Chapitre 5

 

LES QUATRE JARDINS

 

 

 

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5.1.  Jardins ouverts, jardins fermés :

 

L'architecture organise la matière et permet ainsi à notre esprit de se mouvoir à l'intérieur de cette matière aménagée à son idée. De son côté, la peinture est pour l'esprit le moyen de transposer sur une surface l'équivalent de l'aspect de la matière réelle, d'y apporter les modifications qu'il désire et de se retrouver ainsi comme s'il était face à la matière telle qu'il la souhaite.

L'art des jardins fait avec la matière végétale. Comme avec une architecture, notre esprit peut se mouvoir à l'intérieur de cette matière qu'il a mise en forme, mais contrairement à celle de l'architecture la matière végétale a sa vie propre : elle pousse, elle se développe et se transforme toute seule, si bien que vis-à-vis de la matière végétale notre esprit est toujours face à une matière autonome qui ne dépend pas de lui pour exister. Cette autonomie de la matière végétale, même lorsqu'elle est jardinée, amène à poser cette question : vis-à-vis d'un paysage végétal doit-on considérer que l'on est à l'intérieur d'un paysage que nous parcourons après l'avoir aménagé, ou doit-on considérer que l'on est face à un paysage dont nous contemplons l'existence autonome ? À l'intérieur d'un jardin, puisqu'on n'est pas seulement comme on est à l'intérieur d'une architecture mais aussi en face d'un matériau végétal autonome, exactement comme on est en face d'un tableau peint, nécessairement les deux options du regard sont possibles, celle de l'architecture et celle de la peinture. Et puisque ces deux options sont possibles, inévitablement les deux ont été mises à profit par les aménageurs de jardins et de parcs : soit ils ont considéré que l'on était à l'intérieur d'un paysage végétal comme on est à l'intérieur d'une architecture, et ils ont traité la matière végétale comme s'il s'agissait d'une architecture, soit ils ont considéré que l'on y était en face d'un paysage végétal que l'on contemple, et ils l'ont traité comme s'il s'agissait d'un tableau peint mais « en vrai ».

Comme on l'a déjà montré à plusieurs reprises, les ontologies naturalistes et animistes n'organisent pas de la même manière l'architecture et la peinture, ni de la même manière leur propre peinture et leur propre architecture, de telle sorte que le choix de traiter un jardin comme une architecture ou comme une peinture conduira nécessairement à deux options différentes dans chacune de ces deux filières ontologiques, et donc au total à quatre solutions distinctes. Dans la filière naturaliste, cela donnera lieu à la séparation bien connue entre les jardins dits « à l'anglaise » et les jardins dits « à la française », et dans la filière animiste nous verrons que ces deux options peuvent être représentées par le « jardin chinois » et le jardin sec japonais, souvent dénommé « jardin zen ».

 

Avant d'analyser ces quatre options, on peut déjà remarquer que l'art des jardins révèle que, il y a seulement quelques siècles, la différence radicale entre les ontologies naturalistes et animistes était encore très vivace.

Voici d'abord en effet une sculpture du XVIe siècle et une seconde du XVIIe siècle, l'une évoquant une chaîne de montagnes qui traverse presque toute l'Italie, l'autre évoquant un fleuve qui traverse presque toute la France. La première est L'Apennin, sculptée vers 1580 par le flamand Jean de Bologne (Giambologna, en italien – 1528-1608), elle a été conçue pour le jardin de la villa de Pratolino, près de Florence. La seconde est La Loire, sculptée en 1685 par Thomas Regnaudin (1622-1706) pour le parterre d'eau des jardins du château de Versailles. Ces deux sculptures figuraient des phénomènes naturels en leur donnant des formes humaines, cela d'une façon qu'un regard chrétien ne peut que qualifier de païenne. Ce relent de paganisme est particulièrement remarquable puisqu'il est produit par des sociétés profondément chrétiennes, et même par des sociétés dans lesquelles le christianisme, depuis plus de quinze siècles, avait infusé une critique qui se voulait radicale des religions polythéistes antérieures.

 


À gauche : L'Apennin, sculpture de Jean de Bologne dans le jardin de la villa de Pratolino, près de Florence, Italie

 

À droite : La Loire, sculpture de Thomas Regnaudin dans le jardin du château de Versailles, France

 

Sources des images :

http://commons.wikimedia.org/
wiki/File:Appennino.jpg#
mediaviewer/File:Appennino.jpg
  et http://commons.wikimedia.org/wiki/
File:La_Loire_-_Statues_du_Parterre
_d%27Eau_-_Ch%C3%A2teau_de_
Versailles_-_P1050367-P1050371.jpg


 

 



À gauche : une pierre dans le Jardin de la Contemplation à Nanjing, Chine

À droite : Le Salut à la pierre de Mi Fu, couleurs sur papier du peintre Min Zhen (détail)

Sources des images :https://www.flickr.com/photos/copetan/
8392309111/sizes/o/in/photostream/

(auteur : Copetan)
et Jardins de Chine ou la
quête du paradis - Che Bing Chiu -
Éditions de la Martinière (2010)

 

 

À l'inverse, voici maintenant une pierre sur socle, mise en position de statue, dans le Jardin de la Contemplation, à Nanjing, en Chine. Ce jardin a probablement été établi à l'ère Zhengde, soit vers 1506-1521. Voici également un détail d'une peinture de Min Zhen, de 1776, qui représente le lettré fonctionnaire Mi Fu (1051-1107), amateur de pierres étranges, resté célèbre pour avoir salué en ces termes une pierre qui venait de lui être apportée : « Frère aîné, depuis vingt ans, je forme le vœu de vous rencontrer ».

Là où la tradition occidentale a toujours besoin, pour figurer un fleuve ou une montagne, de donner à ces phénomènes naturels une apparence humaine, c'est-à-dire l'apparence d'un être doté d'un esprit, c'est donc toujours dans les formes de la nature que la tradition chinoise, à l'inverse, recherche et figure la présence de l'esprit.

Certes, l'anecdote du XIe siècle du lettré Mi Fu traitant une pierre comme son frère aîné était déjà très ancienne lorsque cette peinture a été réalisée. En tant qu'anecdote, elle mérite d'être attribuée à l'époque de l'ontologie analogiste chinoise, mais la reprise de ce thème au XVIIIe siècle, dans une peinture de l'époque d'ontologie super-animiste, révèle une continuité qui est tout à fait similaire à la continuité de la conception « paganiste » concernant la civilisation occidentale.

 

La continuité de chacune des deux filières de civilisation n'empêche pas que le passage de l'ontologie analogiste à la suivante, chaque fois de type « super », a dans chacune des conséquences différentes. Dans l'ontologie analogiste, matière et esprit étaient tous deux pensés en 1/x, c'est-à-dire comme des réalités compactes simultanément unes et multiples. Quand la Chine passe à l'ontologie du super-animisme, la matière continue d'y être pensée de la même manière, mais pour l'Occident qui passe de l'analogisme au super-naturalisme cela implique un changement du point de vue sur la matière, celle-ci étant désormais appréhendée selon 1+1 aspects successifs, cette addition pouvant même se poursuivre à l'infini.

 



 

À gauche, les terrasses de la Villa Médicis de Fiesole, construite entre 1451 et 1457. À droite, la vue lointaine que l'on a, depuis sa terrasse inférieure, sur la ville de Florence et sur ses environs

Sources des images :http://commons.wikimedia.org/wiki/File:Villa_medici_di_belcanto,_veduta_02.JPG et http://commons.wikimedia.org/wiki/File:Villa_medici_di_belcanto,_terrazza_inferiore_04.JPG

 



 

À gauche, une vue sur le lointain depuis le bassin dit de « la petite gerbe » du parc de Saint-Cloud dessiné par Le Nôtre entre 1665 et 1693. À droite, une peinture de Pierre Patel représentant le Château de Versailles vers 1668, imaginé tel qu'il serait vu à vol d'oiseau, avec son allée principale qui se prolonge à perte de vue dans le lointain

Sources des images : http://commons.wikimedia.org/wiki/File:Parc_de_Saint-Cloud_Bassin_de_la_petite_gerbe.JPG et http://commons.wikimedia.org/wiki/File:Chateau_de_Versailles_1668_Pierre_Patel.jpg

 

Nécessairement, cette différence de sort vaut aussi pour le « matériau végétal ». On peut en lire une première conséquence dans la façon de traiter la clôture et l'infini dans le jardin.

Pendant la période médiévale, le thème du jardin clos compact est récurrent dans la civilisation occidentale, aussi bien dans la configuration des jardins réels que dans l'iconographie puisque même le jardin idéal par excellence, celui du paradis, est ceinturé de hauts murs. On continuera à édifier des jardins clos au XVe siècle et encore après, ne serait-ce que pour des raisons de délimitation de la propriété et de protection, mais le thème des terrasses surplombantes avec vues sur le lointain ainsi que celui des allées qui se prolongent à l'infini deviennent caractéristiques des jardins européens. Dans le premier cas, on peut penser aux terrasses de la Villa Médicis de Fiesole ou à celles du château de Saint-Cloud. Dans le second, on peut penser aux vues peintes ou gravées du château de Versailles qui montrent le prolongement de son parc vers le lointain.

 

Les exemples que l'on vient d'évoquer pourraient faire penser que la vue sur le lointain concerne spécialement les jardins « à la française ». Il n'en est rien, car les Anglais ont repris l'invention française du saut-de-loup pour la systématiser sous la forme du « ha ha », dispositif abondamment utilisé dans les jardins « à l'anglaise » pour permettre de les enclore sans couper la vue tout en empêchant les animaux, sauvages ou d'élevage, de pénétrer dans le jardin d'agrément.

 

 


Principe du haha

Source de l'image : http://en.wikipedia.org/wiki/File:Ha_ha_wall_diagram.jpg

 

 



 

À gauche, un mur/fossé ha ha à Benighbrough Hall, dans le North Yorkshire

À droite, vu de derrière, le ha ha du parc de Castle Ashby dans le Northants est pratiquement indécelable. Il laisse librement passer la vue vers le lointain sans que l'on ressente la présence d'une quelconque limite

Sources des images : http://commons.wikimedia.org/wiki/File:Beningbrough_Hall,_the_ha-ha.jpg  et https://en.wikipedia.org/wiki/File:Over_Castle_Ashby_haha.jpg

 

 

On peut certainement trouver, en Chine ou au Japon, des bâtiments à terrasse procurant des vues très dégagées sur une grande étendue d'eau ou sur le lointain, mais l'obsession des vues dégagées sur le lointain ne caractérise pas les jardins de ces pays. Même lorsqu'il s'agit « d'emprunter le paysage » environnant pour l'incorporer à un jardin, selon une expression qui y est très usitée, la plupart du temps il s'agit seulement de laisser apercevoir un élément de paysage situé au-delà du mur ceinturant le jardin et dépassant en hauteur au-dessus de ce mur.

D'ailleurs, les jardins japonais ou chinois sont souvent très densément bâtis, les végétaux s'y intercalant entre des bâtiments qui forment une chaîne continue de constructions. Par différence, les jardins occidentaux sont davantage situés à côté ou tout autour de l'architecture qu'ils prolongent et qu'ils servent à accompagner jusqu'au lointain.

Par différence avec les précédents exemples européens de terrasses et d'allées prolongées jusqu'à l'infini, de façon générale les jardins chinois ou japonais sont plutôt à l'image du jardin du Maître du Filet à Suzhou, en Chine, un jardin clos très densément bâti, et à l'image du Ryôanji à Kyôto, au Japon, avec son mur qui sépare expressivement le jardin clos artificiel de la végétation qui se poursuit au-delà de lui. De façon à peine caricaturale, on peut voir à Suzhou, dans sa fermeture du bâti autour du jardin et de son étang, comme une antithèse des perspectives ouvertes sur le lointain de Fiesole, de Saint-Cloud ou de Versailles, tandis que l'on peut voir dans le mur du Ryôanji de Kyôto comme une antithèse du ha ha des jardins anglais.

 

 


 

Dessin en vue aérienne du jardin du Maître du Filet, à Suzhou, Chine - construit en 1140 par Shi Zhengzhi, restauré, profondément remanié et complété par de nouvelles constructions vers 1785 par Song Zongyuan qui lui donna son nom actuel

Source de l'image : http://en.wikipedia.org/wiki/File:2004_0927-Suzhou_MasterOfNetGarden_PaintedMap.jpg

 


Le Ryôanji, à Kyôto, Japon

Sa disposition actuelle remonterait à la fin du XVe ou au début du XVIe siècle. Elle serait peut-être l’œuvre du peintre Soami

Source de l'image :

http://commons.wikimedia.org/wiki/
File:Kyoto-Ryoan-Ji_MG_4512.jpg

 

Les différences que l'on vient d'envisager, tendance au jardin clos en Chine et au Japon, tendance au jardin qui se poursuit sur le lointain en Occident, relèvent de la différence entre l'ontologie animiste et l'ontologie naturaliste. Car un jardin est un fait de matière, de matière végétale et de matière liquide, or dans l'ontologie animiste la matière se comprend comme une réalité compacte close qui se subdivise (type 1/x), tandis que dans l'ontologie naturaliste elle se comprend comme une réalité qui se construit par accumulation de morceaux qui s'ajoutent les uns aux autres dans une suite sans cesse prolongée, cela éventuellement jusqu'à l'infini (type 1+1).

Sur la base de ces dispositions d'ensemble différentes qui ne relèvent que de l'ontologie, dans chacune des deux filières viennent s'ajouter les deux options possibles que nous allons maintenant envisager : soit le jardin est conçu comme une matière végétale autonome que l'on a en face de soi et que l'on contemple depuis son extérieur, comme il en va dans une peinture, soit le jardin est conçu comme une matière végétale à l'intérieur de laquelle on circule, à l'image de ce qu'il en va pour une architecture minérale.

 

 

5.2.  Planter des tableaux :

 

 


Claude Gelée, dit Le Lorrain - (1604 ou 1605 - 1682) : Apollon gardant les troupeaux d'Admète

Source de l'image : http://commons.wikimedia.org/wiki/File:Claude_Lorrain_-_Apollo_Guarding_the_Herds_of_Admetus_-_WGA05004.jpg

 

 

On commence par l'option du jardin comme « peinture en face de soi » dans le cas de l'ontologie du super-naturalisme.

Cette option est celle du jardin à l'anglaise. Dans un jardin anglais la référence à la peinture n'est pas qu'une commodité théorique, c'est une référence qui a été assumée dès l'origine, lorsque William Kent (1685-1748) commença à parler de « planter des tableaux » et lorsque les tableaux de Claude Lorrain, Nicolas Poussin, Gaspard Dughet et Salvator Rosa, tous peintres du XVIIe siècle précédent, furent explicitement donnés comme modèles pour créer des jardins à leur ressemblance.

Le jardin de Stourhead, dans le Wiltshire anglais, est spécialement exemplaire. Il a été mis en place entre 1741 et 1780 par Henry Hoare II (1705-1785), son concepteur et propriétaire. Par différence avec un simple « tableau du XVIIe siècle planté en vrai », ce type d'aménagement paysager permet de s'y déplacer et de découvrir, au fur et à mesure de la promenade, un autre, puis un autre, puis encore un autre « tableau planté » différent. La matière végétale y est donc explorée selon le principe du 1+1, et chaque tableau fait découvrir la même chose : un bout de végétation pleinement « naturelle », car ce sont de vrais arbres, et qui se développent « normalement », du moins par comparaison avec ce que l'on verra pour les arbres taillés des jardins à la française. Dans le même temps, il s'agit cependant d'un bout de nature visiblement mis en scène par l'esprit humain, car ces arbres sont débarrassés des broussailles qui poussent naturellement à leur voisinage et gêneraient la claire lecture de leur port, les pelouses sont régulièrement tondues pour donner un aspect « entretenu » au paysage, les éventuelles pousses de nouveaux arbustes y sont éliminées pour que la forêt ne s'installe pas progressivement en fermant les perspectives, et des constructions de simili-temples antiques ou de simili-édifices gothiques, de vrais ponts ou de fausses ruines, signalent de place en place l'intervention de l'esprit humain, apposant comme sa signature chaque fois dans le paysage.

 

Une vue du jardin de Stourhead, dans le Wiltshire, Angleterre (entre 1741 et 1780), avec le pont sur le lac et le Panthéon dans le fond

Source de l'image : http://commons.wikimedia.org/
wiki/File:Garden_Lake_at_Stourhead
_-_geograph.org.uk_-_32679.jpg


 

Comme le résume le schéma de principe donné plus loin, la succession des tableaux paysagers que l'on découvre l'un après l'autre correspond à des rencontres successives avec la matière (1+1), tandis que l'intervention humaine d'aménagement ou de polissage de la nature que l'on observe dans chacun de ces tableaux correspond à diverses facettes de l'unité compacte de l'esprit humain (1/x). C'est en effet par l'unité de son esprit que le spectateur fait le lien entre les moments successifs de la perception de la matière végétale, et c'est d'ailleurs spécialement en spectateur, c'est-à-dire comme depuis son extérieur, que l'esprit considère le foisonnement naturel des divers tableaux que lui offre la matière végétale.

 



Le temple de la Vertu antique (dû à William Kent - 1734) dans le parc de Stowe, dans le Buckinghamshire

Source de l'image : http://commons.wikimedia.org/wiki/File:The_Temple_of_Ancient_Virtue,_Stowe_Landscape_Garden,_Buckinghamshire_-_geograph.org.uk_-_308683.jpg

Fausse ruine de pont dans le parc de Stowe (1731)

Source de l'image : http://en.wikipedia.org/wiki/File:Stowe_Octagon_Lake.jpg

 

Plus précoce que Stourhead, d'une plus grande étendue et marqué par les interventions successives de plusieurs grands noms du paysagisme anglais, Charles Bridgeman (1690-1738), William Kent (1685-1748) puis Lancelot Brown, dit Capability Brown (1716-1783), le jardin de Stowe, dans le Buckinghamshire, est un autre haut lieu du jardin anglais.

On donne une vue de son « Temple de la Vertu antique » conçu par Kent en 1734 à l'image d'un ancien temple romain, ainsi qu'une vue d'une fausse ruine de pont accompagnée d'une cascade.

 

 


 

 

 

Ontologie du super-naturalisme, l'option du jardin anglais :

Le jardin est considéré par l'esprit unifié comme une succession de 1+1 tableaux naturels en face de soi. Naturels, mais à l'aspect unifié par l'intervention de l'esprit humain, car on ressent que c'est lui qui a mis en scène le paysage et qui l'a signé de sa présence en disposant ici et là des bâtiments à caractère utilitaire ou d'évocation historique

 

 

 

 

5.3.  Architectures végétales :

 

Au début du XVIIIe siècle, toujours en Angleterre, il existait aussi d'autres façons d'organiser les jardins. Ainsi, en allait-il des créations de Batty Langley (1696-1751), contemporain de William Kent mais travaillant dans un tout autre esprit. C'est à tort que, parfois, ses courbes sinueuses sont assimilées à la « ligne serpentine » utilisée dans les jardins « à l'anglaise » pour y correspondre à des ondulations « naturelles » du cheminement ou de la bordure des étendues d'eau. Les ondulations de Batty Langley sont régulières, géométriques, et donc le signe évident de l'organisation absolue de la matière végétale par l'esprit humain. Leur effet ne correspond pas à une simple « marque de l'esprit » apposée sur une nature laissée par ailleurs à elle-même, comme on l'a vu avec les jardins de Stourhead et de Stowe, mais il correspond à l'esthétique rococo de l'époque.

 

Deux exemples de jardins dessinés par Batty Langley dans son ouvrage de 1728 :

New Principles of Gardening

Sources des images :

 http://www.sacred-texts.com/etc/ml/ml18.htm et

http://darkwing.uoregon.edu/~helphand/englishpgsone/englishpg3.html

 


 


 

 

Cette façon de plier complètement la matière végétale à la volonté de l'esprit relève de l'autre option de l'ontologie super-naturaliste, celle qui traite le paysage végétal comme une architecture que l'on traverse par l'intérieur, non plus comme une série de tableaux que l'on contemple l'un après l'autre depuis leur extérieur.

Mais c'est surtout un siècle plus tôt, en France, que cette option a trouvé son expression la plus forte, raison pour laquelle ce n'est pas le rococo anglais qui est usuellement associé à cette option mais le jardin français de l'âge dit classique, et André Le Nôtre plutôt que Batty Langley. Le végétal comme architecture, on peut parfois le considérer dans un sens très littéral dans un jardin à la française. Ainsi, dans le parc du château de Versailles, des murs de végétaux taillés accompagnent les balustrades en maçonnerie du bassin du bosquet des Dômes comme s'il s'agissait de véritables parois maçonnées, et des niches droites s'y découpent à intervalles réguliers pour recevoir des statues, exactement comme s'il s'agissait de retraits régulièrement réservés dans un mur en maçonnerie.

 


 

Parc de Versailles, le bassin du bosquet des Dômes  Source de l'image : http://commons.wikimedia.org/wiki/File:Parc_de_Versailles,_Bosquet_des_D%C3%B4mes,_bassin.jpg

 

Ailleurs, la taille régulière des arbres, selon de gigantesques surfaces planes se poursuivant d'arbre en arbre, sert à créer des couloirs végétaux ou des cours végétales, comme s'il s'agissait de couloirs et de cours édifiés « en dur », avec la continuité et la régularité de paroi que l'on trouve d'habitude dans les architectures maçonnées.

 


Parc du château de Versailles : topiaires du parterre de Latone

Source de l'image : http://commons.wikimedia.org
/wiki/File:Parc_de_Versailles,_parterre
_de_Latone,_topiaires_01.jpg

 

Mais la taille géométrique des arbres et des arbustes ne sert pas seulement à faire de simili-architectures végétales puisque des alignements d'arbres taillés en cônes ou des buis taillés en taupières suffisent à procurer l'effet voulu, celui d'une végétation qui est implantée selon des alignements réguliers qui ne se créent pas spontanément dans un paysage végétal laissé à lui-même, et celui d'une végétation aux volumes géométriques parfaits qui ne se produisent pas spontanément lorsque les végétaux sont laissés à eux-mêmes et que leurs branches se projettent librement et irrégulièrement dans l'espace.

 


Alignements d'arbres taillés en cônes dans le parc du château de Versailles

Source de l'image : http://commons.wikimedia.org/
wiki/File:Park_of_Versailles,
_France,_April_2011.jpg

- auteur de la photo
 : Cristian Bortes

 

Ce qui vaut pour les volumes des végétaux vaut aussi pour les surfaces des parterres. Leurs dessins réguliers, soit « simple-ment géométriques », soit « géométriquement com-pliqués », tels que les parterres à volutes dessinés par André Le Nôtre ou les parterres à nœuds du siècle précédent, ne sont pas supposés s'être générés d'eux-mêmes par la simple pousse aléatoire des buis ou des fleurs qui les constituent. De façon évidente, de tels parterres résultent d'un dessin créé par un esprit humain.

 

 

Parc de Versailles, France : vue aérienne du parterre du Midi, du parterre de l'Orangerie et de la pièce d'eau des Suisses (XVIIe)

 

 

Exemple de parterre à nœuds (knot garden), formule fréquemment utilisée au XVIe siècle, notamment sous la reine Élisabeth I en Angleterre, et dont les compartiments étaient souvent remplis de plantes culinaires ou aromatiques



Source de l'image : http://theshakespeareblog.com/2011/08/disorder-riot-and-unweeded-gardens/

Source de l'image : http://commons.wikimedia.org/wiki/File:Vue_a%C3%A9rienne_du_domaine_de_Versailles_par_ToucanWings_-_Creative_Commons_By_Sa_3.0_-_120.jpg

 

Toutes les dispositions propres au jardin à la française amènent donc à ressentir très fortement que ce jardin est le fruit d'un esprit humain, et c'est cela qui donne son unité au jardin puisque tout nous ramène à cette sensation.

Cela valait déjà pour le jardin à l'anglaise, puisque la marque d'une sélection, d'un nettoyage ou d'une mise en valeur d'un végétal ou d'un coin de nature par un esprit humain y était toujours perceptible, mais il était toujours possible d'y négliger un moment l'intervention humaine et de considérer un végétal pour lui-même, d'y observer les branches d'un arbre s'expansant d'elles-mêmes librement dans l'espace, d'y observer les contrastes de couleurs entre feuillages se générant d'eux-mêmes au gré des saisons, d'y observer la courbe d'un cours d'eau ou du bord d'un étang semblant résulter naturellement de l'érosion du terrain, d'y observer l'ondulation d'une étendue semblant le seul fruit du hasard de la formation ancienne d'une colline. Une telle possibilité nous est interdite dans le jardin français : impossible de voir un arbre sans voir qu'il est artificiellement aligné en file avec d'autres arbres de la même espèce, impossible de voir un arbre taillé sans percevoir à la fois qu'il est arbre et qu'il est taillé, impossible de voir un parterre dessiné sans percevoir à la fois qu'il est fait de végétaux et qu'il est dessiné.

Là est le « truc ». Le dessin évidemment artificiel des plantations et la taille extrêmement géométrique des végétaux nous obligent à toujours les considérer de deux façons différentes incompatibles entre elles : il s'agit de végétaux naturels qui se développent naturellement et vivent de façon naturelle sous la lumière et la pluie, de végétaux dont la texture, la couleur et l'odeur sont ceux de végétaux naturels, mais il s'agit aussi de végétaux qui sont complètement mis en forme par un esprit humain. Comme ces deux aspects sont incompatibles ils ne peuvent se mélanger pour former ensemble un aspect global qui les rassemblerait, car on ne peut pas dire qu'un arbre taillé de façon très géométrique est à moitié naturel et à moitié artificiel puisqu'il est totalement un arbre naturel et que son apparence est totalement conditionnée par le façonnage du jardinier. Ces deux aspects incompatibles ne pouvant pas se combiner, ils doivent être considérés séparément, ce qui implique qu'ils le soient tour à tour, même si notre pensée peut passer très rapidement de l'un à l'autre. Nécessairement tour à tour dans notre pensée, jamais fondus dans une unité plus haute du type 1/x, on a donc affaire à une réalité qui relève du type 1+1. Par un aspect ce sont des végétaux naturels, de la matière totalement végétale, et par un deuxième aspect (+1), ce sont des formes qui sont totalement façonnées par l'esprit humain, de purs produits de l'esprit humain.

Il peut être utile de souligner la différence de cette situation avec celle que l'on avait envisagée, à la fin du chapitre 2.4, pour correspondre aux deux lectures incompatibles des figures rouges sur fond noir de la Grèce classique : alors, la lecture du contour des personnages par contraste de couleurs entre deux surfaces voisines et la lecture des multiples dessins linéaires correspondant à leurs détails internes étaient, certes, incompatibles, mais chacune de ces deux lectures ne concernait qu'une partie du personnage et elles se combinaient pour lui donner son unité globale, ce qui relevait du type 1/x. Dans le jardin à la française, les deux lectures, parce qu'elles ne concernent pas une partie de la forme chacune, mais chaque fois sa totalité, font en quelque sorte « double emploi ». Elles ne peuvent donc se rassembler mais seulement s'envisager en 1+1, l'une après l'autre.

 


 

 

 

Ontologie du super-naturalisme, l'option du jardin français :

Appréhendé depuis le domaine de la matière, le jardin est considéré selon 1+1 séquences successives, et à chaque fois selon deux aspects incompatibles qui s'ajoutent pour cela en 1+1 : c'est un paysage absolument naturel + c'est un paysage complètement façonné par un esprit humain. C'est l'unité et la continuité de l'esprit du spectateur qui permettent de percevoir l'unité de la conception du jardin

 

 

 

Dans un jardin à l'anglaise, par différence un arbre est toujours perçu comme un arbre complètement naturel qui a été seulement mis en valeur par l'esprit humain, par exemple en élaguant les arbres de son voisinage ou en le débarrassant des broussailles qui auraient gêné sa contemplation en l'absence d'entretien. Ces deux aspects-là ne sont pas incompatibles : c'est un végétal naturel et, par ailleurs, c'est un végétal qui a été spécialement mis en valeur par un esprit humain. Ces deux aspects peuvent se combiner dans une réalité plus globale qui les rassemble,  relevant alors du type 1/x puisqu'il s'agit de plusieurs aspects réunis dans une même réalité.

Dans un jardin anglais la nature est considérée par l'esprit comme l'esprit considère une peinture ou une sculpture dans l'ontologie naturaliste (type 1/x), et dans un jardin français elle est considérée comme est considérée la matière de l'architecture dans l'ontologie naturaliste (type 1+1). Au-delà de cette différence, toutefois, dans les deux cas la notion d'esprit est mise en relation avec la notion de matière, que ce soit pour mettre en valeur la matière végétale ou que ce soit pour la conditionner de façon très artificielle, ce qui correspond cette fois à l'aspect « super » de l'ontologie super-naturaliste commune à ces deux types de jardins.

Et toujours aussi c'est le caractère artificiel de l'aménagement, subtilement artificiel dans le jardin anglais pour ne pas contrarier son aspect naturel, ou absolument artificiel dans le jardin français, qui donne au jardin son unité. Ce qui implique que c'est l'action de l'esprit du jardinier qui donne son unité au jardin, et que c'est l'esprit du spectateur qui enregistre la succession des séquences jardinées qu'il parcourt, puis qui les reconnaît comme autant d'aspects différents rassemblés dans ce qu'il perçoit comme l'unité globale de l'aménagement proposé par ce jardin.

 

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