues en les suivant des yeux et qui sont davantage perçues par la confrontation de notre propre corps matériel avec la matière du bâtiment qui nous fait face ou à l'intérieur duquel on se trouve : l'effet de masse ou de volume proposé par le bâtiment, les purs effets de surface produits par la nature du matériau, le ressenti de la pesanteur qui s'exerce sur la masse du matériau et, assez souvent, l'horizontalité qui est ressentie comme une soumission régulière du matériau du bâtiment à l'effet de la gravité ;

         de son côté, l'esprit s'y manifeste préférentiellement par des tracés que l'on peut distinctement suivre des yeux et qui apparaissent comme décidés intentionnellement par un esprit. Souvent, ces tracés sont verticaux, car cette direction souligne l'intention de l'esprit d'ériger ces formes malgré la pesanteur qui tend à étaler horizontalement la matière. L'esprit peut aussi se manifester par l'emploi de styles hérités d'époques passées et dépendant donc de la mémoire historique, une mémoire qui est spontanément ressentie comme une propriété propre à l'esprit.

Pendant tout le 1er super-naturalisme, dès lors que règne une situation de flou entre les notions de matière et d'esprit, le recours aux ordres antiques s'avère spécialement adapté, car leur système de colonnes et architraves peut aussi bien convenir pour exprimer des effets de matière que pour relever de l'esprit, puisqu'il mélange une technique de mise en œuvre du matériau et une référence à l'histoire de l'architecture à laquelle l'esprit est sensible. Les ordres antiques permettent aussi de faire se confronter facilement des soubassements horizontaux qui affirment la présence massive du matériau pierre et des colonnes dont l'érection verticale a été visiblement décidée et tracée par l'esprit.

Comme dans la peinture de cette période, trois options sont possibles en architecture, selon que l'on privilégie le point de vue de l'esprit (option e), celui de la matière (option M), ou la relation équilibrée entre ces deux notions (option M/e). Et pour chacune de ces options on aura évidemment une version analytique et une version synthétique. Pendant le 1er super-naturalisme, tout comme dans la peinture, le flou de la frontière entre les deux notions permet de combiner plusieurs options, ce que l'on verra tout particulièrement avec le premier exemple dont on traitera.

Comme avec la peinture, nous commençons par la dernière étape du 1er super-naturalisme, puis nous parcourrons les étapes précédentes qui ont progressivement mené à la maturité de cette dernière étape.

 

 


Johann Michael Fischer : façade de l'église de Zwiefalten (Allemagne)

Source de l'image : Michael Norz sur Google Map

 

 

En architecture, c'est dans les territoires de l'actuelle Allemagne que le style rococo a été le plus prolifique et le plus inventif, n'étant pas bridé comme en France par un académisme de rigueur.

Le fronton de l'église bénédictine de Zwiefalten, construite de 1741 à 1753 par l'architecte Johann Michael Fischer (1692-1766), est à mon sens un chef-d'oeuvre de concision et d'habileté formelle, au point que, malgré sa taille restreinte et sa relative sobriété, pour un bâtiment de style rococo s'entend, elle va pouvoir nous servir à illustrer chacune des trois options de la première étape, et cela même dans chacune de leurs deux versions.

On l'a déjà dit, l'enjeu de cette étape est de différencier le plus clairement possible ce qui relève de la matière et ce qui relève de l'esprit afin de construire une limite aussi claire que possible entre ces deux notions. Comme il s'agit d'architecture et que l'on y est complètement dans le domaine de la matière, ce n'est pas à une séparation des deux notions mais à une affirmation aussi forte que possible de l'esprit en contraste avec la matière utilisée que nous devons nous attendre.

 

 

On commence par l'option e qui valorise la spécificité de l'esprit, dans sa version analytique. Le principe de cette version est que l'esprit s'appuie sur la matière pour produire des effets qui le font apparaître de plus en plus distinctement. Son caractère analytique implique que l'on puisse distinctement séparer ce qui relève de la matière et ce qui relève de l'esprit qui cherche à s'en démarquer.

On peut la schématiser par ce croquis qui vaut pour les quatre étapes du 1er super-naturalisme : la massivité de la matière y est figurée par des pointillés, et une flèche souligne la façon dont l'esprit se dégage de cette matière de façon déterminée et bien lisible.

 

 


 

schéma de principe de la version analytique de l'option e du 1er super-naturalisme en architecture, celle qui privilégie le rôle de l'esprit : l'esprit s'appuie sur la matière pour produire des effets qui font apparaître sa différence de plus en plus distinctement au fil des étapes

 

Dans la façade de l'abbaye de Zwiefalten, les deux paires de colonnes qui se dressent de part et d'autre de son axe correspondent à cette version, car il s'agit de trajets verticaux qui tranchent visuellement sur la masse du matériau de la façade, et notamment qui s'érigent en se séparant des socles horizontaux massifs qui constituent la base du bâtiment. En partie haute, leurs trajets tranchent aussi sur la massivité de leurs entablements qui, de part et d'autre, vont se fondre dans les masses latérales de la façade.

Bien entendu, on retrouve les effets plastiques principaux que l'on avait constatés chez Watteau. Le fait/défait se lit dans la netteté bien faite avec laquelle se dégage le cylindre des colonnes pour procurer un effet de verticales bien affirmé, tandis que des pilastres latéraux, regroupés avec les colonnes sous un même entablement, défont cette netteté en se fondant plus ou moins dans la masse murale, et par ailleurs l'effet de verticales fait par les colonnes est évidemment défait par l'horizontalité de leur socle et de leur entablement. Quant à l'effet d'ensemble/autonomie, il se lit dans la façon dont chaque paire de colonnes s'érige en groupe séparé, et donc autonome, de part et d'autre de l'axe de la façade, de la sorte faisant ensemble un effet de miroir par rapport à cet axe. En outre, grâce au fronton triangulaire brisé mais continu qui relie ces deux paires de colonnes autonomes, elles font ensemble un effet de portique brisé en son centre.

 

 

Dans la version synthétique de l'option e, il n'est plus possible de séparer visuellement l'effet de matière de la lecture d'un trajet captivant l'attention de l'esprit. Pour cela, l'esprit de l'architecte utilise la mise en œuvre de la matière pour s'affirmer de plus en plus clairement au fil des étapes de cette phase ontologique.

On peut la schématiser par ce croquis qui vaut pour les quatre étapes du 1er super-naturalisme : la massivité de la matière y est figurée par des pointillés tandis qu'une flèche englobant ces pointillés souligne la façon dont l'esprit enrôle la matière mise en œuvre pour les besoins de l'affirmation de sa propre autonomie.

 

 


 

schéma de principe de la version synthétique de l'option e du 1er super-naturalisme en architecture, celle qui privilégie le rôle de l'esprit : l'esprit enrôle la matière mise en œuvre pour affirmer son autonomie de plus en plus distinctement au fil des étapes

 

Ici, c'est le contour décousu du fronton qui correspond à cette version. Certainement, ce tracé qui commence par un enroulement en partie basse, qui se casse ensuite légèrement avant d'atteindre un nouvel enroulement à mi-hauteur, qui se casse ensuite complètement pour perdre toute continuité, puis qui reprend dans le vide pour tracer une succession de courbes et de contre courbes, capte l'attention de l'esprit et relève ainsi d'une intention de l'esprit puisqu'il ne correspond en aucune manière à une nécessité technique liée aux matériaux utilisés ou à une quelconque propriété de ce matériau qui serait mise en valeur de cette façon. L'esprit de l'architecte use ici en toute liberté du matériau à sa disposition pour mettre en scène une suite de tracés qui captivent son esprit en produisant des effets plastiques qui relèvent spécifiquement de cette étape : de façon évidente, la continuité de ce contour de fronton est à la fois faite dans son ensemble et défaite dans ses détails de petite échelle (effet de fait/défait), tandis que les différents tronçons de ce contour, tout en formant ensemble un même fronton unitaire, affirment chacun leur autonomie (effet d'ensemble/autonomie) dès lors que certains sont courts et d'autres longs, que certains sont concaves et d'autres convexes, que certains sont lisses et d'autres brisés, et que certains sont terminés par des enroulements tandis que d'autres ne le sont pas.

 

 


Christoph Dientzenhofer : porte latérale de Saint-Nicolas de Mala Strana à Prague

Source de l'image : Google Street

 

 

Dans le même esprit, on donne ce curieux fronton que l'on trouve sur les portes latérales de l'église Saint-Nicolas de Mala Strana à Prague (1703-1713) que l'on doit à l'architecte Christoph Dientzenhofer (1655- 1722). Compte tenu de l'habitude que l'on a de lire les frontons avec une partie gonflée au centre et des extrémités latérales pointues, on ne peut s'empêcher de lire cette forme comme un fronton tronçonné en son centre puis rétabli en inversant son côté droit et son côté gauche. Aucune nécessité du matériau ni aucune mise en valeur du matériau ne peut expliquer une telle disposition déconcertante, laquelle ne peut donc relever que d'une intention de l'architecte de « faire un effet visuel » qui capte l'attention de l'esprit.

Le fait/défait se lit de façon évidente dans cette disposition de fronton « fait à partir d'éléments cassés », tout autant que l'autonomie des deux pilastres latéraux qui font ensemble ce curieux effet de « à l'envers ».

 

 

L'option M correspond, dans sa version analytique, à la capacité de la matière à prendre en charge toute seule, c'est-à-dire par le moyen de la technique apparente de sa mise en oeuvre ou par des effets de masses matérielles, la différence entre la notion de matière et la notion d'esprit. Le caractère analytique de cette version implique que l'on peut toujours séparer, en examinant l'effet produit, ce qui correspond à la notion de matière et ce qui correspond à la notion d'esprit.

On peut la schématiser par ce croquis qui vaut pour les quatre étapes du 1er super-naturalisme : la massivité de la matière y est figurée par des pointillés tandis que des flèches soulignent la façon dont la matière et l'esprit se séparent.

 

 


 

schéma de principe de la version analytique de l'option M du 1er super-naturalisme en architecture, celle qui privilégie le rôle de la matière : au fil des étapes, des effets portés par la matière la séparent de plus en plus distinctement de l'esprit

 

Dans le cas de l'abbaye de Zwiefalten, cette version correspond au contraste entre la technique courante de la façade faite de pierres taillées procurant une surface lisse, et d'autre part la technique des colonnes de la zone centrale utilisant des colonnes rondes munies d'une base et d'un chapiteau supportant un entablement horizontal. Ces éléments recouvrent en partie ceux que l'on avait envisagés pour la version analytique de l'option e, mais ils interviennent maintenant d'une autre façon. Dans l'option e, ce qui importait était le trait visuel vertical dessiné par chaque colonne qui se dressait depuis un massif horizontal. Dans l'option M, ce qui importe maintenant ce n'est pas le dessin propre aux colonnes mais le fait qu'il s'agit d'une technique particulière pour construire un bâtiment, une technique qui n'utilise pas la pierre en matériau continu mais sous forme de points porteurs écartés les uns des autres et reliés en tête par un entablement rétablissant la continuité de la surface murale. Cette façade propose donc un contraste entre deux techniques de mise en œuvre du matériau pierre, et il se trouve que, pour la culture de l'époque, seule la technique utilisant les colonnes à base moulurée et à chapiteau ionique est clairement associée aux ordres de l'architecture grecque et romaine antique, et donc à l'esprit qui connaît cette référence mémorielle. Pour sa part, la mise en œuvre d'un mur nu en pierre taillée ne met pas spécialement en jeu un quelconque effet de mémoire, il correspond seulement à une mise en valeur de la surface polie et bien réglée du matériau.

En résumé donc, l'usage de différentes techniques de mise en œuvre du matériau produit un contraste entre la surface continue lisse qui met en valeur le grain, la couleur, la régularité de taille du matériau pierre, et une disposition en portiques à colonnes écartées entre elles et dégagées du mur, une disposition qui met en branle la mémoire historique de l'esprit du spectateur. À noter que, puisque l'on est dans une phase où la séparation entre la matière et l'esprit est encore floue, aux deux extrémités latérales de la façade ainsi qu'à la liaison entre les colonnes et le mur courant, des pilastres mi-colonnes-séparées/mi-mur-plein-continu servent de transition entre les deux techniques.

On retrouve évidemment les mêmes effets plastiques que dans l'option e : l'une des deux techniques fait la continuité murale tandis que l'autre la défait ; et bien que ces deux techniques soient très autonomes l'une de l'autre dans leurs dispositions, elles font ensemble une même façade et leur contraste à l'intérieur de cette façade constitue un effet qu'elles font ensemble.

 

 


Jules Hardouin Mansart : l'église St Louis des Invalides à Paris

Source de l'image : https://fr.wikipedia.org/wiki/Hôtel_des_Invalides

 

 

Autre exemple de cette version analytique de l'option M où l'effet de contraste entre deux techniques de mise en œuvre de la pierre prend davantage d'importance, le corps principal de l'église St Louis des Invalides (1670-1677) que l'on doit à l'architecte Jules Hardouin Mansart (1646-1708). On n'est pas ici dans le langage rococo mais en plein dans ce que l'on définit usuellement comme le classicisme français.

Grossièrement, à l'exception de son dôme que l'on ne prend pas en compte, on peut définir ce bâtiment comme un volume de forme carrée qui se poursuit sur deux étages. La simplicité nue de la pierre lisse y est spécialement mise en valeur aux angles et la continuité de la surface murale n'y est entamée que par quelques baies. Par contraste, un portique à colonnes double cette surface au moyen de décalages s'avançant de plus en plus fortement dans l'axe du bâtiment. En élévation, la découpe pyramidale de ce portique augmente encore sa différence d'avec le mur continu de l'arrière-plan qui s'élève sans aucun retrait sur les deux niveaux. Il est à noter que cette colonnade n'a pas pour fonction de procurer une avancée abritée ou de réaliser une galerie au-devant du bâtiment puisque, hormis sa fonction de modeste porche devant l'entrée, elle n'abrite aucun espace normalement accessible. Ce qui la différencie, par exemple, de la colonnade de la façade de la cour carrée du Louvre que l'on doit à Perrault. La seule utilité de cette colonnade est ici de doubler la façade en pierre continue afin de générer un contraste plastique bien visible entre la technique de la pierre de taille « nue » qui valorise la matière utilisée et la technique des portiques à colonnes dont l'esprit cultivé reconnaît qu'elle est héritée de l'antiquité classique.

 

 

On ne le fera pas de façon systématique, mais on va maintenant envisager l'évolution de cette option M dans sa version analytique depuis la Renaissance. À l'occasion de la peinture, on a déjà indiqué quels effets plastiques étaient en jeu à chaque étape et que l'on va donc très normalement retrouver dans l'architecture. Il doit être entendu que seuls les effets qui se rapportent à cette version de l'option M seront envisagés et que l'analyse des exemples donnés sera donc très partielle.

 

Pour la Renaissance et la 1e étape du 1er super-naturalisme, nous considèrerons la façade sur rue du palais Rucellai de Florence, conçu entre 1446 et 1451 par l'architecte Leon Battista Alberti (1404-1472). Comme dans l'église St Louis des Invalides, une référence aux ordres architecturaux antiques se confronte à une surface murale continue qui se laisse voir entre les pilastres et leurs entablements à corniche. On peut deviner que, par modifications progressives, c'est cette disposition du 15e siècle qui se transformera pour devenir à la dernière étape celle de St Louis des Invalides.

 

 


Alberti : Façade du palais Rucellai de Florence

Source de l'image : https://fr.wikipedia.org/wiki/Palais_Rucellai

 

 

Par différence avec St Louis des Invalides, l'ensemble des deux registres confrontés est encore très plat : il ne s'agit pas encore de colonnes et d'entablements en saillie sur le mur, seulement de pilastres. Par différence aussi, le mur courant n'est pas réalisé en pierre taillée lisse mais marqué par un dessin de pierres dont les joints sont fortement creusés.

À ce stade, même si les deux motifs cohabitent dans un même plan, on peut déjà dire qu'ils correspondent à deux techniques différentes de mise en œuvre de la matière : l'une qui est celle d'un mur continu en pierres assemblées par assises successives, l'autre qui est celle de portiques à l'antique embrassant d'un coup toute la hauteur d'un étage.

À cette étape, comme on l'a déjà vu, les deux effets principaux sont l'un/multiple et le relié/détaché. De l'un/multiple, on en a ici à foison, que l'on considère le principe d'imbrication des deux systèmes constructifs pour faire une seule et même surface, que l'on considère les multiples pierres dessinées qui font ensemble un même ensemble appareillé, lequel peut même être divisé en surface aux lits horizontaux et en arcs au-dessus des baies, que l'on considère les multiples niveaux du bâtiment, ou encore que l'on considère les multiples pilastres qui forment ensemble une seule et même colonnade à chacun de ces niveaux. Quant à lui, le principe des joints fortement creusés entre les pierres produit l'effet de relié/détaché, car ces joints en creux forment un réseau continu qui relie l'ensemble des pierres et des pilastres tout en les détachant visuellement, et tandis que le rayonnement des claveaux en arcs au-dessus des baies se détache visuellement de la surface aux pierres appareillées en lits horizontaux.

 

Au passage, et puisque l'on n'a pas envisagé les différences entre lecture 1+1 et lecture 1/x dans l'architecture comme on l'a fait pour la peinture au chapitre 4, on profite de cet exemple pour en dire quelques mots car ici les effets d'un/multiple procèdent de façons bien distinctes selon que l'on considère la lecture de la notion de matière ou celle qui relève de l'esprit. Pour ce qui concerne la mise en œuvre de la matière, la technique par pierres appareillées et celle par pilastres et entablements sont incompatibles et ne peuvent se lire en même temps, seulement en deux temps séparés, ce qui correspond donc à une lecture du type 1+1 pour ce qui est de la matière. Quant à lui, l'esprit lit préférentiellement les grandes lignes horizontales des corniches et bandeaux d'entablement qui peuvent se lire rapidement, comme du bout des yeux, et donc sans avoir besoin de s'embarrasser à comprendre la façon dont les forces de pesanteur s'exercent dans la masse matérielle du bâtiment, or ces divisions horizontales de la façade au niveau des entablements permettent de lire que la surface totale unitaire de cette façade est subdivisée en multiples niveaux, ce qui relève d'une lecture du type 1/x. Lecture 1/x par l'esprit et lecture 1+1 pour ce qui relève de la mise en œuvre de la matière, on est bien dans une filière ontologique naturaliste.

 

Toujours en Italie, on passe à la 2e étape du 1er super-naturalisme, usuellement appelée celle du maniérisme, avec l'une des façades du palais du Te de Mantoue construit entre 1525 et 1536 par l'architecte Jules Romain (1492/1499-1546).

 


Jules Romain : façade arrière du palais du Te à Mantoue, Italie (1525-1536)

Source de l'image : http://manierisme.univ-rouen.fr/spip/?2-1-1-Melancolie-de-la-beaute&id_document=57

 

 

On a toujours affaire à un mur continu en pierres dessinées au moyen de joints fortement creusés et qui se fait voir entre des pilastres, mais ceux-ci montent cette fois sur toute la hauteur du bâtiment, et maintenant ils font aussi une nette saillie par rapport au nu du mur avec lequel ils ne sont plus confondus. Dans la cour intérieure du palais, ainsi qu'on le devine à travers le porche situé dans l'axe de la photographie, les pilastres sont même remplacés par des colonnes engagées, c'est-à-dire des colonnes partiellement noyées dans la masse du mur. Outre ce décalage nouveau entre le plan du mur appareillé et celui de la façade des pilastres, on constate aussi que l’appareillage des pierres dispose d'une expression plus forte qu'au palais Rucellai : l'encadrement des fenêtres du rez-de-chaussée et celui du porche d'entrée sont maintenant en saillie sur les pierres du mur courant et, de plus, leurs pierres contrastent nettement avec les pierres du mur courant du fait qu'elles sont martelées pour leur donner un grain de surface qui renforce leur aspect « matière ».

Alors qu'au palais Rucellai les deux motifs cohabitaient pour ainsi dire paisiblement dans un même plan, au palais du Te ils se décalent dans la profondeur pour mieux se séparer, mais l'on peut aussi considérer que chacun hausse le ton : pour les pilastres, une plus grande hauteur embrassée d'un coup, pour une partie des pierres du mur continu, un accent de matérialité plus prononcé. En résumé, le motif qui évoque à l'esprit la mémoire d'une technique de construction antique et celui qui souligne la matérialité d'une construction massive en pierres sont toujours imbriqués l'un dans l'autre mais ils ne cohabitent plus, désormais ils se combattent, ils s'affrontent, et chacun affirme plus violemment sa différence.

À cette étape, les deux effets plastiques principaux sont l'un/multiple et le centre/à la périphérie. L'un/multiple y est incarné comme dans la façade du palais Rucellai qui connaissait déjà cet effet. Le centre/à la périphérie, qui est fondamentalement un effet de déstabilisation, correspond à l'incertitude où l'on est concernant la position et la nature de la façade, incertitude qui résulte ici de la force du conflit entre les deux registres de formes affrontés et désormais bien autonomes l'un de l'autre malgré leur emboîtement mutuel : la façade est-elle réalisée au moyen d'un mur continu ou au moyen d'un portique de pilastres écartés les uns des autres ? Et quel est exactement le plan de la façade ? Celui des pilastres, celui des grandes pierres martelées, ou celui, plus en arrière encore, de l'appareillage horizontal en pierres lisses ? Et s'agit-il d'une façade à un étage comme l'indiquent les pilastres ou d'une façade à deux niveaux comme l'indiquent son bandeau à mi-hauteur et les deux niveaux de baies ? Et le mur continu est-il un mur en pierres lisses appareillées horizontalement ou un mur en pierres plus grandes dont la surface est martelée ? Comme souvent à cette époque, un effet de déstabilisation est aussi produit par le surhaussement de la base du mur et des pilastres : alors qu'il est essentiel, pour lire la façade d'un bâtiment, de comprendre comment celui-ci s'appuie sur le sol, on ne peut pas dire ici quel est le niveau de cet appui : est-ce le niveau réel du sol extérieur sur lequel s'appuie le socle de l'ensemble de la façade ? Est-ce le dessus de ce même socle sur lequel s'appuie une ligne continue mais crénelée de pierres martelées ? Ou est-ce, encore, le niveau du dessus de ces pierres où commence seulement la base des pilastres ?

 

Avant même la 3e étape du 1er super-naturalisme intervient une évolution significative abandonnant la solution de grosses pierres aux joints très affirmés qui sera de moins en moins utilisée. Cette évolution est notamment représentée, toujours en Italie, par la façade de l'église du Gesù de Rome, construite en 1575 par l'architecte Giacomo della Porta (1533-1602).

 

 


Giacomo della Porta : façade de l'église du Gesù à Rome

Source de l'image : https://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89glise_du_Ges%C3%B9_de_Rome

 

 

Fondamentalement, l'ordre monumental des pilastres n'est pas différent du palais du Te : ils sont en relief sur le nu du mur et ils embrassent deux étages d'un seul coup, du moins pour ce qui concerne le niveau bas de la façade dont la coupure par un bandeau saillant sous les niches de statues est bien visible. L'expression de la matérialité du mur courant, toutefois, n'est plus du tout la même : plus de joints en creux marqués entre les pierres, et plus de martelage de celles-ci pour mieux souligner leur aspect matériel. La pierre est désormais aussi lisse sur le plan du mur continu qu'elle l'est sur le fût des pilastres, en soubassement, sur les entablements, sur les divers bandeaux et frontons, et sur les colonnes engagées qui encadrent l'entrée. Cette perte d'expression spécifique de la matérialité du mur courant implique que, désormais, l'ensemble de la façade a fusionné dans un même matériau, aussi bien le matériau du mur courant continu que celui des pilastres, des colonnes, des entablements et des frontons qui correspondent à la notion d'esprit.

Ce qui veut dire qu'il n'y a plus deux techniques de construction distinctes et imbriquées l'une dans l'autre, cohabitant comme au palais Rucellai ou s'affrontant rudement comme au palais du Te, il y a maintenant deux techniques qui se concurrencent à l'intérieur d'un même matériau continu, deux techniques qui sont donc désormais indémêlables bien qu'affrontées. La perte d'indépendance de leurs expressions ne conduit pas à adoucir leur conflit, au contraire elle le renforce car les deux techniques de construction sont désormais partout en conflit, toujours en lutte l'une contre l'autre, aucune ne disposant plus d'une surface réservée lui permettant de se faire valoir indépendamment de l'autre. Ainsi, par exemple, les pilastres sont bien exprimés dans un plan différent de celui de la surface du mur courant continu, mais comme leur surface et leurs chants ont le même aspect que le mur courant, on peut aussi bien considérer qu'ils font complètement parties du mur courant dont ils ne seraient plus que des reliefs en saillie.

Cette modification de la relation entre le mur continu courant et l'ordre monumental des pilastres en relief reste en accord avec les effets plastiques principaux de la 2e étape ontologique, l'un/multiple et le centre/à la périphérie. L'un/multiple va de soi : une façade très unitaire divisée en multiples parties, dont deux étages eux-mêmes subdivisés en soubassement, étage principal et fronton, un rez-de-chaussée à la fois un si l'on prend en compte ses pilastres et ses colonnes mais deux si l'on prend en compte ses ouvertures et sa division par un bandeau très saillant, des pilastres groupés par deux, deux frontons groupés sur l'entrée, etc. Le centre/à la périphérie concerne la concurrence visuelle entre les frontons qui affirment l'axe central de la façade et les enroulements latéraux de l'étage qui génèrent des centres visuels très prégnants sur chaque côté de sa périphérie. Il concerne aussi notre déstabilisation face à l'impossibilité de savoir où est le bas de la façade : au sol ou en bas de ses pilastres ? Et la même incertitude se reproduit à l'étage dont on ne peut pas dire où il commence. Et quel est le vrai fronton de l'entrée : le plus ample ou le plus en avant ?

 

Pour ce qui concerne la 3e étape du 1er super-naturalisme que nous n'allons pas envisager spécifiquement, il suffit de savoir que, en préparation de l'évolution vers la 4e étape qui voit l'éjection de l'ordre monumental à l'avant du mur massif dont il se sépare, une indépendance commence à se matérialiser entre le mur et l'ordre monumental, soit par une sortie plus systématique et plus prononcée des colonnes, soit par une autonomie très affirmée entre ce que fait la volumétrie du mur et ce que fait l'ordre monumental qui l'accompagne. Cette étape correspond en Italie à l'époque dite baroque, en France au style dit classique du XVIIe siècle.

 

À la 4e étape du 1er super-naturalisme nous retrouvons l'église St Louis des Invalides : le mur massif continu et l'ordre monumental sont faits dans un même matériau, comme à l'église du Gesù, mais l'exacerbation de leur conflit rend impossible leur cohabitation dans un même matériau continu, d'où l'éjection de l'ordre monumental à l'avant du mur massif dont il se sépare en se transformant en colonnes qui, cette fois, ne sont plus engagées mais clairement dégagées du mur.

Dans l'église de Zwiefalten, cette expulsion des colonnes hors du mur est plus discrète, ce qui résulte de la multiplicité des effets que produit sa façade, bien plus complexe que celle de St Louis des Invalides puisque, en plus d'une version analytique de l'option M, elle en propose aussi une version synthétique que nous envisageons maintenant.

 

 

Dans la version synthétique de l'option e, l'esprit s'exprimait librement, sans aucune référence à la matérialité du bâtiment. De façon symétrique, dans la version synthétique de l'option M, la matière n'utilise aucune référence aux faits de l'esprit pour nous rendre sensibles à ses effets : aucun besoin de lire une référence historique, aucun jeu ou contraste de lignes pour capter l'intérêt de notre esprit, rien que des effets de masse ou de surface par lesquels la matière affirme sa présence et incite notre propre corps matériel à ressentir en lui, par exemple, des effets de pesanteur ou des effets d'enveloppement. Dans l'Église de Zwiefalten, il s'agit précisément d'un effet d'enveloppement concave brisé par une cassure convexe de cet enveloppement, lequel est donc ainsi fait et défait comme le veut l'étape concernée. Concave est en effet l'ensemble de la façade dont on voit bien les deux extrémités latérales qui se creusent comme pour nous envelopper, et convexe est la partie centrale de la façade qui se gonfle en défaisant le creux amorcé par les extrémités. Cette opposition entre le creux concave des extrémités et l'avancée convexe du centre correspond aussi à un effet d'ensemble/autonomie dès lors que les extrémités et le centre de la façade font des choses inverses, donc autonomes, tandis que l'effet global d'ondulation est un effet qu'elles font ensemble.

Le croquis suivant schématise la version synthétique de l'option M et vaut pour les quatre étapes du 1er super-naturalisme : la massivité de la matière y est figurée par des pointillés, lesquels se transforment en flèche pour signaler que l'autonomie de la matière s'érige toute seule, sans s'appuyer sur un contraste quelconque avec un effet de l'esprit.

 

 


 

schéma de principe de la version synthétique de l'option M du 1er super-naturalisme en architecture, celle qui privilégie le rôle de la matière : au fil des étapes, la matière affirme de plus en plus fortement sa capacité à produire des effets plastiques qui lui sont spécifiques

 

 

La dernière des trois options, l'option M/e, traite la relation matière/esprit en s'appuyant de façon équilibrée sur chacune des deux notions. Sa version analytique implique que l'on peut toujours considérer séparément, en examinant l'effet produit, ce qui correspond à la notion de matière et ce qui correspond à la notion d'esprit.

On peut la schématiser par ce croquis qui vaut pour les quatre étapes du 1er super-naturalisme : la massivité de la matière y est figurée par des pointillés et le croisement de la flèche correspondant à la matière avec la flèche correspondant à l'esprit indique que la spécificité de chacune des deux notions ressort affirmée de leur conflit.

 

 


 

schéma de principe de la version analytique de l'option M/e du 1er super-naturalisme en architecture, celle qui traite la matière et l'esprit de façons équilibrées : grâce au conflit entre matière et esprit, chacune de ces deux notions affirme sa spécificité de plus en plus fortement au fil des étapes

 

Comme pour l'option M analytique, nous envisagerons chacune des quatre étapes menant à la forme la plus mûre de l'option M/e analytique. Nous commençons comme d'habitude par la dernière, la plus mûre, et revenons pour cela à la façade de l'église de Zwiefalten.

Pour la version synthétique de l'option e, nous avions pris en compte le contour décousu de son fronton qui, du fait de ses fréquents défauts de continuité et du fait de ses modifications de courbures, captivait l'attention de l'esprit. Pour la version analytique de l'option M/e, nous envisageons à nouveau ce contour, toutefois ce n'est pas pour en suivre le déroulé sur toute la périphérie du fronton mais pour considérer qu'il correspond à des déchirures de la surface matérielle de ce fronton en pierre. C'est donc le contraste entre la continuité lisse de la surface courante du fronton et les profondes déchirures de son bord qu'il faut cette fois prendre en compte : alors que la surface courante du fronton est une expression de sa matière, les déchirures qui affectent cette matière correspondent, elles, à des tracés qui sont suivis des yeux grâce à l'attention de notre esprit.

Il résulte de ce contraste que la compacité et la continuité régulière de la matière du fronton sont bien faites dans sa surface courante tandis qu'elles sont défaites à l'endroit de ces déchirures, et il en résulte aussi que la surface polie continue et la bordure déchiquetée font des effets autonomes l'un de l'autre, tandis qu'elles font ensemble un même fronton, un fronton qui est donc leur effet d'ensemble.

 

 

 


Dessin de la cour d'entrée de l'Hôtel Amelot de Gournay à Paris – architecte : Germain Boffrand

Source de l'image : http://www.thecityreview.com/parisb.html"Paris, Buildings and Monuments" An Illustrated Guide by Michael Poisson. Harry N. Abrams, 1999

 

 

Pour introduire une filière de solutions que nous envisagerons ensuite depuis la Renaissance, voici un tout autre exemple de la version analytique de l'option M/e à la dernière étape du 1er super-naturalisme, un exemple pris cette fois dans la tradition de l'architecture française classique : la cour d'entrée de l'Hôtel Amelot de Gournay à Paris, conçu en 1712 par l'architecte Germain Boffrand (1667-1754).

Le creux prononcé de sa façade procure un enveloppement matériel horizontal très prégnant qui se poursuit très loin latéralement tandis que les pilastres de sa partie centrale tracent des trajets verticaux qui sont lus par l'esprit. On a ici une bonne illustration de la différence entre les effets de matière, laquelle utilise des effets de masse, de surface et d'enveloppement, et les effets de l'esprit, lequel utilise plutôt les tracés qui retiennent et captivent l'attention de l'esprit.

L'effet de matière utilise aussi le tracé horizontal du bord supérieur des ailes de la façade, lequel croise les trajets verticaux des pilastres, un croisement qui souligne le conflit entre l'horizontalité de l'effet d'enveloppement creux matériel et l'effet des trajets verticaux destinés à l'esprit, l'horizontalité courbe du rez-de-chaussée cassant et défaisant ainsi l'effet de verticalité apporté par les pilastres, et inversement. Horizontalité et verticalité sont bien entendu des effets autonomes l'un de l'autre tandis que leur croisement leur permet de former un effet d'ensemble qui est précisément celui de leur croisement, et donc de leur conflit.

 

 

Pour la 1e étape du 1er super-naturalisme, retour à la Renaissance italienne du XVe siècle, avec un autre bâtiment célèbre de cette époque, le palais Strozzi à Florence, commencé en 1489 par l'architecte Benedetto da Maiano (1442-1498) et achevé en 1504 par l'architecte Simone del Pollaiolo (1457-1508).

 

 


Façades sur rue du palais Strozzi à Florence

Source de l'image : https://fr.wikipedia.org/wiki/Palais_Strozzi

 

 

Comme au palais Rucellai d'Alberti, les façades sur rues de ce palais sont marquées par des joints creux profonds qui soulignent la matérialité de ses pierres, mais, à la différence de ce premier palais, l'effet d'appareillage n'est pas confronté au dessin d'un ordre monumental qui partagerait sa surface. Comme l'appareillage de grosses pierres envahit ici uniformément les façades, c'est la massivité d'ensemble de ce cube bâti qui est l'effet dominant, massivité matérielle qui n'est concurrencée que par les bandeaux horizontaux saillants qui séparent les étages et par la corniche horizontale qui déborde nettement du haut de la façade. S'il y a bien un contraste entre la massivité d'ensemble du volume qui est un effet de matière et sa coupure par le tracé des bandeaux que l'esprit suit des yeux, ces deux effets ne sont toutefois pas encore violemment contradictoires puisque les horizontales des bandeaux se contentent de s'intercaler dans les joints horizontaux des pierres.

On retrouve les effets plastiques principaux du palais Rucellai : l'un/multiple correspond au volume global cubique dont l'unité est bien affirmée alors qu'il est aussi divisé en trois par les bandeaux saillants horizontaux, et ces bandeaux font aussi du relié/détaché puisqu'ils sont reliés à la trame des joints de pierres et qu'ils se détachent visuellement, et même réellement du fait de leur saillie par rapport au nu des façades.

 

 

Pour la 2e étape du 1er super-naturalisme au XVIe siècle nous envisageons la façade sur cour de l'aile François Ier du Château de Blois, construite de 1515 à 1529 et dont l'architecte n'est pas connu.

 

 


Façade sur cour de l'aile François Ier du Château de Blois (1515-1529)

Source de l'image : https://fr.wikipedia.org/wiki/Château_de_Blois

 

 

Pour la même étape et la version analytique de l'option M, nous avions pris l'exemple de la façade du palais du Te dans laquelle deux techniques de construction se faisaient concurrence. Cette fois, si l'ordre monumental des pilastres verticaux et des bandeaux horizontaux fait toujours référence à une technique de construction où l'esprit reconnaît une citation de l'antique, le mur courant a perdu le dessin des joints en creux de son appareillage de pierres et il n'est plus qu'une surface lisse valorisant la seule blondeur de son matériau. Ici, le contraste est donc seulement entre l'effet de surface plane procuré par la matière et son recoupement par le dessin en reliefs croisés des pilastres et des bandeaux que notre esprit lit comme étant des citations de l'architecture antique. La surface du mur courant est « une » grâce à la continuité uniforme et lisse de son matériau, mais elle est en même temps « multiple » du fait de son découpage en multiples rectangles par les pilastres et les bandeaux en relief. Les blasons figurés au centre de chacun des panneaux du mur et les axes de symétrie figurés par les meneaux en pierre des baies contribuent à nous faire lire chacun de ces rectangles pleins ou vitrés comme étant des figures centrées, et donc à nous faire considérer qu'il y a des centres d'intérêt visuels tout autour de chaque centre d'intérêt visuel, ce qui est une expression fréquente du centre/à la périphérie. Autre expression de cet effet : ces figures centrées amènent notre attention à balancer constamment entre la perception des baies au centre et des pilastres et bandeaux à leur périphérie, ou entre la perception des blasons au centre et des pilastres et bandeaux à leur périphérie

 

 

Pour la 3e étape du 1er super-naturalisme on reste dans la cour du Château de Blois, cette fois pour son aile Gaston d'Orléans construite entre 1635 et 1638 par l'architecte François Mansart (1598-1666).

 

François Mansart : l'aile Gaston d'Orléans du Château de Blois

Source de l'image :
https://fr.wikipedia.org
/wiki/Château_de_Blois


 

Là encore, on ressent bien la présence matérielle du mur courant en pierre de taille, dont même la présence de pilastres en léger relief ne gêne pas la perception de sa massivité globale. Toutefois, ce ne sont pas ici ces pilastres qui font concurrence à cet effet de matière, mais l'avant-corps qui forme une galerie partielle en rez-de-chaussée et qui se poursuit sur un étage au centre de la façade.

Il y a toujours contraste entre la massivité de la matière de la façade courante et le dessin d'un ordre monumental que notre esprit lit comme une référence à l'antique, mais ces deux aspects sont désormais mieux différenciés puisque la colonnade à l'antique est maintenant complètement sortie de la façade et franchement détachée d'elle, au point même que ses arrondis latéraux ne suivent pas l'angle droit de la façade courante située juste derrière elle.

L'effet d'entraîné/retenu s'exprime principalement par l'hésitation permanente que l'on a à lire cette façade horizontalement (horizontalité de la colonnade du bas et de son entablement, forme générale en U horizontal du corps de bâtiment principal, d'ailleurs redivisé par une corniche horizontale) ou d'en être retenu pour être entraîné vers une lecture plutôt verticale (superposition sur deux niveaux du portique de l'entrée, saillie verticale de la partie centrale du corps de bâtiment principal). L'effet de regroupement réussi/raté correspond lui au regroupement réussi de la colonnade en avancée avec la modénature du corps de bâtiment principal, un regroupement qui est raté du fait de son décalage de plan et du fait de l'autonomie de son expression (colonnes libres et entablement à triglyphes au lieu de pilastres engagés et de bandeaux plats, angles arrondis aux extrémités au lieu d'angles droits).

 

La suivante et dernière étape de l'option M/e analytique, la 4e du 1er super-naturalisme, nous ramène à l'Hôtel Amelot de Gournay. On y avait vu que l'effet d'enveloppement horizontal par la matière croisait encore plus radicalement celui de la lecture par l'esprit des colonnes verticales, ce qui correspondait à un contraste un cran encore plus violent entre les notions de matière et d'esprit.

 

 

Dernière version à envisager, celle qui correspond à l'expression synthétique de l'option M/e.

Autant la version analytique de cette option jouait sur le conflit entre les deux notions, autant celle-ci joue sur l'appui mutuel qu'elles se portent. Les notions de matière et d'esprit s'accompagnent cette fois dans un effet commun qui les renforce mutuellement et leur permet d'apparaître tous les deux de plus en plus distinctement au fil des étapes successives.

On peut la schématiser par ce croquis qui vaut pour les quatre étapes du 1er super-naturalisme : la massivité de la matière y est figurée par des pointillés dont émergent simultanément deux flèches, l'une qui correspond à l'émergence de plus en plus distincte et séparée de la notion de matière, l'autre qui correspond, de la même façon et en parallèle, à l'émergence de la notion d'esprit.

 

 


 

schéma de principe de la version synthétique de l'option M/e du 1er super-naturalisme en architecture, celle qui traite la matière et l'esprit de façons équilibrées : grâce à leur émergence simultanée, les notions de matière et d'esprit s'aident l'une l'autre à apparaître de plus en plus fortement au fil des étapes

 

À l'abbaye de Zwiefalten, cet effet concerne la large déchirure verticale de la masse matérielle du bâtiment au centre de la façade. Les colonnes font cette fois partie de la masse en pierre que l'on ressent se déchirer tandis que le dessin du fronton triangulaire central lui aussi se fracture, laissant alors un morceau de fronton sur chaque côté avec seulement un trajet en léger relief dans sa partie centrale pour relier et raccorder quelque peu ces deux morceaux de fronton séparés. La déchirure du dessin du fronton lu par l'esprit est simultanée à la déchirure de la masse matérielle, de telle sorte que ces deux effets se renforcent mutuellement, se boostent mutuellement, sans pour autant qu'ils ne se mélangent ou ne se confondent : d'une part, notre corps ressent en lui, par intériorisation, que la continuité massive de l'ensemble de la façade se fracture en son centre, d'autre part, et plus localement, notre esprit lit que le dessin du fronton se brise en sa partie centrale et qu'il disparaît même complètement dans sa partie basse en même temps que disparaît la corniche horizontale qui le porte.

La continuité massive de la façade et le tracé du triangle du fronton sont ainsi simultanément faits/défaits, tandis que l'effet de déchirure est ici un effet d'ensemble que ces deux aspects font chacun de façon autonome.

 

 

7.4.  Analytique/Synthétique :

 

Tout au long de ce chapitre 7 on a distingué des expressions analytiques et des expressions synthétiques, et on a montré que le recours à l'une plutôt qu'à l'autre conduisait à des aspects très différents. Autant les notions M, e et M/e n'ont aucun caractère général mais sont seulement la conséquence de la situation particulière de certaines phases ontologiques, autant les notions d'analytique et de synthétique sont fondamentales et sont à envisager pour toutes les étapes de l'histoire de l'art.

Au chapitre 3, on a présenté les deux modes fondamentaux de la pensée, selon le type 1+1 et selon le type 1/x, et les notions d'expression analytique et d'expression synthétique ne sont que des cas particuliers de cette différence dans la façon de penser. Une expression analytique est en effet une expression dans laquelle les deux aspects d'une situation sont pensés séparément, et donc nécessairement l'un après l'autre, ce qui correspond à une pensée du type 1+1. Comme le caractère analytique envisagé ici concerne des effets plastiques dont les deux aspects sont contradictoires, paradoxaux, une expression plastique analytique est donc une expression dans laquelle on envisage successivement un aspect paradoxal puis un autre aspect paradoxal. Pour sa part, une expression synthétique est une expression dans laquelle l'effet plastique est produit par la mise en relation directe des deux aspects paradoxaux, ce qui correspond à une pensée du type 1/x puisque l'on dispose alors d'un seul et même effet qui combine en lui deux aspects bien distincts puisque contradictoires entre eux.

Toujours au chapitre 3, on a indiqué que les modes de pensée par 1+1 et par 1/x étaient incompatibles et qu'ils ne pouvaient pas être envisagés simultanément. Il en va de même pour les expressions plastiques analytiques et les expressions plastiques synthétiques, mais cela ne veut pas dire que ces deux modes d'expression ne peuvent pas être combinés sur une même œuvre, seulement que ces expressions ne peuvent pas être lues en même temps.

 

> Chapitre 8 –  Dislocation de la frontière


[1]Selon le classement des diverses étapes de l'histoire de l'art que l'on a établi, cette étape est repérée D0-14, et le 1er super-naturalisme dans son ensemble correspond aux étapes D0-11 à D0-14. On peut retrouver ces étapes dans la filière occidentale à l'adresse : http://www.quatuor.org/art_histoire_d00_0100.htm