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4.3.  Animisme - comment aplatir une peau d'orange :

 

Comme on l'a indiqué en présentant le tableau du chapitre 4.1, la phase ontologique qui succède à l'analogisme du Moyen Âge se présente nécessairement selon deux versants, super-naturaliste ou super-animiste. On vient d'envisager sommairement son versant naturaliste, adopté par l'Occident à partir du XVe siècle, et symétriquement il faut envisager son versant animiste. Dans cet essai, cette qualification n'implique pas que les sociétés qui l'adoptent relèvent obligatoirement de conceptions religieuses ou existentielles animistes, seulement qu'elles fonctionnent en posant que la matière est un fait compact du type 1/x alors que l'esprit est une réalité décomposée en de multiples aspects qui s'ajoutent les uns aux autres en 1+1, qu'ils soient ainsi échelonnés dans l'espace ou qu'ils se succèdent ainsi dans le temps.

Pour l'ontologie naturaliste qui pose que c'est l'esprit qui est compact et la matérialité qui est échelonnée dans l'espace, on vient de voir que la perspective de la Renaissance s'impose très normalement comme un moyen pratique et adéquat pour rendre compte sur une surface plane de cette expérience d'un esprit compact au centre d'un espace étalé tout autour de lui.

On va maintenant envisager la difficulté bien plus grande qui se pose, dans le cadre de l'ontologie animiste, pour rendre compte sur une surface plane de l'expérience d'une matière compacte considérée simultanément par l'esprit depuis plusieurs directions.

 


 


 

La représentation naturaliste rend facilement compte, sur une surface 2D, d'une vue perçue depuis un point unique de l'espace 3D qui environne le spectateur. Le moyen simple pour cela est, depuis la Renaissance, l'usage d'une vue en perspective

 

Une représentation animiste doit combiner, sur une surface plane 2D, plusieurs points de vue différents du même espace 3D, ce qui pose davantage de difficultés

 

Soit donc à représenter sur une surface plane, selon chacune de ces deux ontologies, une demi-peau d'orange, c'est-à-dire une calotte sphérique :

 

 


 


 

 

Une demi-orange représentée de façon naturaliste :

Tout ce qui en est vu à partir d'un seul point peut être représenté sur une surface plane sans rien perdre de l'apparence compacte et continue de sa matière

     nota : au chapitre 4.5, on expliquera pourquoi il existe, en fait, deux types de super-animisme et de super-naturalisme. Le schéma ci-dessus correspond au super-naturalisme que l'on dira « additif »

 

Une demi-orange représentée de façon animiste :

Les trois expériences dont il faut rendre compte dans le cas de l'animisme « canonique ». Elles peuvent être simplement mises côte à côte pour étaler sur un plan l'ensemble de ce qu'il y a à voir d'une demi-orange

 

Dans le cas de l'ontologie naturaliste il suffit de se mettre bien en face de la partie bombée de l'orange. D'un seul coup d’œil, c'est-à-dire avec un esprit qui reste compact, on voit alors tout de la demi-peau d'orange. On peut, par exemple, prendre une photographie qui, de ce point de vue unique occupé par l'esprit compact du photographe, va pouvoir rendre compte sur une représentation plane de tout ce que voit cet esprit compact. Toutefois, la simplicité de ce point de vue unique et de sa retranscription sur une surface plane a pour inconvénient qu'une bonne partie de la surface sphérique représentée le sera de façon déformée, car vue fortement de biais.

Dans le cas de l'ontologie du type animiste, cette fois l'expérience consiste à tourner tout autour de la matière compacte que constitue la demi-peau d'orange et de rendre compte des expériences multiples que fait l'esprit depuis les 1+1 points d'observation répartis tout autour de cette orange. Ce que l'on voit de l'orange de cette façon est moins déformé par la vision de biais que depuis un point de vue naturaliste unique, car depuis plusieurs endroits on la voit bien de face. Si ces expériences multiples doivent être transcrites sur la surface plane d'un tableau ou d'un dessin, nécessairement une seule vue « photographique » ne peut suffire, il faut en combiner plusieurs pour rendre compte de ce qui est vu depuis les divers côtés de l'orange.

L'animisme « canonique » a effectivement utilisé cette solution de l'addition de plusieurs vues prises depuis des points d'observation différents, et avant d'envisager les représentations super-animistes nous allons faire un retour vers cette phase plus ancienne de « simple » animisme, ce qui permettra de mieux comprendre ensuite la nature de la maturité acquise entre ces deux moments, celui de l'animisme canonique et celui du super-animisme.

 


 


 


 

 

De gauche à droite :

 

Ours Tsimshian peint sur le fronton d'une maison de Colombie-Britannique

 

Loup sculpté et peint sur le poteau du chef Anaaxoots à Sitka en Alaska, daté de 1904 (partie haute de l'un des deux poteaux jumeaux)

 

Corbeau peint sur la « Cloison du Corbeau » Tlingit, dans le village de Klukwan en Alaska, daté du début du XIXe, vu à l'endroit (en haut) et vu à l'envers (en bas)

 

Sources des images :

https://fr.slideshare.net/luanagoncalves399/antropologia-arte-levistrauss-2

PDFs/47-2/The%20Centennial%20Potlatch.pdf

http://commons.wikimedia.org/wiki/File:Raven_screen_01.jpg

 


 

Pour ce retour en arrière, on prendra l'exemple des représentations d'animaux sur une surface plane dans les sociétés de la Côte Nord-Ouest de l'Amérique du Nord, du XVIIe au XXe siècle.

Avant l'analyse de ces exemples, il me faut préciser que je suis en désaccord avec Descola qui range ces représentations dans l'art totémique pour la seule raison qu'elles servent à représenter les combinaisons des classes totémiques qui organisent ces sociétés, et alors que, par ailleurs, il  considère que le mode de pensée de ces sociétés était typiquement animiste. Pour Descola, les images produites dans les sociétés de la Côte Nord-Ouest se rangent selon deux types : les images qui illustrent les blasons des classes totémiques qui seraient, à cause de cela, des images de type totémique, et les images qui se rapportent au chamanisme et aux esprits qui seraient, pour cette raison, des images de type animiste, entrant notamment dans ce dernier type les masques à transformation dans lesquels un visage humain apparaît lorsqu'on ouvre un masque qui, extérieurement, représente un animal ([1]). Par différence avec Descola, mon avis est que si le mode de penser la matière et les esprits de ces sociétés est du type animiste, leur façon de représenter cette relation est nécessairement du type animiste. Que la société s'organise en clans totémiques, ou bien en lignées patrilinéaires, en familles-souches ou en familles conjugales, cela a bien sûr une implication sur les régimes matrimoniaux, sur la possession et sur la transmission des héritages et du pouvoir, mais cela n'a pas nécessairement d'influence sur la façon de penser le rapport entre la matière et l'esprit. Comme on l'a vu sur le tableau du chapitre 4.1, une société d'ontologie animiste succède nécessairement à une société d'ontologie totémique, et il est tout à fait possible, surtout dans le cas d'une société très hiérarchisée comme celles de la Côte Nord-Ouest, que les classes les plus puissantes se soient débrouillées pour que soit conservée l'ancienne organisation en clans totémiques qui leur permettait de conserver leur pouvoir, sans que cela empêche aucunement la relation entre les notions de matière et d'esprit d'évoluer vers une ontologie animiste.

 

J'en viens donc à quelques exemples de représentations d'animaux dans les sociétés de la Côte Nord-Ouest. Tout d'abord (image de gauche), un ours peint sur le pignon d'une maison Tsimshian en Colombie-Britannique. Le rond noir situé en bas de l'image correspond à la porte de cette maison. Sans ambiguïté, cette image représente un ours, mais cet ours est coupé selon l'axe du dos et l'on en voit côte à côte la vue de gauche et la vue de droite, ces deux vues étant raccordées par la tête dont le bas du museau est vu de face, tout comme les yeux et les oreilles. Plus haut, j'avais envisagé l'addition de plusieurs vues d'une même peau d'orange considérées selon des angles différents pour répondre au problème posé à la représentation animiste, c'est bien exactement ainsi qu'il est procédé pour représenter sur une même surface plane la peau de l'ours dans la totalité de son volume en trois dimensions. Ce procédé n'a pas que des inconvénients puisque, là où la perspective naturaliste n'aurait pu représenter qu'un seul côté puisque l'ours n'aurait été considéré que d'un point de vue unique, cette solution animiste permet de représenter simultanément trois vues distinctes, depuis la gauche, depuis la droite, et partiellement de face.

La deuxième image donnée est celle d'un loup sculpté en bas relief peint sur le poteau du chef Anaaxoots à Sitka en Alaska. En réalité, le poteau qui sert de blason à ce chef se poursuit un peu en dessous de la partie qui est ici représentée et il est groupé avec un second poteau similaire. L'image se rapproche un peu plus que celle de l'ours d'un animal réel car, au lieu d'être comme découpé et recomposé par l'addition de vues incompatibles entre elles, le loup est écartelé pour que ses pattes soient rabattues sur le même plan que celui de son tronc. Du fait que l'on a tendance à se projeter imaginairement dans l'image, et donc à la lire un peu comme on lirait l'image d'un corps humain, la déformation ne nous paraît pas excessive, car pour un humain il est possible de se mettre dans ce type de position, bras écartés et jambes pivotées en sens inverse. Toutefois, si l'on se réfère à l'anatomie d'un véritable loup, et les Indiens de ces sociétés connaissaient parfaitement l'anatomie réelle des loups, la posture figurée est tout aussi irréaliste que celle de la découpe du dos de l'ours puisqu'elle implique de faire éclater complètement les articulations des pattes avec le tronc. Moyennant la brisure de ses articulations, sont donc représentés sur une même surface : l'intérieur de ses pattes vu depuis la droite, l'intérieur de ses pattes vu depuis la gauche, son ventre vu de dessous, sa tête vu de face. Quatre points de vue distincts combinés dans une même représentation.

Sur cette image, on peut observer de nombreux ovales noirs sur fond d'ovale blanc. Dans les usages des peintres de ces sociétés cela correspond à des représentations d'yeux, et c'est d'ailleurs presque ainsi qu'étaient représentés les yeux de l'ours Tsimshian. En plus de ces nombreux yeux répartis sur la surface du loup, on y observe aussi divers visages, notamment un qui est vu de face en bas de son ventre. La présence d'yeux et de visages est tellement récurrente dans ce type de représentation que je ne comprends pas pourquoi Descola refuse de considérer qu'il s'agit là d'images animistes dès lors que, par ailleurs, il estime que la présence d'un visage/esprit sur une représentation animale est un trait caractéristique des images animistes. Si, comme le soutient Descola à juste raison, la représentation d'un visage de type humain sur une image d'animal vise à révéler la présence de l'esprit de cet animal, pourquoi un visage représenté sur le dos d'un oiseau aquatique Yup'ik ([2]) serait-il le signe certain du caractère animiste de cette représentation alors qu'il n'en irait pas de même pour un visage sur le ventre d'un loup Tlingit ?

 

Passons à la « Cloison du Corbeau », une cloison en planches de bois peintes qui séparait le fond d'une maison Tlingit.

Pour qui n'est pas accoutumé à cet art, l'animal est plus difficile à repérer, mais il est fondamentalement organisé comme le loup précédent : le visage vu de face occupe le centre de la moitié haute de l'image avec ses deux gros yeux contenant chacun un visage, son bec et ses narines vues de face sont en dessous, le corps est encore en dessous, percé du trou de l'entrée encore en dessous, puis la queue est étalée tout en bas du centre de la représentation. Ses deux pattes rouges sont rabattues sur la surface de chaque côté de la queue, tout comme il en allait des pattes du loup, tandis que les ailes sont étalées de chaque côté de la figure. Sur les côtés de la moitié haute de l'image on trouve des têtes de face et de profil additionnées les unes au-dessus des autres, ainsi qu'une autre tête vue de face au-dessus de la tête du corbeau. À l'intérieur même de l'animal on a déjà signalé la tête contenue dans chacun de ses yeux, mais il y a aussi une tête vue de face dans son bec et dans le haut de son corps, ainsi qu'une tête vue de profil à l'endroit de l'articulation de chacune de ses pattes.

Évidemment, chacune de ces têtes contient un ou deux yeux, selon qu'elle est de profil ou de face, mais nous allons envisager plus particulièrement le cas des paires d'yeux sans visage que l'on trouve dans le haut de chacune des ailes et dans le haut de la queue. Selon la convention propre à cet art ([3]), les yeux sont horizontalement symétriques mais verticalement dissymétriques, et ils sont à l'intérieur d'ovales convexes en partie haute et concaves en partie basse. Ici, cette dissymétrie implique que la pupille est plus proche du bord haut de l’œil que de son bord inférieur, et le contraste convexe/concave des ovales qui les contiennent est également bien affirmé. Conformément à cette convention, les yeux des visages situés dans les yeux du corbeau sont « dans le bons sens », mais les yeux situés dans ses ailes et dans sa queue sont certainement « à l'envers ». S'ils sont à l'envers, cela implique qu'ils doivent être vus en retournant l'image pour se retrouver dans le bon sens de lecture, et si l'on retourne la cloison, c'est maintenant une tout autre image que l'on voit, non plus un corbeau, mais plutôt un bonhomme aux jambes courtes dont le trou du passage devient la bouche et dont les yeux sont ceux de la queue du corbeau vu dans l'autre sens. Les empilements latéraux de têtes peuvent alors être ses bras, le haut des ailes du corbeau devenant la paume de ses mains levées en l'air et les ondulations au-dessus correspondant à ses doigts.

 

À travers ces trois exemples d'animaux représentés selon un principe animiste, c'est-à-dire par addition de points de vue successifs rassemblés sur une même surface, on a donc constaté que l'apparence réelle des animaux était nécessairement malmenée, voire brisée. Indépendamment des schématisations conventionnelles utilisées qui sont peu soucieuses de réalisme et qui rendent difficiles la lecture des images, spécialement dans le cas du corbeau, on voit, même dans le cas de l'ours peu schématisé, que l'apparence réelle des animaux est très éloignée de la représentation qui en est faite. Aucun rapport, par exemple, entre la vue que l'on peut avoir d'un ours réel et l'assemblage par la mâchoire de ces deux profils d'ours qui se font face comme s'il s'agissait de deux ours siamois accrochés par la tête.

Ce qu'il importe de comprendre, car cela changera pour l'ontologie du super-animisme, c'est que cela ne posait pas de problème à l'époque des sociétés de l'animisme canonique. Cela ne posait pas de problème parce que le point de vue sur la matière était encore complètement indépendant du point de vue sur l'esprit, comme cela était signifié dans le tableau du chapitre 4.1 par la schématisation de cette phase ontologique au moyen de deux graphiques symboliques écartés l'un de l'autre. L'esprit était alors pensé et ressenti comme une réalité distincte du corps, une réalité qui fonctionnait en se répétant et en additionnant ses divers moments l'un après l'autre. Par exemple, dans le cas du corbeau, l'esprit s'éprouvait en considérant tour à tour la vue de face du corbeau + sa vue de dessous + sa vue de gauche + sa vue de droite + sa vue à l'envers. Et peu importait que le résultat ne ressemblait pas du tout à l'apparence d'un vrai corbeau car le corps d'un corbeau était un fait matériel qui n'avait pas à être pris en compte en même temps que l'esprit de ce corbeau, ni en même temps d'ailleurs que l'esprit de celui qui le considérait. Comme l'esprit du corbeau était complètement distinct de son corps, spécialement de l'apparence matérielle de son corps, des signes schématiques conventionnels renvoyant à l'idée de corbeau suffisaient pour se mettre à l'esprit la notion de corbeau. Mieux valait, d'ailleurs, que la matérialité réelle du corbeau ne soit pas trop présente dans ce type de représentation car la matérialité n'était pas considérée dans l'ontologie animiste de la même façon que l'esprit, c'est-à-dire éclatée en points de vue successifs s'additionnant selon le type 1+1. Par différence, elle était considérée comme une réalité compacte et divisible du type 1/x, et si l'on n'attache pas d'importance à la vraisemblance matérielle des détails représentés, l'allure globale de corps unique divisé en multiples parties bien distinctes séparées par d'épais très noirs fait que cette image est également cohérente à celle d'un corps à la fois un et multiple.

 


 


 


À gauche : maquette de la Maison du Mythe, par Charles Edenshaw (vers 1900 – Haida)

Au centre : photographie de la maison du beau-père d'Henry Edenshaw, fils de Charles Edenshaw, à Klinkwan (vers 1888-1889)

À droite : maquette de poteau/totem, Haida (extrait de « Northwest Coast Indian Art – An analysis of forme » de Bill Holm - 1965)

Sources des images de gauche : http://www.sfu.ca/brc/virtual_village/haida/kiusta/monumental-art-of-kiusta.html  et  http://www.civilization.ca/cmc/exhibitions/aborig/haida/hvkli01e.shtml

 

Au chapitre 3.6 on a expliqué pourquoi la peinture et la sculpture rendent compte du fonctionnement de l'esprit de celui qui les réalise tandis que l'architecture rend compte de son rapport à la matière. Dans le cas des sociétés de la côte Nord-Ouest, un chapeau ou un masque peut tenir lieu de sculpture car il s'agit de volumes modestes que l'on peut facilement considérer sous tous ses aspects, et même « survoler », tandis que les hauts totems en bois y sont équivalents à une architecture pour leurs effets plastiques, même si l'on ne peut pas pénétrer à leur intérieur. Ils sont un peu à considérer à la façon d'une architecture de tour que l'on voit depuis l'extérieur.

Au chapitre 1.3, à l'occasion de la présentation de l'artiste contemporain Brian Jungen originaire de la Colombie-Britannique, il avait été donné des exemples de totems traditionnels d'un village Haida. On renvoie à ces exemples et on en donne maintenant quelques autres. Dans tous les cas, on constate que le totem se lit comme une forme de tige verticale dont le cylindre reste d'emblée perceptible, même si la division de ce cylindre en parties est également bien visible. C'est la lecture globale du « grand un » préservé malgré ses divisions qui indique que nous sommes ici dans le cadre d'une organisation du type 1/x et non du type 1+1.

 

Pour bien saisir cela, le mieux est de faire la comparaison avec une architecture correspondant à la même période ontologique, mais sur le versant naturaliste. Pour cela on peut se référer à la maquette d'une tour d'observation trouvée dans une tombe de la dynastie Han Postérieurs (25 à 220 de l'ère commune) déjà envisagée au chapitre 2,2, étant précisé que, avant de basculer dans la filière animiste vers 317 de l'ère commune, soit trois siècles après la fin des Han, la Chine relevait auparavant du naturalisme. Le moment venu, on expliquera la raison de ce basculement.

 

 


Maquette en céramique d'un bâtiment de l'époque des Han Postérieurs, en Chine

Source de l'image :
https://sq.wikipedia.org/wiki/Skeda:
Nswag,_dinastia_han_occidentale,_modellino_funebre
_di_una_torre_d%27avvistamento_02.JPG

 

 

Dans cette tour, ce n'est pas tant le fait que chaque étage se détache nettement qui en fait une forme du type 1+1, mais le fait que l'ensemble de la tour n'a pas de forme clairement visible et autonome par rapport aux parties qui la composent. Dans le cas des totems de la Côte Nord-Ouest, on peut repérer à la fois leur forme d'ensemble cylindrique ou légèrement conique et la division de cette forme verticale en différentes parties ajoutées les unes au-dessus des autres. Dans le cas de la tour Han, on a aussi les différentes parties qui sont ajoutées les unes au-dessus des autres, mais on n'a pas de forme d'ensemble qui soit proposée à notre lecture : 1+1 étages, donc, et pas de « grand 1 » pour faire de ces « 1 » élémentaires les parties d'une plus grande unité du type 1/x. Au chapitre 2,2 on avait toutefois indiqué que la répétition de plusieurs fois la même forme pouvait également se lire comme relevant du type 1/x, et que cette double lecture 1+1 et 1/x correspondait au fait qu'on était alors à une étape où commençaient à devenir très mures les conditions permettant le basculement dans l'ontologie analogiste, mais il reste que cette tour est fondamentalement organisée selon le type 1+1 de l'architecture naturaliste et que ce n'est que subsidiairement qu'elle est aussi compatible avec une lecture 1/x qu'il devient indispensable d'acquérir à cette époque pour basculer dans la phase ontologique suivante.

 

Avec les images des totems, il a aussi été donné des exemples de grandes maisons cérémonielles de la Côte Nord-Ouest dans lesquelles les frontons sont flanqués de totems dans les angles et sont coupés en deux par un plus grand totem accolé dans leur axe. Évidemment, là aussi, une forme du type 1/x, et l'on peut poursuivre la comparaison avec l'ontologie naturaliste chinoise, cette fois à l'époque de la dynastie des Zhou Occidentaux (1040 à 770 avant l'ère commune) et avec un exemple de sculpture qui correspond donc à l'expression de la notion d'esprit, laquelle était alors du type 1/x.

À ce titre, on donne l'exemple d'un bronze cérémoniel qui a toutes ses faces coupées en deux et marquées dans les angles par des arêtes verticales très saillantes, exactement comme il en va pour les frontons des maisons Haida coupés et encadrés par les verticales des totems.

 

 


Bronze cérémoniel fangyi, Zhou occidentaux

Source de l'image : https://delphipages.live/ca/divers/fangyi

 

 

Pour profiter une dernière fois de la comparaison entre une représentation du type 1/x de la période à ontologie naturaliste de la Chine et une représentation plane du type 1+1 de la période à ontologie animiste de la Côte Nord-Ouest, il est également redonné l'exemple du dos de miroir de l'époque chinoise dite « des Printemps et des Automnes » que l'on avait envisagé au chapitre 3.4.

Plus précisément, il s'agit d'observer comment l'effet d’autosimilarité d'échelle s'envisage dans chacun des deux cas. Autosimilaire d'échelle, cela veut dire que la forme est similaire à elle-même à toutes ses échelles ou, dit autrement, que l'on retrouve la forme d'ensemble dans chacun de ses détails.

Dans le cas du miroir chinois, on a déjà vu que la forme de léopard roulé en boule se retrouve dans chacune de ses taches mais à plus petite échelle, et les taches de ces plus petits léopards ont aussi une forme enroulée similaire mais de plus petite échelle encore. Le type 1/x de la notion d'esprit à l'époque des Printemps et des Automnes d'ontologie naturaliste se traduit donc par une figure dont la lecture est du type 1/x : une même forme se divise en de multiples formes similaires réparties sur de multiples échelles.

 

 


 

Dos de miroir de l'époque chinoise

dite « des Printemps et des Automnes »

Source de l'image : Éditions KÖNNEMANN

 

 

Dans le cas de la « Cloison du Corbeau » on a aussi affaire à des effets d'autosimilitude puisqu'on y trouve une tête à petite échelle dans chaque œil de la tête à plus grande échelle du corbeau, également deux têtes à petite échelle superposées à l'intérieur de son bec et d'autres petites têtes à l'intérieur de son corps, de sa queue et de ses ailes. À la différence des léopards du miroir chinois, et à l'exception des quelques petites têtes incluses dans la tête du corbeau, la plupart de ces différentes têtes ne sont pas enchâssées les unes dans les autres mais réparties côte à côte. Elles sont donc destinées à être lues séparément l'une de l'autre, en 1+1 lectures décalées sur la surface de l'oiseau, et cela d'autant plus lorsqu'elles correspondent à des vues de l'oiseau qui sont incompatibles entre elles puisque, comme on l'a vu plus haut, elles sont parfois à l'endroit et parfois à l'envers.

On a donc affaire à de l'autosimilitude du type 1/x dans le cas du léopard chinois, et à de l'autosimilitude du type 1+1 pour le corbeau Tlingit.

 

 

4.4.  Super-animisme - de l'usage du pli ou de son absence :

 

Il fallait faire ce long retour en arrière vers l'ontologie animiste canonique pour mieux comprendre les particularités de cette même ontologie dans ses versions plus « mûres » que l'on a qualifiées de super-animisme.

Comme déjà indiqué, l'ontologie super-animiste se caractérise notamment par le fait que les notions de matière et d'esprit ne sont plus pensées séparément comme il en allait dans l'animisme canonique lorsque, par exemple, l'évocation de l'esprit d'un animal pouvait être complètement découplée de son apparence matérielle. Puisque avec le super-animisme on est toujours dans une ontologie du type animiste, la notion d'esprit sera toujours du type 1+1 et celle de matière du type 1/x. Toutefois, dès lors que l'esprit y est désormais envisagé en relation avec la matière, toute expression de l'esprit, et une peinture en est une, devra nécessairement prendre en compte l'aspect compact, global, 1/x, de la matière. Il s'ensuit une plus grande subtilité dans l'approche puisque l'étalement sur une même surface des différentes vues envisagées simultanément par notre esprit d'une même réalité matérielle ne peut plus négliger l'aspect unitaire, global, que cette réalité possède lorsqu'on l'envisage sous l'angle de sa matérialité.

Dit autrement : dès lors que la matière est en relation avec l'esprit, le caractère 1+1 de celui-ci, que révèle nécessairement l'expression peinte puisqu'il s'agit d'une expression de l'esprit du peintre, ne peut éviter d'être compatible avec l'aspect 1/x de la matière représentée dans cette peinture. Un aspect 1/x dont il faut donc rendre compte pour que la représentation soit en phase avec ce que ressent l'esprit du peintre concernant cette matière.

 

Pour évoquer les solutions trouvées par les artistes pour satisfaire à ces conditions, nous allons envisager la peinture chinoise et japonaise qui, comme on l'a déjà signalé, au sortir de leur phase analogiste ne se retrouvent pas sur le versant super-naturaliste mais sur le versant super-animiste comme il sera expliqué lors du chapitre consacré à l'analogisme.

Pour préserver la continuité et la vraisemblance d'une matérialité 3D dans une représentation 2D tout y en cumulant 1+1 points de vue contradictoires, les peintres chinois et japonais ont souvent utilisé le procédé du pli. Un pli a l'avantage de pouvoir être positionné à un endroit neutre ou discret qui ne gêne pas trop la lecture globale de la scène ou des personnages, ce qui permet ainsi facilement de préserver la vraisemblance de l'apparence compacte de leur matérialité.

 

 


 

Une demi-orange représentée de façon super-animiste en écrasant son volume 3D sur une surface 2D au moyen d'un pli permettant de conserver ses continuités internes et son apparence unitaire globale

 

 

Voici tout d'abord l'exemple du rouleau vertical « Se promenant avec un bâton » attribué au chinois Chen Tcheou (ou Shen Zhou, 1427-1509). Cette façon de peindre le paysage est parfois dite « dans le style de Ni Tsan » (ou Ni Zan, 1301-1374), car elle consiste à superposer deux portions de paysage dont on ne sait s'ils correspondent à la même vue ou s'il s'agit de deux vues distinctes. Au premier abord, le niveau de l'horizon correspondant à la partie basse du rouleau pourrait être situé à la hauteur des feuillages, et on s'attend alors à voir la découpe sur le ciel d'un profil de colline ou de montagne dans le lointain, peu au-dessus du chemin emprunté par le personnage au bâton. À l'inverse, si l'on considère d'abord la vallée montagneuse de la moitié haute du rouleau, il semble au premier abord que la rivière de son premier plan devrait inonder les rochers et le personnage au bâton. D'emblée, donc, on lit deux vues du paysage perçues à hauteurs d’œil différentes, d'assez haut pour le bas du rouleau et de très bas pour la partie haute du rouleau. Deux vues successives du même paysage, nécessairement incompatibles l'une avec l'autre, l'une en montant sur un rocher pour voir de haut le chemin emprunté par le personnage, l'autre en se mettant à plat ventre sur le sol et en levant le nez pour voir la montagne surgir au-dessus de nous : 1 vue + 1 vue.

Pourtant, le haut des arbres qui masque le bas du vallon montagneux, tout comme la rivière qui passe sous le pont depuis l'étendue d'eau située en bas de la montagne, nous indiquent qu'il s'agit d'un même paysage. Pour cela, il nous est suggéré que cette étendue d'eau correspond peut-être à un très large lac, ce qui pourrait justifier une illusion d'optique qui nous aurait d'abord fait croire à tort que les deux vues ne pouvaient être continues l'une avec l'autre.

Un pli a donc été établi dans le paysage à hauteur de son cours d'eau pour raccorder deux vues incompatibles entre elles, mais la présence de ce pli a été atténuée pour également proposer la lecture d'un paysage qui serait continu afin de ne pas négliger le caractère compact 1/x de la matière de ce paysage malgré le type 1+1 de l'esprit du peintre qui en rend compte.

 

 


 

Chen Tcheou (1427-1509) :

Se promenant avec un bâton

Source de l'image :
https://commons.wikimedia.org/wiki/
File:Shen_Zhou._Walking_with_a_Staff._
National_Palace_Museum,_Taipei.jpg

 

 

 

Nous passons au Japon pour un autre exemple d'utilisation du blanc correspondant à une étendue d'eau ou à un effet de brume pour plier le paysage sans trop contrarier la perception de sa continuité.

Cette « Vue de montagne donnant sur un lac » est attribuée au moine-peintre Tenshô Shûbun (actif dans le 2e quart du XVe siècle) ou à un autre artiste de son école, Ten-yû Shôkei (XVe-XVIe siècle).

 

 


 

Ten-yû Shôkei (XVe-XVIe siècle) : Vue de montagne donnant sur un lac

Source de l'image : http://commons.wikimedia.org/wiki/File:Paysage_%28Kozan-Sh%C5%8Dkei%29_par_Sh%C5%8Dkei_Ten%27y%C5%AB.jpg

 

 

Le bâtiment du bas le plus à droite est certainement vu de haut, tandis que le bâtiment voisin est vu, lui, en contre-plongée, au minimum de face, et la vue de ces bâtiments est certainement incompatible avec le point de vue beaucoup plus en hauteur adopté pour observer de face ou légèrement de dessus l'abri situé à gauche du pic montagneux. Quant aux bateaux du lointain, en haut de l'image, ils semblent entourés d'une étendue d'eau qui submergerait certainement, si l'on s'en tenait à leur vision, les éléments du paysage en premier plan. Même la vue très en hauteur des bandes de terre et d'eau situées tout à droite, un peu en dessous du centre de l'image, est tout à fait incompatible avec le point de perspective utilisé pour représenter les bâtiments du premier plan en dessous, en particulier pour représenter le bâtiment le plus à gauche qui est vu presque de face. De façon générale, on peut dire que la vue de dessus de l'étendue d'eau qui occupe toute la partie droite du paysage est incompatible avec la vue de profil des pics montagneux qui occupent sa partie gauche et avec la vue de face ou presque des bâtiments situés dans le bas de l'image.

 

Les blancs qui séparent diverses vues incompatibles d'un même paysage peuvent être plus artificiels que des étendues d'eau. Ainsi, des nuages « de circonstance » permettent d'assembler en une vue unique des séquences qui ne peuvent pas être vues en continuité dans la réalité. C'est le cas de ces diverses séquences de la Cité Interdite de Pékin représentée sur ce rouleau datant approximativement de 1500 et dont l'auteur n'est pas connu. Il n'existe aucun endroit dont la vision d'ensemble de toutes ces vues du palais impérial serait plausible, et il semble indiscutable que cette succession de façades de bâtiments ou de ponts qui, dans la réalité, sont nécessairement cachés les uns derrière les autres, ne peut être lue que sur le mode 1+1 vues de la Cité Interdite. En même temps, la mise en place l'une sur l'autre de ces diverses séquences enchaînées sur un même axe nous informe qu'elles se réfèrent bien à un même lieu dont la continuité d'ensemble se trouve ainsi affirmée malgré les vues discontinues que l'on en a.

 

 


La Cité Interdite de Pékin (rouleau datant environ de 1500)

source de l'image : http://rickpdx.wordpress.com/2009/05/25/poems-of-the-tang-dynasty-part-7-or-so/

 

 

On vient d'envisager des exemples dans lesquels des contradictions internes à l'image empêchent qu'elle ne soit considérée comme résultant de façon « naturaliste » d'un point de vue unique, mais il existe aussi des techniques picturales qui, par elles-mêmes, empêchent que la perception n'embrasse d'un seul coup d’œil l'ensemble du paysage et nous obligent à le lire par séquences successives et autonomes. Ainsi en va-t-il de l'utilisation de très hauts ou très larges rouleaux, lesquels ne peuvent se lire que par séquences successives ou par parties indépendantes : l'esprit en prend nécessairement connaissance au moyen de 1+1 points de vue décalés au fur et à mesure qu'il déplace son regard par saccades de bas en haut ou qu'il déroule le rouleau, tandis que la continuité du paysage peint respecte l'unité continue de la matérialité du paysage, et donc son caractère 1/x.

Une autre technique est utilisée dans cette feuille d'album que l'on doit au peintre chinois Tchou Ta (1625-vers 1705). Ici, c'est la texture même du dessin qui fait que ses différents éléments sont véritablement impossibles à lire ensemble pour observer l'unité du paysage.  Ce n'est que la cohérence intellectuelle de leur agencement, permise parce que nous savons à quoi peut ressembler un paysage de rochers, d'arbres et de maisons, qui nous permet d'admettre qu'ils forment un seul paysage. Impossible en effet de lire ensemble les traits horizontaux qui se groupent par paquets pour former certains arbres et les traits verticaux séparés les uns des autres qui servent à schématiser d'autres arbres. Impossible en outre de lire ces épais et courts traits horizontaux et verticaux en même temps que le trajet sans cesse contourné des longs traits plus minces qui dessinent les contours des rochers. Et impossible de lire ces contours en même temps que les surfaces des lavis verts ou roses qui parfois utilisent ces contours comme limite et qui parfois les traversent indifféremment. Il y a donc bien une cohérence suffisante dans l'assemblage des traits, des tracés et des couleurs pour qu'on y accepte d'y lire un paysage global continu, mais notre esprit ne peut lire ce paysage que par bouts entremêlés qui sont perçus les uns après les autres.

 

 


 

Tchou Ta (1625-vers 1705) : paysage

Source de l'image : La peinture chinoise – Éditions Skira - 1977

 

 

La lecture en 1+1 peut aussi être simplement impliquée par le fait que l'on se rend très bien compte que l'image a été physiquement réalisée par un procédé d'accumulation. La lecture de l'image consiste alors à prendre en compte successivement chacune des différentes couches qui contribuent à générer sa forme finale.

L'un des procédés utilisés pour garder la visibilité des différentes couches de l'image est celui de la variation du contraste : les arrières plans sont pales, peu contrastés, et le contraste augmente à mesure que l'on a affaire à un plan plus rapproché. Un bon exemple de ce procédé, au Japon, se trouve sur le détail de ce paravent d'Hasegawa Tôhaku (1539-1610) qui représente un bois de pin : des pins très pales en arrière-plan, des pins plus foncés dans un plan que l'on devine plus en avant, et enfin un pin très noir que le jeu du contraste propulse au premier plan. Le traitement des différents plans est si différent que l'on ne parvient pas à lire commodément le groupe qu'ils forment malgré que l'on perçoive bien qu'il s'agit d'un bois formé d'une même essence d'arbres.

 


Hasegawa Tôhaku (1539-1610) : Bois de pin – détail d'un paravent

source de l'image : http://commons.wikimedia.org/wiki/
File:Bois_de_pins,_d%C3%A9tail_d%27un_
paravent_par_Hasegawa_T%C5%8Dhaku_.jpg


Détail d'une estampe d'Ishikawa Toyonobu (1711-1785)

Source de l'image : http://www.japaneseprints-london.com/?s=TOYONOBU

 

Toujours au Japon, on ne peut s'empêcher de penser que le succès de la technique de l'estampe doit beaucoup au fait qu'elle est produite par pressages successifs de différentes planches formant autant de couches de dessin puis de couleurs apposées les unes sur les autres, la lecture finale de l'image gardant trace de cette surimpression de ces couches successives : 1 dessin au trait + 1 couleur + 1 autre couleur, etc.

Plus que par le procédé d'impression, la succession des 1+1 points de vue est toutefois spécialement exprimée par de subtils défauts de cohérence entre le tracé du contour des volumes et l'étalement des couleurs ou des motifs qui les recouvrent.

Ainsi, sur le détail de cette estampe d'Ishikawa Toyonobu (1711-1785), on peut observer que le tracé des contours rend normalement compte des plis qui affectent les étoffes des kimonos portés par les deux femmes, mais que leurs motifs sont représentés comme si les étoffes étaient étalées à plat, sans être nullement affectés par ces plis qui devraient normalement les déformer et en cacher certaines parties. Cela vaut pour les fleurs sur le kimono du personnage principal, et aussi pour la vue d'un éventail et d'une montagne représentés sur son ruban de devant. Cela vaut aussi de façon spécialement lisible pour les spirales et les losanges dessinés sur le kimono de sa suivante qui ne sont nullement affectés par les plis du tissu. Le résultat est subtil et peut même passer inaperçu au premier abord, mais la superposition, sur une même image, d'une vue « en vrai relief » et d'une vue « dépliée à plat », permet de confronter deux vues d'une même figure qui sont complètement incompatibles entre elles tout en préservant la cohérence globale de la matérialité représentée et la continuité de sa représentation : deux points de vue différents de notre esprit sur la matérialité de l'étoffe des kimonos, d'une part étalée à plat, d'autre part affectée par les plis occasionnés par son enveloppement autour des volumes des personnages, mais réussite, pourtant, de la suggestion d'une cohérence maintenue de la matérialité de l'étoffe et de sa continuité épousant le volume des personnages. Avec les paysages, on avait vu comment des plis pouvaient rendre compatibles des vues incompatibles entre elles, on voit ici comment à l'inverse c'est l'absence de plis dans le dessin des motifs qui les rendent incompatibles avec le dessin des plis de leur tissu.

On ne peut mieux rendre compte, me semble-t-il, de la différence impliquée par le passage de l'animisme canonique au super-animisme, que la différence entre ce type d'image et celui de l'ours Tsimshian de Colombie-Britannique envisagé précédemment : l'ours était coupé en deux vues associées côte à côte qui ne cherchaient nullement à évoquer la continuité de la matérialité de l'animal, les kimonos des personnages sont coupés en deux vues incompatibles entre elles mais leur superposition l'une sur l'autre permet d'évoquer l'unité, la continuité et la cohérence des figures.

 

 


 

Suzuki Harunobu (1725-1770)

Jeune fille visitant le sanctuaire shintô de nuit sous la tempête

 

Source de l'image : http://commons.wikimedia.org/wiki/File:Japan_Ukiyo-%C3%A9_
Painting_Lanterne_et_ombrelle_1770_Suzuki
_Harunobu_%284801277693%29.jpg

 

 

Dans cette estampe d'Harunobu (1725-1770), on retrouve le même principe des dessins de l'étoffe qui ne sont pas affectés, comme ils le devraient, par les plis qu'ils forment, mais cette estampe sera plutôt l'occasion d'évoquer « l'absence d'ombre » dans les représentations japonaises de cette époque. Pas d'ombre portée par les volumes, mais surtout pas d'ombre propre, c'est-à-dire que les volumes qui se dressent dans l'espace ne sont pas affectés différemment par la lumière sur leurs différentes faces, ainsi qu'ils le devraient.

Le volume des objets et des personnages est bien représenté de façon normalement réaliste par leurs contours mais, s'il s'agissait d'une représentation occidentale en perspective de la même époque, une ombre viendrait « faire tourner » le volume cylindrique du poteau du portail tandis que la couleur des différentes facettes des poteaux de la barrière ne serait pas la même selon qu'il s'agit d'une face située dans l'ombre ou d'une face éclairée par la lanterne ou par la lune.

C'est une anomalie visuelle assez « douce », d'autant plus lorsqu'on a l'habitude de ce type d'image et que cela finit par apparaître comme une « convention graphique », mais cela correspond au fait que l'esprit des artistes japonais ne peut se résoudre à « voir d'un coup » toute l'information proposée par la matérialité qu'ils entendent représenter, qu'il éprouve le besoin de le décomposer en divers aspects qui ne sont pas appréhendables en même temps et par le même coup d’œil : selon un point de vue, des volumes qui se lisent dans l'espace en trois dimensions, selon un autre point de vue, la texture et la couleur des matières qui se lisent selon une surface à deux dimensions qui chevauche, en la niant, la réalité des trois dimensions.

 

> Suite du Chapitre 4


[1]Au dernier chapitre du dernier tome, intitulé Post-scriptum, on reviendra plus complètement sur l'art de ces sociétés et l'on donnera des photographies de ces masques auxquelles on peut se reporter.

[2]Je fais ici allusion au masque yup'ik figurant l'inua d'un huîtrier nageant à la surface de l'eau, figurant en page 22 du catalogue de l'exposition « La Fabrique des images » établi sous la direction de Philippe Descola (édition conjointe du musée du quai Branly et de SOMOGY – 2010), et en fig. 12 de son livre « Les Formes du visible » (Seuil - 2021)

[3]Voir : Northwest coast indian art – an analysis of form by Bill Holm – University of Washingon Press – 1970 – pages 37, 40 et 87